Houcine Jaïdi: L’ostracisme est, depuis l’Antiquité, une preuve de la faiblesse d’une démocratie
Le débat enfiévré qui a été suscité par le récent vote, à l’ARP, d’un projet de loi amendant la loi électorale a été, jusqu’ici, animé essentiellement par des acteurs de la scène politique et des journalistes. Quelques rares juristes, théoriciens ou praticiens ainsi que des acteurs de la société civile se sont exprimés sur la question. Ceux parmi les intervenants qui se sont opposés à l’amendement, avec des justifications diverses, se sont focalisés particulièrement sur l’exclusion de certains profils de candidats à la magistrature suprême, en qualifiant la mesure d’ostracime ciblant quelques candidats déclarés ou considérés comme tels. Que nous apprend l’histoire ancienne, particulièrement celle de la démocratie athénienne, à ce sujet ?
Aux origines de l’ostracime
En matière de démocratie, les fondements essentiels du régime ont été mis en place, à Athènes, à la naissance même de ce nouveau mode de gouvernement en 508 av. J-C. lorsque Clisthène a pris deux mesures phares : d’abord le remodelage de l’espace civique, qui a abouti à un ‘’découpage électoral’’ favorisant la représentation politique de la classe populaire et l’institution ensuite d’un nouveau Conseil des Cinq Cents (la boulè) chargé principalement de la préparation des projets de lois à soumettre au vote de l’Assemblée du peuple (l’ecclesia) mais aussi de l’examen auquel étaient soumis les magistrats avant leur entrée en charge ainsi que de leur reddition des comptes à leur sortie de charge.
Mais, le régime politique inventé par les Athéniens n’a cessé d’évoluer au fur et à mesure de sa mise en pratique pendant les quelque deux siècles de son existence (508-323 av. J.-C.). C’est ainsi que l’Aréopage, le vieux conseil aristocratique fut privé de l’essentiel de ses prérogatives judiciaires et que la mistophorie qui consistait à rémunérer les charges publiques fut instituée.
A Athènes, l’introduction de l’ostracisme a été attribuée par certains auteurs anciens à Clisthène, en 508 av. J.-C. mais la première attestation de son application date de 487 a. J.-C., soit une vingtaine d’années après la mise en place du nouveau régime. Cette mesure consistait à faire voter, par l’Assemblée du peuple, l’exil d’un homme politique présenté par ses adversaires comme une menace pour la démocratie et comme un politicien cherchant à rétablir la tyrannie antérieure à la grande réforme de Clisthène. Son étymologie grecque ‘’ostrakismos’’ est basée sur le terme ‘’ostrakon’’ qui servait à désigner le tesson de poterie sur lequel chaque Athénien inscrivait, lors du vote, le nom de son concitoyen qu’il souhaitait voir ostraciser. Dans la procédure athénienne, le nom le plus cité dans les urnes était retenu comme celui de la personne la plus dangereuse pour la démocratie et qui devait par conséquent être ostracisée.
Le citoyen ostracisé devait quitter le territoire d’Athènes pour s’installer ailleurs pendant dix ans. Ses biens n’étaient pas confisqués ; il pouvait jouir de ses revenus à l’étranger. Sa participation à la vie politique était suspendue mais il recouvrait la pleine jouissance de sa citoyenneté à la fin de son exil.
Connu particulièrement à Athènes où il est amplement documenté, l’ostracisme a vu naître des mesures qui s’en rapprochaient particulièrement à Milet, Mégare, Argos et Syracuse.
Une arme redoutable contre les ennemis de la démocratie et surtout… les rivaux politiques
A Athènes, l’ostracisme a été utilisé, au Ve siècle av. J.-C., pendant deux générations, comme un moyen efficace pour protéger le régime démocratique considéré comme menacé par le retour à la tyrannie ou pour le moins à l’oligarchie comme ce fut le cas, au lendemain de la défaite finale d’Athènes devant sa grande rivale Sparte à la fin de la guerre du Péloponnèse, en 404 av. J.-C. Parmi les grandes figures frappées d’ostracisme, on compte Aristide, le principal fondateur de l’empire athénien, Thémistocle, le héros de la bataille de Salamine et Cimon qui a été l’un des grands artisans de la grandeur d’Athènes. Mais l’ostracisme apparaît surtout come une arme utilisée par les aristocrates qui tenaient les rênes du régime, pour une élimination, certes provisoire mais efficace, d’un adversaire politique en faisant consacrer la mesure par un vote populaire.
Dans la lutte pour le pouvoir, toutes les manipulations étaient envisageables. Une même écriture utilisée sur un grand nombre d’ostraka lors du suffrage relatif à l’ostracisme a amené certains historiens modernes à penser qu’il s’agissait de ‘’bulletins de vote’’ préparés par certains aristocrates et distribués au préalable à des citoyens dont la voix avait été probablement achetée. C’est cet usage politicien de l’ostracisme qui a fait que son habillage démocratique n’a pas empêché certains contemporains et la postérité de le tenir comme synonyme de mise à l’écart de manière discriminatoire, d’exclusion et de mise en quarantaine.
Certes, le côté arbitraire de l’ostracisme était tempéré par plusieurs dispositions juridiques : une consultation préalable et sans citation de noms, de l’Assemblée du peuple sur l’opportunité d’ostraciser un citoyen, l’exigence d’un quorum de 6000 citoyens (sur un total d’environ 40.000) lors du vote décisif et la possibilité de mettre fin à l’exil avant la fin de sa période légale, par le moyen d’un nouveau vote de l’Assemblée du peuple. Mais il n’en reste pas moins que la mesure s’inscrivait fortement dans la lutte sans merci pour le pouvoir, qui déchirait les aristocrates athéniens, chefs traditionnels du parti démocratique.
La valeur de certains ostracisés et leur imprégnation des valeurs démocratiques a été prouvée plus d’une fois. Ainsi, Xanthippos le père de Périclès, la figure emblématique de la démocratie athénienne a été ostracisé en 484 av. J.-C. puis rappelé de son exil quatre années plus tard, peu avant le déclenchement de la seconde Guerre médique. Aristide, qui a été frappé d’ostracisme en 482 av. J.-C., s’est vu rappeler deux ans plus tard, quand l’armée perse conduite par Xerxès a envahi la Grèce. En 457 av. J.-C., Cimon, qui avait été ostracisé quatre ans plus tôt, a été rappelé de son exil pour jouer un rôle politique de premier plan. A travers ses rappels d’exil, se révélait le côté cynique de l’ostracisme : un tel qui était, il y a peu, montré comme une menace imminente pour la démocratie, est rappelé de son exil pour défendre le régime démocratique qui avait besoin de ses compétences et de ses convictions.
L’abandon de l’ostracisme par la démocratie fortifiée
Après une série d’ostracisés d’extraction aristocratique, achevée en 443 av. J.-C. par le bannissement de Thucydide d’Alopéké qui s’était opposé à Périclès, on ne connaît que le cas d’Hyperbolos touché par la mesure en 417 av. J.-C. Le dernier des ostracisés à Athènes était d’origine populaire - servile même selon certains détracteurs - et faisait partie des démagogues qui ont été portés au pouvoir par le démos à la fin du premier siècle de la démocratie athénienne. Il tirait ses revenus d’un atelier de poterie où il employait des esclaves. Ce profil était dégradant en référence aux valeurs grecques qui ne tenaient pour honorable que l’activité agricole, seule capable, par la vie en plein air et la disponibilité, pendant une bonne période de l’année, de permettre au citoyen d’être un bon soldat et un acteur politique assidu.
Des commentateurs contemporains ou tardifs ont expliqué l’abandon de l’ostracisme, après le bannissement d’Hyperbolos, par le fait que la mesure avait perdu son ‘’honorabilité’’. Mais il est plus sûr de mettre l’abandon de l’ostracisme en rapport avec l’adoption des deux nouveaux instruments juridiques qui visaient à protéger la démocratie : la graphè para nomôn qui consistait à poursuivre en justice tout citoyen qui proposait une nouvelle loi contraire à la législation existante et l’eisangelie qui était une procédure d’accusation de haute trahison, d’atteinte à la sûreté de l’Etat appliquée, entre autres, à des généraux qui n’ont pas réussi dans leurs missions.
Dans l’application des deux nouvelles dispositions, on peut trouver une dimension politicienne qui rappelle la nature profonde de l’ostracisme tout en étant lourde de conséquences. Quand il s’agissait de l’eisangélie, il y avait le risque de la peine capitale appliquée à des magistrats en exercice qui ne pouvaient être tenus pour coupables d’une faute intentionnelle. Il n’en reste pas moins que la graphè para nomôn et l’eisangelie qui pouvaient, en certaines occasions, paraître comme un refus de l’avis de l’autre, c’est-à-dire de l’essence même de la démocratie, visaient à protéger le régime démocratique par des moyens qui rendaient obsolète le recours à l’ostracisme.
Du recours des Athéniens à l’ostracisme, il faut d’abord retenir une motivation qui reposait sur une crainte ressentie ou, plus fréquemment, brandie par calcul afin d’écarter de la compétition politique un prétendant ou un acteur politique présenté comme une menace pour le régime mais qui constituait, en fait, surtout un danger pour ses rivaux. La fragilité de la démocratie, à ses débuts, qui a fait de l’ostracisme l’une de ses caractéristiques les plus remarquables, résidait donc moins dans les menaces réelles qui pesaient sur le régime que dans le refus d’accepter le risque de se faire évincer ou supplanter par un rival politique.
Il faut aussi retenir l’évolution institutionnelle qui a permis de se passer de l’ostracisme en comptant sur des instruments juridiques plus élaborés et moins arbitraires du moins du point de vue du formalisme juridique. C’était là la preuve que la démocratie n’avait pas forcément besoin de l’ostracisme et que des mesures décidées aussi démocratiquement ont pu lui être substituées tout en étant constitutionnelles et efficaces.
Ajoutons enfin que ce qu’il est convenu d’appeler la ‘’constitution d’Athènes’’ n’était pas une loi fondamentale écrite mais une organisation du pouvoir agréée par la majorité des citoyens et fondée d’abord sur l’égalité politique (isonomie) et la souveraineté de l’Assemblée du peuple. La non-codification de la constitution d’Athènes, observable aussi pour la constitution de la Carthage punique, facilitait les innovations en matière de procédure et faisait pencher la balance facilement du côté de ceux qui réussissaient à avoir les faveurs du démos.
Les démocraties modernes, dont la tunisienne encore balbutiante, sont, sauf exception, pourvues de constitutions écrites. Cette différence majeure avec la démocratie grecque permet, à qui de droit, de vérifier, aisément, si les lois, surtout celles qui touchent aux libertés de tout genre et à l’organisation de la vie politique sont conformes à la lettre et à l’esprit de la constitution. En l’absence, aussi regrettable que préoccupante, de la Cour constitutionnelle, pour la Tunisie, plus de cinq ans après la promulgation de la constitution qui l’a instituée, l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des lois, a une occasion précieuse de se rappeler au bon souvenir des Tunisiens en s’assurant de la constitutionnalité de l’amendement de la loi électorale. En dernier recours, le Président de la République accomplira un grand devoir en s’assurant lui aussi que ce qui est présenté aux citoyens comme une consolidation de la démocratie en herbe n’est pas un ver qui risque de ronger un fruit encore bien loin d’être mûr.
Professeur Houcine Jaïdi
Universitaire