Les recours tunisiens au Conseil de sécurité : 1988 Assassinat de Khalil al-Wazir (Abou Jihad)
Le samedi 16 avril 1988 à 1h 30 du matin, à Sidi Bou Saïd, dans la banlieue nord de Tunis, un commando armé de mitraillettes munies de silencieux s’introduit dans la résidence de Khalil al-Wazir, membre du Comité exécutif de l’OLP et, après avoir abattu trois gardes (un Tunisien et deux Palestiniens), tue Khalil al-Wazir en présence de son épouse et de sa fille. Le commando quitte les lieux à 1 h 44 à bord de trois véhicules retrouvés plus loin sur la plage de Raoued, à 15 km de Sidi Bou Saïd. Pendant que se déroule l’opération, un Boeing 707 portant emblème israélien et immatriculé 4X977 survolait les côtes tunisiennes et provoquait l’interruption des communications dans la zone de l’attentat. La responsabilité israélienne est évidente.
M. Mahmoud Mestiri, ministre des Affaires étrangères, se rend aux Nations unies. Le 19 avril, la Tunisie demande la réunion d’urgence du Conseil de sécurité pour examiner la situation créée par cette nouvelle agression contre son intégrité territoriale et sa souveraineté (document S/19798). La demande mentionne qu’il s’agit d’une récidive. Le Conseil se compose des cinq membres permanents et des dix pays suivants: Zambie (Président), Algérie, Argentine, Brésil, Allemagne (RFA), Italie, Japon, Népal, Sénégal et Yougoslavie.
Le 20 avril, Perez de Cuellar, Secrétaire général de l’ONU, condamne dans un communiqué l’assassinat et se dit «extrêmement préoccupé par ce qui paraît être une nouvelle atteinte par Israël à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la Tunisie» et rappelle la Résolution 573 et le précédent de Hammam-Chatt. Le lendemain, les pays membres de l’Organisation de la Conférence islamique et le Bureau de coordination des pays non alignés tiennent des réunions et publient des communiqués condamnant vigoureusement Israël pour l’assassinat d’Abou Jihad, tout en rappelant le précédent de Hammam-Chatt. Le 21 avril, la Mission permanente d’Israël auprès des Nations unies publie un communiqué rejetant toute responsabilité dans l’opération objet du débat au Conseil de sécurité.
Le débat du Conseil s’ouvre le jeudi 21 avril à 11 heures sous la présidence de la Zambie. Mahmoud Mestiri, s’exprimant en arabe, introduit la question. Il présente les faits et s’attache à établir la responsabilité d’Israël en se fondant sur les déclarations enthousiastes des dirigeants israéliens, les félicitations d’Yitzhak Shamir, Premier ministre, pour ceux qui ont exécuté Abou Jihad et sur les rapports de presse occidentaux qui incriminent directement Israël et qui invoquent des sources militaires.
Les orateurs suivants, les Représentants de l’OLP (Nasser Al-Kidwa), la Syrie au nom du groupe arabe, la Jordanie au nom de l’OCI, la France, le Royaume-Uni, le Sénégal et l’Algérie condamnent l’assassinat du leader palestinien, expriment leur solidarité avec la Tunisie et, pour les Occidentaux, s’abstiennent de mentionner Israël, tandis que les autres rattachent l’acte à Israël. L’Ambassadeur de Jordanie cite des extraits d’un article substantiel du Washington Post daté du 21 avril qui, sur la base d’une enquête à Jérusalem, établit la responsabilité directe du gouvernement israélien : la décision était prise au cours de deux réunions d’un cabinet restreint de dix membres. Parmi eux, Eizer Weizman, Shimon Peres et Yitshak Navon, réservés au départ, ont gardé le silence ou étaient absents à la seconde réunion. La mission est planifiée et exécutée par un commando spécial de l’armée nommé Sayeret Matkal (une unité de reconnaissance de l’Etat-Major); l’opération de samedi matin à Tunis était suivie à partir d’un Boeing 707 par des officiers supérieurs qui gardaient un contact radio continu avec l’équipe à terre. Ces révélations sont suivies le lendemain par une très large couverture des médias israéliens qui placent l’armée et les services spéciaux au cœur de l’opération.
Les séances suivantes du Conseil se tiennent le vendredi 22 (matin et soir) et le lundi 25 avril, jour du vote. Dans l’ensemble, 49 orateurs interviennent dans le débat. Israël s’en abstient. Sur le fond, seul le point relatif à la responsabilité d’Israël fait la controverse. Ce point a clairement démarqué les délégations liées à la sphère occidentale de tous les autres qui dénoncent le terrorisme d’Etat et rattachent l’assassinat d’Abou Jihad aux services israéliens, ainsi que le révélaient désormais les médias israéliens. Les Représentants de l’Urss, de l’Ukraine et de la Chine sont particulièrement percutants: ils impliquent ouvertement le gouvernement et les services spéciaux israéliens. Les délégations occidentales condamnent certes le terrorisme et dénoncent la méthode de l’assassinat politique, mais en évitant scrupuleusement d’impliquer Israël. La France, l’Allemagne et les Etats-Unis, de même que le Brésil et l’Argentine, ne mentionnent pas Israël; l’Italie et le Japon reconnaissent des présomptions accablantes contre Israël mais se déclarent prêts à examiner les éléments de preuve; la Turquie lance tout juste une allusion; le Royaume-Uni exonère Israël.
Pour la Tunisie, il était important d’éviter l’échec d’un débat sans conclusion et sans résolution. Il était possible, suivant la formulation du projet de résolution, de sauver le fond et d’éviter le veto. Le consensus condamnant l’acte d’agression devait être mis à profit et constituer la base de la résolutions; Israël devait être mentionné, quitte à l’impliquer indirectement, faute de pouvoir le condamner comme le veut la majorité écrasante des Nations unies. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis, au cours des consultations, menacent de veto toute Résolution condamnant Israël dès lors que sa responsabilité, disent-ils, n’est pas établie formellement. De ce fait, le compromis pouvant concilier l’exigence de la délégation tunisienne et le non-veto a consisté à placer un alinéa relatif à Israël dans le préambule et non pas dans le dispositif du projet de Résolution. Cet alinéa, sobre et objectif, se présente ainsi: « (Le Conseil) considérant que dans sa Résolution 573 (1985), adoptée à la suite de l’acte d’agression commis le 1er octobre 1985 par Israël contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Tunisie, il avait condamné Israël et exigé qu’il s’abstienne de perpétrer de tels actes d’agression ou de menacer de le faire. »Ensuite, le dispositif de la Résolution commence par: « (Le Conseil) condamne avec vigueur l’agression perpétrée le 16 avril 1988 contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Tunisie, en violation flagrante de la Charte des Nations unies, du droit et des normes de conduite internationaux». Cette formule, laborieusement négociée, est finalement acceptée par l’ensemble des membres du Conseil.
Passant au vote, le Conseil adopte la Résolution (S/611) par 14 voix contre zéro, avec l’abstention des Etats-Unis. Avant le vote, le Représentant des Etats-Unis demande la parole pour déclarer son abstention, tout en déplorant que le projet de Résolution use de termes relevant du Chapitre VII de la Charte (relatif aux sanctions). Après le vote, le Représentant du Royaume-Uni déclare qu’il avait décidé de voter en faveur du projet bien qu’il regrette l’existence de l’alinéa qui mentionne la Résolution 573, qu’il estime hors contexte.
Mahmoud Mestiri, prenant la parole en dernier, en conclusion du débat, tire les conclusions et brise la chape d’hypocrisie qui avait empêché le parfait consensus. Il se félicite de l’adoption de la Résolution et enchaîne: « …Nous avons dû faire un effort, qui n’a pas été facile, pour nous satisfaire de cette décision qui, somme toute, répond pour l’essentiel aux préoccupations de notre peuple. Finalement, l’agression est dénoncée et condamnée et l’agresseur est quand même désigné…
Notre gratitude va aussi à ceux qui, malgré les pressions exercées sur eux, d’une façon parfois peu élégante, ont quand même, au nom de la morale, et cela les honore, été à la hauteur de la responsabilité que leur confère la Charte…Nous savons, nous, au-delà de tout doute, qui est l’agresseur, et la quasi-totalité de ceux qui ont pris la parole ont bien désigné cet agresseur». Malte, ajoute-t-il, apporte des éléments de preuve supplémentaires relativement à l’avion militaire israélien qui a survolé notre espace aérien. Le Liban fournit des détails sur les agents israéliens impliqués.
La Tunisie a adressé des messages de remerciements à Andrei Gromyko et à Valentina Chevtchenko, Présidents respectifs du Soviet Suprême de l’Urss et du Soviet Suprême d’Ukraine, pour leur ferme soutien à la cause tunisienne lors du débat au Conseil de sécurité.
Révélations du quotidien Yediot Aharonot du 1er novembre 2012
Le 1er novembre 2012, le quotidien israélien Yediot Aharonot publie des informations précises sur l’opération menée le 16 avril 1988 à Tunis. Il publie l’identité et la photo du soldat israélien Nahum Lev qui a dirigé le commando et qui avait été reçu par le journal en 2000. Mais le journal n’a eu l’autorisation de publier l’information qu’en novembre 2012. Près de six mois de négociations étaient nécessaires pour obtenir l’autorisation de publier les révélations. Nous reproduisons la substance de l’article.
Le but avoué de l’opération est d’éliminer le chef militaire de l’OLP afin d’endiguer la première intifada palestinienne éclatée quelques mois plus tôt, en décembre 1987.
L’opération était commanditée par Moshé Yaalon, le ministre en exercice des Affaires stratégiques d’Israël. L’unité Kissiria du Mossad et l’unité commando Sayeret Matkal ont conduit l’opération. Le débarquement des soldats israéliens eut lieu le 16 avril 1988 dans les eaux tunisiennes, là où ils ont retrouvé les hommes de l’unité Kissiria qui sont arrivés en Tunisie deux jours auparavant. 26 soldats, répartis en groupes, ont participé à l’opération.
Nahum Lev, fils du professeur israélien Zaiev Lev, le premier officier religieux à l’unité spéciale Sayeret Matkal, a déclaré qu’il n’avait aucunement hésité à ouvrir le feu sur Abou Jihad. A la tête d’un groupe de huit membres, il devait pénétrer dans la maison d’Abou Jihad. Le commando est descendu à une distance d’un demi-km. A son arrivée, il a ouvert le feu sur les deux gardiens et le jardinier puis il est monté au 2ème étage. Il a tiré des balles en rafales sur Abou Jihad sous les yeux de son épouse, d’autres soldats se sont assurés qu’il est bien mort. Nahum Lev n’aurait pas été le premier à tirer sur Abou Jihad, mais il se serait «assuré de sa mort».
Dans l’interview, Lev raconte: «Nous étions masqués et avons fait irruption dans la maison. On a vu le garde du corps d’Abou Jihad et on l’a descendu aussi vite. On est montés à l’étage où se tenait Abou Jihad. Il nous attendait. Il a tiré le premier. Puis j’ai tiré une rafale, mais je me gardais bien de viser sa femme. Il était mort. Ce n’était pas un moment facile ou agréable. Sa femme se tenait là, voulant se précipiter vers lui… Mais elle ne pouvait bouger, comme nous lui en avions intimé l’ordre.» Quelques mois après avoir fait cette confession, le soldat israélien Nahum Lev trouvait la mort en moto dans un accident de la route en 2000.
Ahmed Ounaïes
Ancien Ambassadeur