Une recension par le Pr Karim Ben Kahla du récent livre de la Pr Riadh Zghal : Transition politique et développement inclusif
Par le Pr. Karim Ben Kahla - Le centre des publications universitaires vient d’éditer le dernier ouvrage du professeure Riadh Zghal portant sur la transition politique et le développement inclusif. Une analyse pluridisciplinaire fort intéressante qui nous fait sortir des recettes creuses et des discours éculés des pseudos experts. Un regard lucide qui n’hésite pas à confronter les théories les plus avancées aux exigences bassement pratiques de la transition.
Le rapport entre démocratie et développement a déjà fait couler beaucoup d’encre. Des politologues et des économistes se sont penchés sur cette question sans apporter de réponses définitives. Cette problématique a pris une actualité nouvelle avec le printemps arabe et la crise de la démocratie représentative. Au moment où les droits de l’Homme passent pour une vérité universelle, les inégalités mondiales deviennent intenables. Une globalisation écocide et inquiétante à laquelle les populations locales ont du mal à s’adapter.
Sociologue et professeur émérite en sciences de gestion, la professeure Riadh Zghal apporte avec cet ouvrage, une réflexion et un témoignage forts utiles sur la complexité des interactions entre transition politique, développement économique et inclusion sociale.
Avec beaucoup de pédagogie, elle analyse les transformations du monde pour mieux comprendre les contraintes, les défis et les opportunités qui s’offrent aux populations des pays en développement. Forte d’une grande expérience d’intervention et de recherche-action, elle se démarque des raisonnements circulaires des économistes en termes d’agrégats pour mieux plonger dans les logiques d’acteurs. Elle arrive ainsi à porter un regard pluridisciplinaire, compréhensif et pragmatique sur la question des inégalités du développement ainsi que sur la complexité de la transition démocratique.
Le premier chapitre de ce livre porte sur « Les droits de l'homme, la démocratie, l’aide étrangère et le développement »
Il démarre par une analyse fouillée des effets de la globalisation. Celle-ci produit des dynamiques contradictoires avec d'une part un souci d'équité et de lutte contre la pauvreté et d'autre part un creusement des inégalités, et des risques systémiques aux effets multiplicateurs. Face aux échecs, aux dérives et aux risques de cette globalisation, les organismes internationaux se limitent à élaborer des conventions et des concepts qui restent des vœux pieux. Les solutions sont sériées, déconnectées de la réalité et étatisées.
Le creusement des inégalités dans le monde appelle une gouvernance mondiale et un renouveau de la démocratie. L’auteure constate que la démocratie libérale et représentative fondée sur l'individualisme cède le pas à une démocratie délibérative qui, en reposant sur l'individuation plutôt que sur l'identité, permet de gérer la diversité sociale.
S’agissant du cas particulier de la Tunisie, la professeure Zghal constate que la demande d'équité économique et politique a été activée par la révolution. Elle pose la double hypothèse que la variable explicative des tensions sociales est l'inégalité politique et que dans chaque localité ou région il y a un capital humain de savoir et d'intelligence qui demande à être libéré. Elle affirme alors que la solution aux problèmes ne viendra “ ni d'en haut ni d'en bas mais des interactions verticales et horizontales entre les institutions” (p. 37)
La professeure Zghal analyse également le cercle vicieux créé par l'aide internationale. Celle-ci a souvent été politisée et orientée par les intérêts nationaux et internationaux des pays donateurs plutôt que par les besoins des bénéficiaires. Cette aide a notamment été prodiguée sans une évaluation rigoureuse des résultats des projets ; façonnée par une démarche positiviste insensible au caractère idiosyncrasique du contexte ; focalisée sur la dimension économique et orientée vers des programmes non transformationnels qui se trouvent être plus faciles à mesurer.
Alors que les citoyens des sociétés riches ont “une obligation morale d’éradiquer la pauvreté dans le monde” (p. 39), l'aide internationale ne peut faire face aux méfaits de la globalisation qui devrait s'attacher à « plus de capacité et à moins d'aide » (p. 55).
La professeure Zghal conclut ce chapitre par la présentation de sept principes devant permettre à l'aide internationale de servir à l'autonomisation des populations locales (pp. 65-74).
Le deuxième chapitre est intitulé “Troubles de la transition, gouvernance démocratique et décentralisation”
Après avoir passé en revue l’historique de la notion de gouvernance, l’auteure se pose une série de questions fondamentales : comment gouverner efficacement dans un contexte postmoderne ? Comment répondre à la crise de gouvernabilité et développer de nouveaux modèles qui ne soient pas focalisés sur un organe central doté du monopole de la décision et de sa mise en œuvre ?
Alors que ces modèles devraient permettre une mise en commun d'expertise et un partage de responsabilité, plusieurs obstacles empêchent la transformation de l’Etat qui désormais « doit protéger et non diriger les individus ». Ces obstacles se situent au niveau de l'histoire des nouveaux pays indépendants qui ont hérité du modèle bureaucratique de leurs colonisateurs. Ils se situent également au niveau de la culture politique et du socle culturel général.
La professeure Zghal analyse les turbulences de la transition tunisienne. Elle affirme qu'après 2011 la société tunisienne “s'est réveillée orpheline d’un ennemi commun : le dictateur et sa famille” comme si elle ne se reconnaissait que dans un liant négatif, la solidarité sociale ne s’est pas appuyée sur une vision commune mais sur l'existence d'un ennemi commun”. Longtemps infantilisée, la “nouvelle” société tunisienne ne s’est pas encore émancipée de son désir de père ni de son désir d'un ennemi commun à combattre. Alors la société s’est retournée contre elle-même et a appliqué le même paradigme que celui d'un dictateur : ceux qui ne sont pas avec moi sont mes ennemis, ceux qui ne sont pas comme moi le sont aussi. Elle s’est ainsi installée dans un manichéisme simplificateur niant par là-même la diversité de ses éléments constitutifs » (p. 94-95)
Selon l’auteure, la fin de la traditionnelle hiérarchie du pouvoir étatique a eu pour conséquence l'émergence de la polyarchie qui impose le partage du pouvoir et exige des compétences dont ne disposent ni les anciens gouvernants habitués à l'ordre du pouvoir centralisé, ni les nouveaux gouvernants sans expérience de gestion des affaires publiques et plutôt animés par le ressentiment, un désir inassouvi de vengeance et une volonté d'imposer qui un modèle de société et qui un modèle économique (pp. 100-101).
La professeure Zghal insiste sur la nécessité d'actionner le socle culturel. Elle procède ainsi à l'analyse de la configuration culturelle tunisienne basée sur « l'attachement aux valeurs d'égalité-dignité ; le paternalisme comme régulateur des situations où l'inégalité est inévitable ; la déréglementation, le flou et l’évitement de la sanction ; l’attrait des relations fondées sur l'appartenance sociale en l'absence de confiance et d'un socle de normes relativement stable et partagé par tous ». Cette configuration culturelle … a joué un rôle de moteur dans la genèse d’un cercle vicieux. (P. 113).
En conclusion de ce chapitre, l’auteure analyse les rôles de la décentralisation et de l’innovation dans la « transformation de ce cercle vicieux en cercle vertueux » et dans la réalisation d’un changement de fond « qui transforme l'administration publique en vecteur de développement au lieu d'être un simple instrument de pouvoir et d'ordre social » (p. 132).
Le troisième chapitre porte sur « Le développement local, l'entrepreneuriat et les métiers traditionnels »
L’auteure constate que certaines régions tunisiennes souffrent d'un triple désert : un désert d'opportunités, un désert de culture à part le folklore et quelques chaînes audiovisuelles, et un désert de pouvoir d'achat. Les dynamiques entrepreneuriales dans ces régions sont bridées.
Professeur Zghal analyse à travers sa propre expérience du terrain et les recherches qu'elle a menées dans certaines régions de Tunisie les freins à l'entrepreneuriat. Parmi ses principaux freins, elle mentionne le manque de confiance qui limite le recours à la délégation et à la sous-traitance ; l'attraction de l'emploi administratif et la perception de l'entrepreneuriat non comme un choix premier mais comme une éventualité. Au niveau des gouvernements ces études relèvent l'absence de stratégie de développement de l'entrepreneuriat et une confusion entre entrepreneuriat et PME. Enfin, les programmes souffrent d'une grande fragmentation et les différents acteurs qui initient des projets le font sans concertation entre eux.
Insistant sur la nécessité de transformer les demandeurs d'emploi en entrepreneurs potentiels, professeure Zghal, critique la formation en entrepreneuriat qui souffre notamment d'un cloisonnement des institutions universitaires et prive les étudiants d'une mobilité qui leur aurait permis de suivre des programmes spécialisés (p. 157). Elle reprend l'idée d’Allan Gibb qui considère que l'entrepreneuriat est moins l’affaire de compétences transférables que d’attitudes et de comportements.
Deux stratégies de développement local sont présentées et illustrées par des travaux de recherche-action menées par l’auteure.
- En premier lieu, il s'agit du rajeunissement et de la modernisation des métiers traditionnels qui permettraient une accumulation primitive du capital nécessaire au développement de l'artisanat.
- En deuxième lieu, l’auteure analyse la question de la mobilisation de ressources humaines locales pour l'éradication de la pauvreté. Cette mobilisation passe par la libération des initiatives et de l'entrepreneuriat ainsi que par la participation des populations à l'élaboration des plans de développement. Ceci permettrait de prendre en compte leurs aspirations réelles et préparerait l'engagement du plus grand nombre ainsi que la mobilisation des ressources humaines et matérielles locales.
Professeur Zghal présente alors un certain nombre de leviers permettant de rompre le cercle vicieux et de déclencher une dynamique de développement local soutenue et durable (p. 162.). Il s'agit de :
- La mobilisation des ressources humaines locales via une gouvernance décentralisée ;
- L'engagement d'un partenariat public-privé ;
- La création de synergie via la collaboration organisée et entre les différentes structures administratives ;
- Le rajeunissement des métiers traditionnels de l'artisanat d'art et autres petits métiers
- Le renforcement du potentiel entrepreneurial féminin ;
- L'indemnisation des populations rurales et des petits exploitants agricoles ;
- La révision du système fiscal ;
- L’exploitation optimale des TIC pour l'innovation.
Ce chapitre se conclut par deux études de cas d'intervention en faveur de métiers artisanaux. Ces études (des recherche-action) articulent transformation des perceptions des acteurs et processus d'intervention participatif du chercheur. Elles permettent l'évolution des besoins, des attentes et des réalisations au fur à mesure de la progression de l'action. Les conclusions de ces recherche-action sont d'autant plus intéressantes qu'elles se situent sur un plan méthodologique et qu'elles peuvent donc orienter l'action et la réflexion d’autres experts et chercheurs en matière de développement local.
Le quatrième et dernier chapitre de cet ouvrage présente trois vecteurs du Développement régional
Il s'agit de l'économie sociale et solidaire, la responsabilité sociétale des entreprises et l'autonomisation des populations locales. Partant d'une analyse des fondements de l'économie sociale et solidaire, l’auteure dénonce un certain romantisme inhérent aux adeptes de celle-ci et présente les menaces qui pèsent sur cette économie ainsi que les piliers qui permettraient son développement (les aptitudes, les complémentarités institutionnelles et la participation) (p. 190).
Faisant une brève incursion dans l'entrepreneuriat social au travers d'un certain nombre d'exemples de réussite, l’auteure présente la responsabilité sociétale des entreprises comme étant « à la frontière de l'économie sociale et solidaire ». Elle analyse la naissance du concept de responsabilité sociétale des entreprises et les enquêtes les plus récentes en la matière.
S’arrêtant sur la RSE en Tunisie, la professeure Zghal affirme que les stratégies dans ce domaine devraient avoir quatre priorités : le rééquilibrage régional de l'investissement et de l'entrepreneuriat, l'encouragement et le soutien à l'entrepreneuriat, la protection de la nature et de l'environnement et enfin la GRH (pp. 205-206).
La combinaison de l'économie sociale et solidaire, de la responsabilité sociétale des entreprises et de la décentralisation serait source d'une synergie porteuse d’un développement régional endogène.
Si “l'entrepreneuriat crée l'entrepreneuriat par la diffusion d'une culture” (p. 211), la présence de services variés sur le territoire et la coopération interinstitutionnelle et notamment le partenariat public-privé peuvent combler les défaillances de la chaîne de valeur (p. 211).
Afin de développer cette synergie la professeure Zghal propose que chaque structure privée ou publique devrait disposer d'une autonomie suffisante pour prendre les décisions et surtout pour être à l'écoute du contexte et être réactive. Elle préconise également que les entreprises privilégient l'approvisionnement par des circuits courts et offrent des marchés pour les entreprises de proximité. Plutôt que de répliquer un modèle unique de développement dit “national” elle propose la mise en valeur des facteurs de différenciation des régions et l'élaboration d'un plan régional de développement de l'entrepreneuriat qui tienne compte des spécificités régionales et des forces motrices qui commandent l’économie moderne (p. 213).
Constatant que les territoires marqués par la pauvreté ne sont pas un désert d'activité économique, l’auteure critique l'opposition entre secteur formel et secteur informel elle montre notamment que ce qui est appelé secteur informel a toute sa place dans des économies développées telles que celles de l'OCDE. Par contre, la concurrence entre opérateurs de l’informel est souvent rude voire violente par effet de saturation du fait que les mêmes activités sont engagées sur un territoire réduit (p. 221).
Le chapitre se conclut par la présentation de deux études élaborées par l’auteure qui illustrent la difficulté voire l'impossibilité de l'autonomisation des populations dans une situation de déficit démocratique.
L'hypothèse qui a fondé cet ouvrage est que le développement économique et social est une affaire de gouvernance et de comportement humain. Il est aussi et surtout une affaire politique. La démocratie est un moteur indispensable si l'on veut que l'aide au développement nationale où étrangère soit réellement utile et qu'il y ait une appropriation par la population concernée des projets de développement.
L’autonomisation ou “empowerment” soulève la question de la bonne gouvernance aussi bien au niveau local qu’au niveau global et mondial. Le livre s'achève ainsi sur la nécessité d'instituer la bonne gouvernance aussi bien à l'échelle mondiale, nationale, régionale que locale (p. 236).
Le livre est agréable à lire, bien documenté et n’hésite pas à proposer des recommandations qui seront fort utiles pour les acteurs et les experts du développement.
Rompant avec les analyses classiques de l’économie du développement et les grilles théoriques de la « transitologie », il constitue un apport indéniable de la gestion pour la compréhension des transitions politiques et du développement inclusif.
Pr. Karim Ben Kahla
Transition politique et développement inclusif. Transformer le processus de démocratisation en levier de développement
de Riadh Zghal
Centre des publications universitaires, 2019,
Éditions universitaires européennes, 2018