Riadh Zghal: Faut-il croire dans les sondages d’opinion ?
C’est la question que se posent aujourd’hui la plupart des Tunisiens d’autant que les partis mal classés dans les derniers sondages ont réagi, qui par la contestation, qui par le déni. Mais qu’est-ce que le sondage d’opinion?
Il y a les définitions juridiques comme celle que l’on peut lire sur le site très officiel de la direction de l’information légale et administrative française:«Depuis la loi du 25 avril 2016 qui a apporté une définition légale du sondage d’opinion ou sondage politique, un sondage est, «quelle que soit sa dénomination, une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon».
Ce qui est mis en avant dans cette définition, c’est justement le caractère statistique et quantitatif du sondage d’opinion. Les sondeurs d’opinion s’appuient sur cet aspect pour défendre avec acharnement le caractère scientifique des résultats qu’ils affichent. Mais dans cette définition, il y a comme une omission du caractère psychosociologique de l’opinion et par conséquent des ressorts de l’expression d’une opinion individuelle et de la valeur prédictive de l’addition des opinions d’un échantillon de la population fût-ce-t-il représentatif de l’ensemble de la population. De plus, une fois les résultats d’un sondage d’opinion connu, c’est une information qui est diffusée et elle a ses effets sur les changements d’opinion, d’où l’association entre sondage et manipulation de l’opinion. Cela montre encore une fois l’importance de la dimension psychosociologique du sondage d’opinion. Alors afin d’élucider cette dimension, il faudra d’abord saisir ce qu’est une opinion.
L’opinion exprime l’appréciation d’un objet, d’un fait, d’une personne. Cette appréciation faite par un individu peut être fondée sur des éléments objectifs comme sur des jugements de valeur ou une impression du moment. Les opinions peuvent être considérées du domaine des sentiments ou de celui de la raison mais, dans tous les cas, elles sont supposées orienter les comportements. C’est en cela que réside a priori l’engouement pour les sondages d’opinion politique considérés comme le moyen de prévoir les résultats des élections. Or les opinions sont plus ou moins volatiles, plus ou moins influençables par les changements qui interviennent dans le contexte. Celles qui sont les plus stables tiennent des attitudes qui sont des composantes de nos structures mentales. Lorsqu’elles sont bien ancrées dans le mental, elles opèrent inconsciemment comme un filtre qui donne un sens à ce qui est observé. Et si les faits sont différents de ce que dicte l’attitude, l’individu procède à la justification de son opinion, une opération de rationalisation qui déforme la réalité pour la faire converger avec une attitude intense et rigide. Ceci est bien illustré par ce vers d’un poète arabe.
وعين الرضا عن كل عيب كليلة ولكن عين السخط تبدى المساويا
Autrement dit lorsque l’attitude est positive envers quelqu’un ou quelque chose, on ferme l’œil sur tout défaut, par contre si elle est négative, les défauts sautent aux yeux.
Qu’en est-il des opinions politiques ? Sont-elles fondées sur des faits ou sur des attitudes bien ancrées? Il y a les deux. Dans un contexte de stabilité politique où les partis sont bien structurés et bien installés dans leurs idéologies distinctives, les affiliés ont des attitudes bien affirmées et l’organisation des partis entretient les normes de comportement au moyen d’une discipline imparable. Par contre, dans un contexte turbulent comme c’est le cas actuellement dans notre pays, les opinions sont volatiles et les moyens de les manipuler sont nombreux. Certains se souviennent probablement du sondage d’opinion réalisé par Sigma Conseil au lendemain du soulèvement de janvier 2011. C’était le 5 février 2011 où l’on apprenait entre autres, sur la base des réponses d’un échantillon de la population, statistiquement représentatif, que:
- 92,1% des Tunisiens sont «prêts à ne consommer que tunisien pour aider l’économie tunisienne» et l’on a vu depuis, combien le secteur informel a fleuri!
- 97,2% sont «prêts à faire beaucoup de sacrifices pour la Tunisie » et l’on assiste depuis quelques années à une hémorragie des compétences en plus de l’intensification de l’émigration clandestine!
- 62,5% «ont confiance» en Mohamed Ghannouchi et 74,8% ne «veulent pas que (son) le gouvernement actuel parte tout de suite» et pourtant Ghannouchi et son gouvernement ont vite succombé en quelque jours au sit-in de la Kasbah!
Alors peut-on croire au caractère prévisionnel des sondages d’opinion en matière de comportement politique? Et qu’en est-il de la manipulation de l’opinion publique? Ou plutôt existe-t-il une opinion publique?
Dans un article publié en 1973 intitulé «L’opinion publique n’existe pas», le sociologue Pierre Bourdieu conteste trois postulats sur lesquels se fondent les sondages d’opinion: supposer que tout le monde peut avoir une opinion, toutes les opinions se valent et il y a un accord sur les questions qui méritent d’être posées. Or selon lui, on «met en demeure des personnes de répondre à des questions qu’elles ne se sont pas posées», les opinions n’ont pas la même force et additionner les réponses individuelles pour produire un pourcentage, c’est comme additionner des choux et des carottes, les problématiques «fabriquées» par les instituts de sondage d‘opinion sont subordonnées à des intérêts particuliers. Et Bourdieu d’affirmer que l’opinion dite publique «est un artefact pur et simple…et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’un pourcentage.»
A ces critiques de fond, il faudra ajouter tous les biais possibles liés aux termes employés dans la formulation des questions, à l’expression même des questions qui peuvent être suggestives des réponses que le sondeur ou son commanditaire recherche, à l’ordre des questions et celui des types de réponses préétablies, au mode d’administration du questionnaire (téléphone, Internet, entretien face à face)…D’autres facteurs alimentent le doute quant à la correspondance des sondages d’opinion à la réalité des convictions des citoyens dont le manque d’information, la soumission à un groupe qui empêche de penser autrement, la manière dont sont regroupées les réponses et l’inclusion ou non de l’abstention et des non-réponses.
Ainsi plusieurs raisons amènent à s’interroger si les sondages reflètent la réalité des opinions et s’ils permettent de prévoir les choix futurs des électeurs. Par contre, tout porte à croire que les moyens de manipulation existent et se renforcent par les sondages à répétition qui contribuent à fabriquer les opinions souhaitées par leurs commanditaires.
Riadh Zghal
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