Elections 2019: Ces intentions de vote qui risquent de tout chambouler: explications
Montée fulgurante de Nébil Karoui (qui annoncera sans doute très prochainement son mouvement) à plus de 32%v voire plus dans les intentions de vote à la présidentielle (avec un taux voisin pour les législatives tassement de la plupart des grands partis aux législatives entre 10 et 4% (Ennahdha, Tahya Tounès, Nidaa et le Parti destourien libre d’Abir Moussi...), alors qu’un deuxième groupe peine à décoller pour s’y adjoindre, selon des enquêtes d’opinion concordantes. Quant à la liste des zéro virgule, elle s’allonge à loisir. Pour la présidentielle, Karoui dépasse d’au moins 15 points son challenger Kais Saied, alors que Moncef Marzouki, Abir Moussi et Safi Said, qui font partie des Top 5, se situent entre 7 et 5% des intentions de vote, confirment les mêmes enquêtes à quelques écarts près en intervalles de confiance. Sans doute obéré par sa gestion à la tête du gouvernement, Youssef Chahed ne vient qu’en sixième position. Dans une dissociation relevée d’image entre lui et son parti naissant Tahya Tounès, un écart de deux points se dessine en sa défaveur...
De plus en plus rapprochés, les résultats des sondages d’opinion effectués mi-mai dernier (publiquement révélés ou gardés confidentiels) font l’effet d’une bombe, tant ils changent complètement la donne. Un scrutin qui sera marqué par deux facteurs significatifs.
• D’abord l’affluence massive des nouveaux inscrits qui auront déjà dépassé 1.200.000 électeurs à la date du 22 mai dernier (contre 60.000 seulement pour les municipales de mai 2018, soit 20 fois plus). Ainsi, le fichier électoral passe déjà de 5.6 millions d’inscrits à 6.8 millions (+21%). Avec la prolongation du délai d’inscription au 15 juin, il n’est pas exclu qu’un record de 1.5 million d’électeurs nouveaux soit atteint.
• Mais aussi la forte détermination des Tunisiens à se rendre aux urnes. Pas moins de 60% des enquêtés déclarent qu’ils sont sûrs d’aller voter. Et expliquent pourquoi.
Les tendances se confirment, sauf un retournement exceptionnel de la situation. Les élections ne sont jamais exemptes de surprises. Le train serait parti, même si les vainqueurs des prochaines élections législatives et présidentielles ne sont tous pas identifiés. Les positions sont prises ou presque. Tous les partis seraient arrivés à un point de non-retour. Désemparés par un profond sentiment d’appauvrissement, les Tunisiens sont déterminés à aller voter cette fois. Convaincus que le vrai changement ne peut provenir que des urnes, ils entendent sanctionner toute la classe politique et exiger une nouvelle offre, avec des visages nouveaux, compétents et crédibles, capables d’améliorer leur situation. Au-delà des clivages idéologiques et partisans, seul le résultat final compte à leurs yeux. Face à ce grand séisme, les partis politiques sont tous sur du sable mouvant, ne sachant pas dans quelle direction aller. L’incertitude est très élevée. Ce qui est sûr, c’est que les élections de l’automne prochain produiront un grand changement dans le paysage politique tunisien.
Eclairages:
C'est une société en pleine ébullition. Les Tunisiens sont entrés dans une phase de dépression aiguë, développant un sentiment de pauvreté qui ne se limite pas aux classes précaires, mais gagne la classe moyenne, voire celle supérieure, explique à Leaders Ikbel Elloumi, président de l’institut d’étude d’opinion Elka Consulting reconnu pour son étalonnage certifié. Ce qui est phénoménal, c’est ce qui se passe ces derniers mois : après un abstentionnisme ponctué durant les élections municipales de mai 2018, les Tunisiens veulent maintenant aller voter et sont déterminés à le faire. Ceux qui déclarent qu’ils vont certainement voter lors des prochaines élections législatives et présidentielles sont à présent à un taux de près de 60%. Ils n’étaient que 30%. Ce pic se veut un vote sanction.»
«Ça doit changer par les urnes», ajoutent-ils : ce sentiment est de plus en plus largement partagé. Déjà perceptible depuis les municipales, cette conviction n’était cependant pas adossée à une vision claire. L’alternative n’était pas visible. La plus grande crainte était que les indépendants ne le soient pas en réalité, ayant des appartenances politiques cachées. Ceux qui ne sont pas allés pas aux urnes (66.3%) constituent une masse votante importante. En fait, ils ne savaient pas qui choisir. Certainement pas ceux qui sont là, avec une mise en doute de l’indépendance réelle des non-indépendants.
«Si le Tunisien se détache de la classe politique actuelle, et chercher refuge chez ces nouvelles figures, qui, dit-on, inspirent plus de sécurité et de confiance dans l’avenir, c’est qu’il est dans une perte de confiance dans les rouages de la démocratie, souligne Dr Sofiane Zribi, psychiatre. Plus encore, une perte des repères classiques de la perception d’un Etat longtemps vécu comme maternant, et aujourd’hui incapable de jouer davantage ce rôle.»
L’image désastreuse des députés
«Les électeurs ne vont pas sanctionner uniquement cette année les partis politiques, mais aussi les députés, à quelques rares exceptions près, estime un autre sondeur qui préfère garder l’anonymat. Ils savent faire la différence dans la fonction parlementaire de contrôle de l’exécutif entre la redevabilité et la sanction. Dénoncer des abus et des malversations ne suffit pas. Quelle suite y a été réservée ? Comme si les débats enflammés et les attaques en règle étaient orchestrés pour absorber la tension et exorciser les frustrations. De l’aboiement en show médiatique! L’Assemblée des représentants du peuple n’a pas donné la meilleure image d’elle-même. La retransmission de ses débats en séance plénière n’a laissé que l’image de querelles et confrontations choquantes. Alors que tout le travail en amont accompli en commission, qui est souvent de qualité, est resté occulté, invisible.»
«Quand on interroge les Tunisiens sur ce qu’ils retiennent des lois votées à l’ARP, déclare à Leaders un chargé d’études dans un institut de sondage, ils ne mentionnent que les séries de crédits et la loi de finances, avec ses tractations en direct en faveur des plus nantis qui ont le plus fait du lobbying pour défendre leurs intérêts. La fameuse nuit de décembre dernier, où la taxation des grandes surfaces, opérateurs téléphoniques et concessionnaires automobiles a profondément marqué l’imaginaire des Tunisiens.»
«Si vous voulez réduire vos chances aux urnes, prévient-il, présentez un homme d’affaires. L’expérience n’a pas été probante, selon de nombreux électeurs interrogés. Ils préfèrent un juriste, un économiste, un expert ou un activiste de la société civile ; ceux qui ont fait leurs preuves et s’engagent à s’investir dans l’action parlementaire à plein temps.»
«Lorsqu’un parti se constitue en réunissant ceux qui s’accordent sur un ennemi commun, on reste aveugle sur tout ce qui les sépare et qui est parfois plus important que ce qui les unit, prévient Me Riadh Zghal. Le parti se désagrège rapidement sans attendre la fin du mandat pour lequel ses représentants ont été élus. »
Un clientélisme prédateur
Le Tunisien devient étanche à toute sollicitation, s’accordent la plupart des sondeurs interrogés par Leaders. Son opinion est désormais faite. Difficile de faire bousculer ses convictions.
Le clientélisme politique a produit un effet prédateur, expliquent-ils. Ceux qui n’appartiennent pas à un parti politique s’en trouvent fortement pénalisés. Qu’il s’agisse de recrutements, de promotions, d’aide sociale ou autres avantages, chaque parti sert les siens les premiers, quitte à léser les autres. Du coup, si des dizaines de milliers d’heureux bénéficiaires en sont reconnaissants à leurs partis, des millions de Tunisiens en sont victimes et le feront payer. Les formations politiques qui en font le plus les frais, ce sont les grands partis, Ennahdha et Nidaa, les premiers: «Tu as préféré l’un des tiens à moi, je ne te le pardonnerai pas !»
Même l’Etat est impliqué dans ce clientélisme, avec ses privilégiés et son image en est écorchée.
Tout cela produit un grand sentiment d’injustice qui s’attise sans cesse. Le citoyen lambda a l’impression que c’est la loi du plus fort qui l’emporte : celui qui est soutenu par son parti, ou une grande gueule qui n’hésite pas à faire montre de banditisme, harcelant l’autorité, menaçant de s’immoler par le feu, érigeant des barricades sur la route ou la voie ferrée, occupant des lieux... Ils sont les seuls capables d’obtenir ce qu’ils veulent... Au détriment des autres. Le mérite n’est plus un critère dont il sera tenu compte.
Incarner l’alternance recherchée
Dans les intentions de vote pour la présidentielle, les déclarations spontanées placent en tête cinq candidats potentiels assez atypiques: Nebil Karoui, Kais Saied, Moncef Marzouki, Abir Moussi et Safi Said. Quatre de ces cinq figures (soit hors Moncef Marzouki) n’étaient pas au pouvoir ces cinq dernières années et du coup n’assument aucune responsabilité des échecs accumulés. Plus encore, ils sont perçus comme des figures neuves pouvant incarner l’alternance recherchée.
Le taux des indécis sur leur choix final à la prochaine présidentielle se réduit de plus en plus pour se situer, fin mai, aux environ de 15%. Contre 40% pour les dernières municipales. Quant aux prochaines législatives, 60% de ceux qui ont déclaré être certains d’aller voter n’ont pas encore arrêté leur choix.
Si l’offre pour la présidentielle se précise, celle pour l’ARP reste encore non fixée. L’attente des électeurs porte sur les nouveaux visages qui seront présentés. Les cinq premiers candidats à la présidentielle mentionnés par les citoyens interrogés auront sans doute leur mot à dire lors des législatives. Une forte corrélation existe en effet entre les deux scrutins. Les liens sont étroits dans la tête des Tunisiens avec cependant des croisements qui peuvent être différents.
Les tendances qui se précisent actuellement vont se confirmer, au fil des semaines à venir. Si les opinions sont quasi faites, quels changements dans le tempérament des électeurs serait-il possible de réussir en si peu de temps, avec quels arguments édifiants et à travers quelles personnalités crédibles ? Les jeux sont quasiment faits. Les tendances seront accentuées.
Et les indépendants?
La question des candidats indépendants est importante à prendre en considération. Si la taille réduite des circonscriptions municipales, surtout dans les petites communes, et la proximité directe avec les électeurs les avaient servis lors des municipales, ce n’est plus la même configuration pour les législatives. A moins de bénéficier d’une forte notoriété bien assise dans toute leur circonscription électorale, pour la plupart tout un gouvernorat en Tunisie et un vaste territoire à l’étranger. Mais, ils auront leur place, mettant à profit cette grande demande de nouveaux visages.
La crainte des électeurs est de voir les élus indépendants esseulés au sein de l’ARP. D’où l’idée d’un bloc parlementaire des indépendants qui d’ores et déjà commence à émerger, promettant des prises de position à plus fort potentiel que celles des partis.
L’éventualité d’un report des élections est très mal perçue par les Tunisiens. Au-delà des implications constitutionnelles et de l’image à l’extérieur, ils y voient l’image d’un mauvais élève qui, n’ayant pas travaillé toute l’année ni bien préparé ses examens, demande leur report. Plus encore, les Tunisiens veulent en découdre le plus tôt possible et tiennent à ce que les élections se tiennent au plus vite pour les délivrer de leur calvaire actuel. Dans certaines régions, la contestation des élus actuels est si forte que des députés n’osent plus s’y rendre pour rencontrer les électeurs.
Y a-t-il de grandes familles politiques, une sorte de tribus d’électeurs ? La réponse qui remonte du terrain montre que le corps électoral est de moins en moins partagé par des clivages droite-gauche, islamiste-laïc. Tous n’ont qu’une seule demande : que ça change et au plus vite. L’essentiel est que ça s’améliore au-delà des idéologies.
Kim Jong-un et Recep Tayyip Erdoğan?
Curieusement, lorsqu’on interroge les Tunisiens sur leurs leaders étrangers préférés, ils citent à un taux élevé en première position le président nord-coréen Kim Jong-un. L’explication qu’ils fournissent est édifiante : non pour sa dictature, mais plutôt pour sa capacité de décider immédiatement et de se faire obéir pour exécuter sa décision. Le deuxième leader étranger est, selon eux, le président turc Recep Tayyip Erdoğan. «Il a réformé son pays ! Et c’est le plus important. L’essentiel, c’est le résultat final», expliquent-ils. Ces deux chefs d’Etat incarnent en outre aux yeux des Tunisiens une autre valeur importante : la défense de la souveraineté nationale de leur pays. Cet attachement patriotique à la libre décision indépendante de l’Etat et la totale souveraineté s’affirme de plus en plus, face aux allégeances des uns aux autres, aux tentatives de mainmise étrangère de certaines puissances internationales et régionales, et aux pressions extérieures, surtout financières.
L’intelligence collective des Tunisiens est en éveil
Aujourd’hui, le train est pris, sans pour autant savoir avec certitude qui finira par l’emporter. Mais, l’intelligence collective des Tunisiens est en éveil. Ce n’est plus par la communication que les partis et leurs candidats s’en sortiront. Le temps du coaching poussé, du body language codé, des prestations artificielles, des gesticulations populistes et des coups bas est bien révolu. Plus ils s’y livrent, plus les politiques s’enfoncent, perdant le peu de crédibilité qui leur reste.
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