Mohamed Larbi Bouguerra - 30ème sommet arabe de Tunis : «aujourd’hui, c’est dur, c’est très dur d’être arabe»
Emprunté à feu Salah Garmadi, ce titre est celui d’un article paru dans la revue Alif en 1962. Il était déjà très dur d’être arabe !
Qu’aurait dit notre cher et regretté linguiste face à une Syrie exsangue et à la destruction de l’incomparable Alep, face aux impitoyables bombardements infligés aux enfants du Yémen, face à l’inhumanité et à la guerre d’extermination que vit Gaza - où du 30 mars 2018 au 21 mars 2019, 29 000 Palestiniens ont été blessés et 194 tués*- et face aux graves troubles qui émaillent la vie des Libyens, des Cisjordaniens, des Soudanais et des Irakiens ? Qu’aurait-il dit face au déni des droits élémentaires de l’être humain dans tant de pays arabes ? Qu’aurait-il dit face à l’indigence continue de nos institutions scientifiques et de nos laboratoires ?
Dans ce bel article, Garmadi écrit que « Il [l’Arabe] veut les quanta, les isotopes, les transfusions, les vitamines, les turbines, les électrons et les élections. Il veut la gravitation et la transmutation…. Il veut les spoutniks, les luniks et les surveyors. »
Il est clair que les Arabes sont encore loin de maîtriser quanta, isotopes, spoutniks et autres surveyors. Depuis cet écrit de Garmadi, les Arabes ne peuvent compter qu’un seul et unique Prix Nobel de science : le chimiste Ahmed Zuwail qui, bien qu’ayant obtenu sa maîtrise à la Faculté des Sciences d’Alexandrie, a soutenu son doctorat aux Etats Unis où il a conduit toutes les recherches qui lui ont valu le prestigieux prix suédois en 1999.
Aujourd’hui, la Chine qui a rejoint le concert des nations en 1947 - après une bien humiliante colonisation occidentale et nippone - est devenue la deuxième puissance mondiale et s’est lancée à la conquête de la lune en réalisant un exploit scientifique et technique inédit : elle a fait alunir un engin sur la face cachée de notre satellite.
De son côté, l’Inde a abattu un satellite en orbite basse avec un missile le 27 mars dernier dans le cadre de la « Mission Shakti’ (« force » en hindi). Elle devient ainsi la quatrième nation du monde à réussir cette prouesse technologique après les Etats-Unis, la Chine et la Russie.
Prouesse scientifique et technique voulue par les caciques en place… qui négligent pourtant l’approvisionnement en eau potable d’une grande partie de la population dont le cinquième (400 millions) n’a pas accès à des latrines correctes ! Pareils en somme à tous ces Etats arabes qui se dotent d’arsenaux faramineux auprès des Etats Unis, de la France, de l’Allemagne… alors qu’ils dépendent de l’étranger pour nourrir leur population ! Les pays arabes riches - voire moins riches - se limitent en fait à l’acquisition d’équipements, de sous-marins et de bombardiers qu’il est cependant interdit d’utiliser contre Israël !
Comment expliquer le retard arabe ?
L’historien et journaliste libanais Samir Kassir - assassiné à la voiture piégée en 2005 - attribue « à la richesse pétrolière un effet dévastateur sur les équilibres internes du monde arabe ». Il relève que la manne des hydrocarbures se trouve « dans des pays qui ont été en marge de l’histoire arabe depuis des siècles... La manne pétrolière a donné davantage de moyens aux élites gouvernantes de ces pays pour chercher à agir dans le champ des relations interarabes. Si bien qu’avec la richesse pétrolière le monde arabe a été rattrapé par l’arriération des pays de la péninsule Arabique… [L’Arabie Saoudite] a surtout nivelé par le bas le reste du monde arabe. Et le visage invisible des femmes qu’elle a réexporté un peu partout en est la plus triste preuve. » (« Considérations sur le malheur arabe », Actes Sud-Sindbad, Arles, 2004, p. 86-87).
Cette manne pétrolière expliquerait peut-être ce silence des leaders arabes sur la question climatique lors de ce Sommet. La région arabe souffrira pourtant beaucoup du réchauffement avec des températures infernales et une sécheresse exceptionnelle. Tout le monde sait depuis les travaux du GIEC que nous allons vers un monde décarboné. En a t-on parlé à Tunis ?… face aux pays du Golfe et des autres producteurs d’hydrocarbures ?
Salah Garmadi n’a pas vécu la Révolution de son pays. Il n’a pas vu ces magnifiques marches pour la démocratie et le respect des citoyens en Algérie mais un rien prophétique, il concluait ainsi son article: « Et pourtant le monde arabe renaît, revendique, à travers toutes sortes de contradictions, sa place parmi les nations, fabrique chaque jour davantage les instruments de sa libération et de son progrès. Il émerge lentement à la surface de l’Histoire dans les mille et un vagissements d’un accouchement avec douleur. » Garmadi est ainsi aux antipodes de « l’avènement du temps de malheur et de l’abandon de la modernité » qu’entrevoyait Samir Kassir.
Alors que le Sommet arabe clôt ses travaux à Tunis, il est clair qu’encore « aujourd’hui, c’est dur, c’est très dur d’être arabe. »
Si les Arabes veulent rejoindre les exploits scientifiques et techniques de la Chine et de l’Inde et cesser de dépendre des autres, il faudrait qu’ils décident d’installer dans notre capitale non le « Conseil des ministres de l’Intérieur arabes » - comme c’est le cas actuellement - mais plutôt un « Conseil des Sciences, de la Technologie et de la Climatologie arabes »! Peut-être ainsi feront-ils enfin des efforts communs pour assurer ne fusse que leur sécurité alimentaire commune et leur approvisionnement en eau.
Mohamed Larbi Bouguerra
*Oliver Holmes et Josh Holder, The Guardian (Londres), 29 mars 2019.
Lire aussi “Appel aux citoyens du monde pour la transparence sur les crimes israéliens à Gaza » Libération, 25 mars 2019.