La Patte du Corbeau : une saga saoudienne
La Patte du Corbeau (La Fuite), est le premier roman du saoudienYahya Amqassim. Publiéà Beyrouth en 2008, sous le titre Sâq al-ghurâb, il fut chaleureusement accueilli par la presse à travers le monde arabe. L’auteur, né en 1972, est diplômé en droit. Il vit et travaille actuellement à Ryad après avoir été affecté au bureau culturel de l’ambassade d’Arabie Saoudite à Paris, puis à Beyrouth.Il a à son actif, outre La Patte du Corbeau, un recueil de nouvelles et un roman, Rajul al-shitâ (L’Homme d’hiver).
Le titre et la localisation spatiale de cette œuvre volumineuse - elle totalise 468pages - ne sont pas tout à fait anodins. Ils nous rappellent le célèbre brûlot, Villes de sel, du saoudien Abdul Rahman Mounif, (1933-2004), qui se déroule à Wadi al-Ouyoun, une oasis verdoyante, au milieu d’un immense désert, à l’est de l’Arabie saoudite, puis à Harran, une petite bourgade côtière. Quant à La Patte du Corbeau (La Fuite), c’est le nom d’un massif de pentes basses non loin d’Osseira, chef-lieu situé dans la verdoyante vallée d’Al-Husseini, au sud-ouest de l’actuelle Arabie saoudite.
Les deux romans portent chacun un regard lucide sur l’histoire sociale d’une région d’Arabie où les habitants subissent une nouvelle forme de colonisation, qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres célèbres comme celles de Faulkner, en Amérique et de Chinua Achebe en Afrique. Si, dans le roman d’Abdul Rahman Mounif, les envahisseurs du paisible village de Wadi al-Ouyoun sont des Américains à la recherche du pétrole avec la bénédiction et le ferme soutien des autorités locales, dans La Patte du Corbeau (La Fuite), c’est l’Emirat venu du nord, qui impose peu à peu, insidieusement, ses lois iniques dans Osseira, abolissant la mixité hommes-femmes, interdisant les rites ancestraux et propageant l’intégrisme.
Divisé en 3 parties, ‘Un peuple qui s’en va’, ‘Vaillance précaire’ et ‘La Colline radieuse’, La Patte du Corbeau (La Fuite), est une longue sagaoù l’auteur, faisant habilement appel aux mythes, aux légendes et aux valeurs ancestrales comme l’attachement à la terre et à la tradition, met à nu, peu à peu, les états d'âme et les ressorts du comportement humain.
Comme le suggère si bien son titre, ‘Un peuple qui s’en va’, la première partie est consacrée à la présentation des principales figures de cette saga et à leur fuite avec tous les habitants des hameaux de la vallée d’Al Husseini vers les monts avoisinantspar crainte d’une confrontation avec les soldats de la tribu des Séoud combattant à dos de chameau. La mère du cheikh, Sadiqiya, personnage central aux pouvoirs mystérieux, s’adressant aux habitants, prophétisealors:
« Vous êtes au seuil d’un temps qui ne vous appartient plus. Assurément ces gens ne sont pas venus pour vous faire la guerre, comme vous le croyez… Ils sont venus pour vous apporter une autre loi. Notre vie va se transformer. Veillez sur vos enfants, car vous les verrez bientôt partir vers le nord, et quitter leur pays, ils vont partir à la recherche d’un Etat, pour gagner de l’argent, du papier… » (p.32).
Sadiqiya a un neveu, Beshaybesh, auquel elle est très attachée et dont l’attitude dans cette saga est révélatrice dans la mesure où, animé de l’instinct vengeur, il y symbolise ce désir de résistance contre les envahisseurs étrangers venus du Nord. Il n’est pas sans nous rappeler Mut’ib al-Hadhal, le personnage central de Villes de sel, un homme respecté et influent deWadi al-Ouyoun qui, seul, s’insurge contre la destruction systématique de l’oasis par les Américains à la recherche du pétrole. Il prit sa chamelle et son fusil et disparut, laissant derrière lui femme et enfants, mais créant du coup le mythe de la résistance. Dans les deux romans, c’est précisément derrière ce désir de résistance que se profile la vraie tragédie de cestribus saoudiennes, la perte de leur terre,le déni des valeurs ancestraleset, partant, la perte de l’épanouissement humain, une vie frappée par la malédiction.
Dans la deuxième partie, ‘Vaillance précaire », quelques années après leur retour au village,la paix revenue, les habitants s’affairent autour de la circoncision de Hamoud, le fils du cheikh. Tissant sans discontinuer des détails révélateurs, Yahya Amqassimre vient souvent sur ce sujet pourtant déjà traité dans leprologue. Sous-titré ‘Les Vaillants de la Tihama’, une référence directe à la région du lieu de naissance de l’auteur, le prologue commence ainsi :
« Hamoud el Kheir tenait fermement la bêche, dont la lame étincelait, assis sur une large souche, au milieu d’un bosquet. Il était nu, il avait posé son membre découvert sur un bloc de granit qui luisait comme la surface immobile d’un lac. Il se préparait à accomplir le geste de la circoncision. » (p.7)
Or Hamoud el-Kheir était le fils du cheikh d’Osseira. Le jeune garçon ne savait pas qu’en pratiquant sur lui-même la circoncision, il risquait la peine de mort comme l’a édicté l’Emir. Il voulait coûte que coûte, affirmer sa virilité et éviter les railleries de sa tribu. Blessé l’enfant sera soigné et protégé mais, désormais son nom sera le Gland. Il faut dire, à ce propos, que la trame du livre est largement basée non seulement sur l’attachement à la terre et aux valeurs ancestrales,mais également sur ce rite de la circoncision,sur les cérémonies etles festivitésqui lui sont liées.
En effet, contrairement, par exemple, à son compatriote Youssef al-Mohaimeed, l’auteur de Loin de cet enfer, Yahya Amqassim ne dénonce pas une société de violence puisant ses racines dans une idéologie de l’inégalité de valeur des personnes. La violence inhérente à la morale sociale régissant les habitants de la vallée d’Al-Husseini,construite selon des principes intangibles et des traditions immémoriales, concerne surtout la sexualité. L’épisode du ‘Fils de l’ardeur’ «cet être mystérieux (qui) passait la nuit dans les maisons en toute impunité» (p.293) en est un exemple révélateur.
Comme dans un suspense, à travers un constant glissement de la réalité à l’imaginaire et vice-versa,les subtils coups de pinceau de l’auteur dans la troisième et dernière partie, ‘La Colline radieuse’, laissent habilement entre voir la trajectoire finale des principaux protagonistes. L’auteur y souligne en particulier la mystification de la mère Sâdiqiya. C’était elle qui avait réussi à chasser d’Osseirale Lecteur du Coran à la solde de l’Emir:
«Maintenant, espèce de débauché, tu es chassé d’ici, en vertu de la religion et de la loi d’Osseira et de la vallée d’Al-Husseini! Quitte le village, et que l’aube de demain ne te voie plus ici!» (p.254)
De cette longue saga saoudienne nous n’en dirons pas plus. Nous laissons évidemment, au lecteur le soin de la découvrir. Précisons toutefoisqu’elle est intéressante à lire et qu’il y trouvera, entre autre, une profusion delégendes, dechants, de thrènes,de proverbes et autres riches aphorismes.
Yahya Amqassim, La Patte du Corbeau (La Fuite), roman traduit de l’arabe par Luc Barbulesco, Sindbad ACTES SUD, 468 pages.
Rafik Darragi