De l’histoire de la diplomatie tunisienne: Une ambassade à Vienne (et à Londres) en 1732/33
S’il est question dans la presse européenne du 18e siècle des Etats d’Afrique du Nord, c’est d’abord en relation avec la course et ses retombées. Toutefois, il n’est pas rare de rencontrer, tout au long de ce siècle, des nouvelles sur des ambassades maghrébines destinées aux différentes cours de l’Europe. A l’exemple de celle envoyée par le bey de Tunis, Hussein ben Ali, à Vienne en 1732/33 (et de là à Londres), avec Youssouf Khoja à sa tête. Hormis ce qu’en divulgua ladite presse, le dossier la concernant aux Archives d’Etat de Vienne (HHStA), avec notamment un rapport circonstancié la couvrant, permet de reconstituer son déroulement et connaître ses détails, en tant qu’évènement dans l’histoire des relations diplomatiques euro-maghrébines.
Le 27 juin 1732, la ville de Vienne ouvre ses portes à une ambassade en provenance de Tunis. Le cortège, solennellement escorté par un escadron de dragons, est dirigé à travers la capitale des Habsbourg vers le faubourg de Leopoldstadt, où l’on a préparé aux visiteurs un logement. Là, ils vont enfin se reposer d’un long voyage qui doit avoir débuté au mois de février (1732), puisque leur arrivée à Naples, à bord d’une tartane française, est annoncée le 6 mars. La délégation comptait 12 personnes, dont principalement l’Envoyé, Youssouf Khoja, et son frère Salah Agha. Sont nommés par ailleurs: Mustapha ben Mrad, en qualité de ‘’prêtre“ et Baba Mustapha, en tant que chef-cuisinier (deux fonctions qui, jadis, ne manquaient pas dans la composition des ambassades musulmanes en Europe chrétienne), cinq ‘’officiers“, ainsi que deux palefreniers (cf. liste). Le rapport mentionné de Heinrich Penckler, l’interprète et secrétaire aulique (il sera de 1743 à 1766 le représentant autrichien auprès de la Cour ottomane), commence en ces termes:
Après que le Gouvernement de Tunis en Barbarie eut insinué au Consul impérial en place, Monsieur Simon Pillarino, que, en raison de quelques excès que les Siciliens ont commis à l’encontre de leurs corsaires, et désirant porter plainte et réclamer satisfaction, ils ont décidé de dépêcher un Envoyé à la Cour Impériale Romaine et ils ont désigné en cette fonction une de leurs personnes distinguées, soit le nommé Jussuf Chogia. (Traduit de l’allem.)
Sur l’Envoyé (les Autrichiens lui refusent le titre, réclamé, d’Ambassadeur), Youssouf Khoja, on sait, du point de vue de l’historiographie tunisienne, ce qu’en dit M.H. Chérif dans sa monographie du règne de Hussein ben Ali (1705-1735/1740), à savoir qu’il s’agit d’un «Turc de haute naissance et de bonne éducation» qui a été «attiré par le maître de Tunis en raison de sa profonde connaissance de l’Europe; ses services furent utilisés pour résoudre les affaires délicates avec les cours de France, d’Angleterre ou d’ailleurs. Sorte d’ambassadeur itinérant et de principal conseiller en matière de relations extérieures, il donna la mesure de ses capacités à Londres où il séjourna longtemps [en 1721, puis en 1733] et où il réussit à capter l’amitié du souverain, puis lors de son ambassade en France, en 1727-28 ». De son côté, Mokhtar Bey cite des témoignages français à son avantage. De même, les avis recueillis sur lui lors de la mission viennoise s’avèrent avantageux. On lui atteste le maniement du français et de l’italien et de maîtriser le savoir-vivre à l’européenne. N’empêche que sa délicate mission n’eut pas le succès espéré. Il semble, révèle encore M.H. Chérif, être tombé en disgrâce ‘’en 1733 et en 1734, surtout après l’échec de son ambassade à Vienne“. Selon Heinrich Penckler, il aurait proféré à la fin de sa mission qu’ ‘’il était venu à Vienne pour se faire payer de l’argent et voilà qu’on le renvoie chez lui criblé de dettes“. Il a été chargé de transmettre des plaintes ‘’des agressions et autres excès subis par les pirates siciliens“, à l’époque sujets de l’Empereur autrichien, et réclamer dédommagement (von Hammer). Contrairement à ses expériences à Londres et à Paris, il s’était heurté à une administration strictement formaliste, à l’étiquette et la procédure rigides, qui a décortiqué et démonté les griefs présentés et leur en a opposé d’autres, incriminant le côté plaignant. Le fondement juridique à la base de cette 1ère rencontre austro-tunisienne en Autriche consiste en un Traité en 13 articles, signé entre les deux parties à Tunis, le 23 septembre 1725. A cette époque, l’Autriche, sous l’Empereur Charles VI (règne: 1711-1740), ambitionnant de se hisser au rang des grandes puissances maritimes, éprouva la nécessité de conclure des traités de paix avec les trois Etats dits ‘’barbaresques“, essentiellement pour assurer sa navigation et le trafic de ses ports en Méditerranée, en Adriatique (Trieste, Fiume) et sur l’Atlantique (Ostende), contre les écumeurs de mer de ces Etats. Il a fallu l’entremise de la Porte ottomane (en vertu du traité austro-turc de Passarowitz: 1718) pour arriver à convaincre deux de ces derniers: Tripoli (qui envoie déjà en 1724 puis en 1727 des ambassades à Vienne) et Tunis. Un mobile majeur pour Hussein Bey, précisent les historiens, consista en l’acquisition, de la part du Sultan ottoman, du titre de Bacha en faveur du neveu, Ali, dans le but de l’écarter de la succession promise. Quant au troisième, le Deylik d’Alger, il refusa catégoriquement d’obtempérer, ne voulant pas perdre un champ d’action important, le Sud italien, en partie sous domination autrichienne.
Mais ces contrats ‘’de paix“ ne garantissaient pas une pacification absolue. Les infractions des corsaires des deux côtés, aléatoires ou systématiques, et les abus dans l’utilisation des passeports et des pavillons, provoquaient souvent des frictions plus ou moins graves et des réclamations réciproques. Comme dans le cas de la présente mission. De Naples, le 27 mars 1732: L’Envoyé de la Régence de Tunis qui est venu icy avec une suite de douze personnes, ayant fini sa quarantaine, est logé présentement dans une maison près du Palais, & en attendant son départ pour Vienne, le Gouvernement luy fait donner neuf ducats par jour pour sa table. (Gazette de France du 26 avril 1732)
Après avoir subi la quarantaine et passé quelques semaines aux frais du Gouverneur impérial, von Harrach, étant donné que Naples (avec la Sicile) était alors (et jusqu’à l’été 1734) attaché à l’Empire des Habsbourg, Youssouf Khoja et ses compagnons se mettent, le 29 avril, en route vers Vienne. Le train de bagages comprenait aussi les présents amenés, notamment des chevaux barbes, ‘’plusieurs oiseaux d’Afrique qu’on dit estre très-rares & presque inconnus’’, ainsi que deux tigres, destinés à la ménagerie du Prince Eugène de Savoie (au Belvédère, son nouveau palais à Vienne), réputé collectionneur passionné de raretés bibliophiles et de curiosités zoologiques. En cours de route, l’un d’eux s’échappe de sa cage, cause des dégâts parmi les campagnards et dû être abattu. De Manfredonia, le délégué tunisien passe à Trieste, où il dut attendre l’arrivée de l’escadron de cavalerie pour l’escorter. Il profite pour faire un saut à Venise, où il est aperçu le 17 mai (1732). Le 8 juin, la délégation tunisienne et son escorte quittent Trieste en direction de Vienne, passant par la ville de Graz. Les affaires de la Turquie ottomane et ses dépendances entraient jadis dans les compétences du Hofkriegsrat, le Conseil aulique de guerre, présidé à l’époque par le fameux prince Eugène de Savoie (1663-1736). D’emblée, celui-ci n’éprouvait guère de sympathie pour les “barbaresques”. Contrairement à l’Empereur, qui a opté pour l’arrangement à l’amiable, il plaidait, quant à lui, pour une solution musclée. A l’arrivée de l’Envoyé tunisien, il accompagnait l’Empereur dans une tournée hors de Vienne. Au grand dam de Youssouf Khoja, qui avait ordre exprès de s’adresser et se confier à lui en personne. Il dut se soumettre à l’obligation de se contenter du vice-président, le Comte Königsegg, et le Général von Daun, pour remettre, le 17 juillet (1732), ses lettres de créance et se mettre à attendre le retour du prince Eugène. Pour la cérémonie, raconte Penckler, il avait endossé un burnous “de soie noire”, brodé d’or”, et a pris soin de se parer de “la médaille que lui avait offerte le roi de France”. A part son frère Salah, quatre de ses compagnons ont fait partie du cortège sur des chevaux “superbement harnachés à la turque”. De Vienne, le 16 juillet (1732). L’Envoyé de Tunis a demandé la permission d’aller à Prague pour y avoir audience du Prince Eugene de Savoye & ensuite de l’Empereur; mais il n’a pas encore reçu de réponse. Le bruit court que le sujet de sa Commission est de proposer une convention de commerce entre sa Régence & la Compagnie Orientale de Trieste. (Gazette de France du 2 août1732).
L’attente du prince Eugène dura longtemps et la rencontre avec lui en personne n’eut lieu qu’à l’audience de congé, le 26 mars 1733. (Penckler relate qu’à l’annonce seul l’Envoyé serait admis, excluant tout autre de ses compagnons, ceux-ci “avaient presque pleuré” et s’étaient lamentés de ne pouvoir satisfaire la vive curiosité de voir en chair et en os le célèbre héros des guerres avec la Turquie). De Vienne, le 2 avril 1733: Jussuf Coggia, Envoyé de la Régence de Tunis auprès de Sa Majesté Impériale, lequel estoit icy depuis la fin du mois de Juin l’année dernière, eut le 26 [mars] son audience de congé du Prince Eugene: il fut conduit à cette audience, où le Comte de Konigseg, Vice-Président du Conseil Aulique, & plusieurs autres personnes de distinction se trouvèrent, par le sieur Henry de Penckler, Secrétaire & Interprète de Sa Majesté Impériale pour les Langues Orientales, qui alla le prendre dans un carosse du Prince, & le reconduisit dans le mesme carosse en son Hôtel: ce Ministre n’aura point d’audience de l’Empereur avant son départ, & il se dispose à partir ces jours-cy pour s’en retourner à Tunis: on a donné ordre qu’il fût défrayé avec sa suite jusques sur les frontières. (Gazette de France du 18 avril1733). La nouvelle suivante, dans la Gazette de France (20/9/1732), laisse entrevoir une partie des complications de la mission en cours: ‘’Vienne, le 3 sept. - On a fait dire à l’Envoyé de la Régence de Tunis qu’il n’auroit point d’audience de l’Empereur ny mesme du Prince Eugene de Savoye, qu’après que le Dey auroit donné satisfaction à Sa Majesté Imperiale de l’insulte que les Corsaires de Tunis ont faite au Pavillon Imperial dans les Mers de Naples & de Sicile”. Il a fallu donc écrire à Tunis et attendre la réponse: pas moins de 10 semaines, sûrement. A ce moment, la patience de Hussein Bey envers l’Etat Habsbourg commençait à s’amenuiser. Entre autres, disait-on, il ne trouvait pas ses “cadeaux” à la mesure de ses attentes. Le consulat de France, ayant d’emblée pris ombrage à l’accord avec l’Autriche, se faisait un devoir de nourrir ses réticences. Mais les causes étaient beaucoup plus complexes. Alors que Youssouf Khoja était encore à Vienne, les rumeurs d’atteintes contre le pavillon impérial se faisaient entendre. Néanmoins, la presse fit part d’un résultat favorable des négociations de l’Envoyé tunisien. “Le Traité conclu avec ce Ministre est, dit-on, très favorable aux Sujets de l’Empereur”, notifia la Gazette d’Amsterdam, d’après une correspondance de Vienne, du 1er avril (1733). Un journal allemand précisa qu’en vertu des négociations avec l’Envoyé tunisien, tous les navires arborant pavillon impérial seraient à l’abri des attaques des corsaires “de cette République”. Il faudrait voir ici plutôt l’engagement qu’on fit signer à Youssouf Khoja, le 19 février (1733), malgré ses réticences et la crainte, exprimée, d’avoir la tête coupée, une fois rentré. Il s’était trouvé devant un dilemme, et il avait hâte de continuer sa mission à Londres. Réciproquement, on continuait, à Naples, de se conformer “au Mandement Impérial envoyé ici il y a un an, portant défense d’arrêter ou de molester aucun Vaisseau de Barbarie, pourvû d’un Passeport de la Régence de Tripoli ou de celle de Tunis” (Gazette d’Amsterdam du 8 mai1733). De Vienne, le 9 avril 1733: Le 3, Jussuf Coggia, cy devant Envoyé de la Regence de Tunis en cette Cour, partit de cette Ville: l’Empereur luy a donné une Chaîne & une Médaille d’or, & l’Impératrice luy a fait présent d’un service de table de vermeil. (Gazette de France du 25 avril1733).
C’est finalement le 3 avril 1733 que la délégation tunisienne plie bagage et quitte Vienne. Avec sa suite, exacerbée d’un séjour prolongé en milieu à tous points de vue étranger, des tractations éprouvantes et des bourses épuisées (le rapport de Penckler fait cas d’une ‘’rébellion domestique“ contre le chef de la mission; quatre de ses compagnons le quittèrent pour se faire acheminer vers Tunis, via Trieste et Naples, avec les présents destinés au bey), et escorté jusqu’à la frontière avec la Bavière par H. Penckler, Youssouf Khoja quitte l’Autriche en direction de Londres (déjà à Vienne il eut des entretiens avec l’ambassadeur anglais). Des correspondants de journaux signalent par intermittence son passage par des villes d’Allemagne (Ravensburg, Francfort, Cologne), avant d’être vu à Amsterdam. Le 26 mai 1733, la présence d’un Envoyé de Tunis à Londres est confirmée. Mais s’agit-il de Youssouf Khoja, ou de ce ‘’certain M’hammad Muçt’afâ al-Tlimsânî“, dont M.H. Chérif dit que Hussein Bey, ayant perdu confiance en Youssouf Khoja, à la fin de 1732, préféra l’envoyer à la cour de Londres, pour l’acquisition de matériaux de construction navale? Quoi qu’il en soit, le 22 octobre 1733, ils sont tous les deux reçus en audience par le Roi Georges II et paritairement traités. L’audience de congé eut lieu le 13 mai 1734; seul Youssouf Khoja y est cité. Une seconde audience de congé de l’Envoyé de Tunis est signalée le 23 juillet 1734.
De Londres, le 19 (!) Octobre 1733. Le 22 de ce mois, on célébra avec beaucoup de magnificence l’Anniversaire du Couronnement du Roy, & le soir, le Duc de Cumberland donna un grand Bal. Le mesme jour, Sibi Mehasned (sic) & Jusuf Cogia, Envoyez de la Régence de Tunis, eurent leur première audience du Roy, & ils furent admis ensuite à celle de la Reine. (Gazette de France du 7 novembre 1733). De Londres, le 23 octobre 1733. Hier, Leurs Majestés le Roi et la Reine ont reçu à l’occasion de l’anniversaire du couronnement de Sa Majesté les compliments de toute la Cour. Les deux Ambassadeurs de Tunis ont été conduits hier à la Cour dans deux carrosses royaux et eurent du Roi leur première audience. Ils sont ici depuis cinq mois déjà. Quelques mésententes avec la République (de Tunis) ont fait que l’audience n’a pu avoir lieu avant que les choses ne soient arrangées. Le Roi a ordonné de leur octroyer 15 livres par semaine pour leurs frais, à compter à partir de leur arrivée. (Hamburgischer Correspondent du 31oct.1733 – Traduit de l’allem.). De Londres, le 20 mai 1734. Le 13 de ce mois, Isuf Coggia, Envoyé de Tunis, eut son audience particulière de congé de Sa Majesté, estant presenté par le Lord Harrigton, Secrétaire d’Etat, & conduit par le Chevalier Clement Cotterel, Maistre des cérémonies: il eut le mesme jour audience de la Reine, du Duc de Cumberland, & de la Princesse Caroline. (Gazette de France du 29 mai 1734). Vienne à la fin du 17e S. On voit à gauche le faubourg Leopoldstadt où a logé l’ambassade tunisienne. Les remparts ont été enlevés au milieu du 19e.
Hormis les obligations de sa délicate mission et les tracasseries avec la commission chargée de l’examen de ses requêtes (on lui réclamait des pièces justificatives qui lui faisaient défaut), Youssouf Khoja ne s’est pas privé de jouir des plaisirs culturels et mondains qu’offrait Vienne à cette époque du Barock. Dès l’arrivée, il se fit réserver une loge au théâtre. A l’instar de la majorité des ambassadeurs maghrébins de l’époque, il affichait une prédilection pour les spectacles de comédie et surtout d’opérette. Une note du 11 janvier 1733 informe que la veille, il s’était rendu avec toute sa suite au Comedi-Hauß et qu’il s’était fort bien amusé. A Linz, sur le chemin de retour, il rétorque à Penckler, quand il lui annonce que la noblesse de la ville l’invitait à une soirée, qu’il préfère aller à la Comédie. (Il a fallu insister pour lui faire reporter le spectacle au lendemain et satisfaire le désir des gens de voir ‘’pour la première fois“ un tel étranger et ‘’admirer ses bonnes manières et sa maîtrise des coutumes européennes“). D’autre part, il entreprit des visites à des fabriques (de porcelaine, de verrerie) et se fit emmener à la galerie d’art et à la bibliothèque impériale. Il assiste un soir à un feu d’artifice, confortablement installé dans une tente que le Maire de la ville fit dresser pour lui…
Le 26 août 1734, on annonçait de Londres que ‘’Issuf Coggia, qui estoit venu icy il y a quelque temps en qualité d’Envoyé du Bey de Tunis, est parti ces jours derniers pour repasser en Afrique“. Cependant, ‘’rien n’indique qu’il soit rentré à Tunis jusqu’à la chute de Hussein ben Ali en 1735“ (M.H. Cherif - L’assertion dans un ouvrage sur Hussein ben Ali, qu’il serait rentré de Vienne fin octobre 1734 avec 5 400 livres est incorrecte). D’après un historien autrichien (H. Benedikt), il aurait été de nouveau aperçu à Vienne en mai 1735. Se trouvait-il en route vers la Turquie?
Mounir Fendri