Dr Slaheddine Sellami - La politique : kryptonite de notre santé publique
Les crises se succèdent, les drames se multiplient et les mauvaises nouvelles sont de plus en plus nombreuses. En se réveillant, notre premier réflexe est de guetter les médias pour lire ou écouter les potentielles actualités macabres.
Ensuite, la journée défile et les émissions télévisées traitant de ces nouvelles foisonnent; idem pour les différentes stations de radio. Le soir, c’est au tour des plateaux de télévision. Ils réunissent des experts, des politiciens et des journalistes pour expliquer, analyser et chercher les coupables.
Au bout du compte, et après une journée où nous sommes surexposés, un seul constat s’impose : à l’optimisme irresponsable du gouvernement et des médias qui lui sont soumis, s’oppose un pessimisme destructeur de l’opposition. Et, finalement, rares sont les propos objectifs et constructifs.
Il est vrai que la situation a commencé à se détériorer bien avant 2011, malheureusement, les personnes qui ont cru dans cette révolution ont vite été déçu en raison de l’accélération de la détérioration. La situation du secteur de la santé en est un exemple.
Loin de l’idéologie, du parti pris et du corporatisme, il me parait important de retracer les étapes qui ont conduit le secteur de la santé à cette descente aux enfers. Ce secteur qui était (et qui peut continuer à l’être) un secteur porteur, honorant la Tunisie moderne, a souffert d’un ensemble de mauvaises décisions politiques difficiles à corriger.
La Santé et l’Education sont deux secteurs qui ont bénéficié, dès l’Indépendance, de toute l’attention de l’Etat. Les projections se faisaient alors avec une vision à long terme et une stratégie claire. Cette combinaison a permis à ses deux secteurs de performer dans la durée.
Malheureusement, malgré la présence d’un personnel médical et de cadres paramédicaux de grande qualité, les services offerts, ne répondent plus aux attentes du citoyen.
Le diagnostic est connu de tous. Plusieurs propositions ont émergé pour améliorer la situation, mais rien n’a été fait. En effet, la volonté politique est absente.
Il y a quelques années, le chef de l’un des services hospitaliers, s’adressant à un ministre de la santé fraichement nommé, avait dit « nous rêvons d’une santé qui nous rappelle celle d’avant 1986 ». Il est à noter qu’à cette époque, ce chef de service était très probablement un jeune résident. Plusieurs mauvaises décisions prises depuis cette date, nous ont conduits à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
Voici quelques faits qui nous permettront peut-être de voir plus clair dans l’enchainement qui a conduit à cette débâcle.
- Au mois de Février 1988, et après une année de diabolisation des patrons de la médecine de l’époque, on décide d’interdire le régime du plein temps aménagé qui permettait aux professeurs de médecine d’avoir une activité privée dans des cliniques agrées. En contrepartie, ils renonçaient à 80 % de leurs salaires dans le public. Cette décision a été suivie par le départ massif d’un grand nombre de chefs de service et de professeurs qui ont été à l’origine de la création des différentes facultés de médecine. Ils ont été remplacés par des jeunes, certes compétents mais qui n’avaient ni l’expérience dans la direction des services, ni l’aura de leurs ainés. On ne le dira jamais assez, cette mesure populiste a fait beaucoup de mal à la médecine et a été le début d’un développement effréné du secteur privé.
- Au début des années 1990, et sous la direction de feu Dali Jazi, une réforme des hôpitaux a été initiée. Il s’agissait de la transformation des hôpitaux en entreprises publiques de santé (EPS). Cette réforme était censée donner une certaine autonomie dans la gestion financière et administrative des hôpitaux. En même temps, elle devait donner plus de responsabilités aux organes de gestion (conseil d’administration, comité médical et directeur général). Malheureusement, très rapidement, les politiques ont vidé cette réforme de son sens en rendant tous ces organes de gestion consultatifs. Les budgets sont alors fixés par l’administration centrale, toutes les décisions importantes au niveau des EPS sont prises sans concertation, et les emplois administratifs prévus par la réforme sont restés vacants. Avec le recul de toutes ces années, on peut affirmer que cette réforme a été un échec cuisant car elle n’a réalisé aucun des objectifs annoncés.
- Jusqu’au début des années 1990, l’hôpital public était considéré comme La référence. Tous les médecins de renom exerçaient à l’hôpital et toutes les nouvelles technologies étaient évaluées dans le secteur public. Les hôpitaux étaient parfaitement équipés.
Par ailleurs, il faut également noter que le développement du secteur privé a appauvri le secteur public. En effet, progressivement, l’accroissement de la proportion de médecins du secteur privé s’est fait aux dépens du secteur public. La carte sanitaire mise en place en 1990 permettait d’avoir une bonne répartition des équipements lourds sur toute la république. Rapidement, et sous l’influence de certains lobbies, cette carte sanitaire n’était plus considérée comme l’élément essentiel pour autoriser l’achat d’un équipement lourd. On note d’ailleurs aujourd’hui que 70 % des équipements lourds en Tunisie se trouvent dans le secteur privé ; secteur qui ne traite que 30% à 35% de la population. Cette différence de développement entre ces deux secteurs est un facteur déterminant dans l’appauvrissement du public. - Le retour vers l’activité privée complémentaire s’est fait d’une manière progressive. Petit à petit, cette activité a attiré l’immense majorité des professeurs et les maitres de conférences. Cette décision controversée, qui a beaucoup nuit au travail dans les hôpitaux universitaires, a été rapidement étendue aux hôpitaux régionaux dans le but d’encourager les médecins à travailler dans les régions intérieures. Ce fut un échec cuisant. Ceux qui ont permis une activité rémunérée au sein même de l’hôpital n’ont pas mesuré la gravité de cette décision. Elle était en effet à l’origine d’une certaine forme de corruption dans le domaine de la santé et d’une baisse de la qualité de la formation. Il aurait plutôt fallut améliorer les conditions de travail dans les hôpitaux et augmenter la rémunération du personnel soignant. Plusieurs propositions ont été faites. Mais là encore, personne n’a eu le courage de les appliquer.
- Vers la fin des années 1990, alors même que les EPS avaient commencé à dégager des bénéfices, à investir dans l’amélioration des conditions de travail et à acheter des équipements, une décision du ministère des finances a mis fin à cette expérience en faisant supporter aux EPS les salaires des ouvriers ainsi que d’autres charges. Cette décision a causé le début des difficultés des EPS et le début de la politique de la sous-traitance. Dans les années qui ont suivi, les exercices comptables de ces hôpitaux ont commencé à être déficitaires. Cerise sur le gâteau, le premier directeur général qui a accusé un déficit considérable n’a pas été sanctionné ni même rappelé à l’ordre. Ceci a poussé tous ses successeurs à suivre son exemple. Le déficit cumulé des structures publiques a ainsi atteint 600 millions de dinars.
- La création de la caisse nationale d’assurances maladies en 2004 a été saluée par tous les professionnels de la santé ainsi que par tous les patients. Malheureusement, la décision d’instaurer les trois filières, la création du forfait pour chaque hôpital, une tarification hospitalière sans rapport avec les coûts réels et la décision de rembourser de la même manière certains actes (qu’ils soient faits dans le public ou dans le privé) ont transformé cet outil. Il était en effet censé assurer l’égaité de traitement vis-à-vis de la maladie entre les différentes couches de la population. Mais il est vite devenu l’instrument aggravant l’inégalité. Ainsi, la CNAM dépense 664 DT/ an pour un affilié qui se soigne dans le secteur privé contre 286 DT / affilié qui se soigne dans le secteur public ! C’est ainsi que nos politiques ont sonné le glas de notre Etat providence en matière de santé.
Après la révolution, nous pensions pouvoir essayer de rattraper ces mauvaises décisions. Malheureusement, les choses ont été de mal en pis. La situation s’est en effet aggravée car d’autres mauvaises décisions sont venues se greffer aux précédentes. - Les différents changements de ministres de la santé n’ont pas permis d’avoir une certaine stabilité. Sans nous attarder sur le degré de compétences des uns et des autres, ces changements ont été accompagnés dans plusieurs cas du départ d’un grand nombre de cadres supérieurs compétents du ministère. Ces ressources ont été remplacées par des recrutements partisans qui ne disposent ni de la compétence, ni de l’expérience de leurs prédécesseurs. Le Ministère a ainsi perdu aujourd’hui toute sa mémoire car le renouvellement a été trop rapide. La continuité de l’état ne s’est matérialisée que dans les accords signés avec la centrale syndicale, sans mesurer les répercussions néfastes sur les budgets de l’état.
- A l’heure où la majorité des pays a évolué vers l’informatisation et la digitalisation de l’ensemble de leurs administrations (et en particulier de leur système de santé), en Tunisie on se démarque. Nous avons en effet créé un centre informatique propre au ministère de la santé qui, non seulement a été inefficace, mais qui a surtout été un frein au développement de l’informatisation. Il plane même sur celui-ci des soupçons de corruption. Son démantèlement est une urgence absolue. La digitalisation aurait permis d’améliorer nettement la gouvernance et de lutter contre les vols, la corruption et les malversations.
- Après la révolution, et avec la faiblesse grandissante de l’état, les syndicats sont devenus de plus en plus puissants. Ils ont réussi à imposer bon nombre de leurs revendications et ont assuré une impunité totale à leurs adhérents. Le laxisme s’est aujourd’hui définitivement installé. Le malade et l’état ont évidemment été les plus grands perdants.
- A chaque problème rencontré et après la survenance de chaque drame nos gouvernants réagissent de manière primaire en limogeant les responsables alors même que leurs compétences sont plus qu’avérées. Et on ne tire aucune leçon de ces différents faits dramatiques.
Le drame récemment survenu dans un hôpital de la capitale en est un énième exemple. N’aurait-il pas été plus logique d’attendre les conclusions de l’enquête et d’évaluer ensuite les responsabilités de chacun ? A cette attitude censée et juste, nos gouvernants ont (une fois de plus hélas) préféré l’impulsion du populisme stérile. Des solutions techniques existent, elles auraient dû être prises avant même la survenue du drame.
Encore une décision inopportune celle d’organiser les assises générales de la santé alors que le dialogue sociétal vient de se terminer après cinq ans d’un travail colossal qui a regroupé professionnels et société civile et qui a débouché sur d’excellentes recommandations. Cette décision ne pourrait s’expliquer que par la volonté de profiter de ce drame pour marquer des points dans le cadre de la campagne électorale!
Il me parait évident que ni les moyens financiers, ni même les procédures de la bonne gouvernance ne peuvent venir à bout des problèmes de la santé sans une véritable lutte contre la corruption et sans une volonté politique réelle d’apporter des solutions efficaces. Les tunisiens doivent savoir que les maux de la santé ont pour origine une décision politique inavouée et une orientation non assumée de détruire ou au moins d’affaiblir le secteur public. Celui-ci n’aurait plus pour mission que de traiter les pauvres, pendant que les citoyens aisés s’adresseraient au secteur privé.
La réforme doit être globale et profonde: améliorer les finances des hôpitaux , donner une réelle autonomie aux EPS avec des objectifs réalisables tout en sanctionnant les mauvais gestionnaires , changer la gouvernance de la CNAM et les accords entre celle-ci et le MSP , informatiser tout le parcours des soins pour limiter vol , corruption et mauvaise gestion et améliorer la rémunération du personnel tout en interdisant l’activité privée et en introduisant la notion de contrat-objectif pour chaque unité hospitalière.
Cette réforme ne peut se faire que par un état fort qui met l’intérêt des patients au-dessus de toutes les considérations .
Sans un sursaut de la population, de la société civile et des professionnels, l’un des grands acquis de la Tunisie moderne, à savoir un secteur « santé publique » performant et au service de tous, risque de disparaître à jamais.
Docteur Slaheddine Sellami