News - 13.03.2019

Projet de loi de l’état d’urgence en Tunisie: Est-ce si urgent?

Projet de loi de l’état d’urgence en Tunisie : Est-ce si urgent ?

Entre « fausse polémique » et impératif législatif, le projet de loi organique portant organisation de l’état d’urgence, en 24 articles, mérite une lecture dépassionnée. Initié par la présidence de la République, adopté en conseil des ministres il a été déposé à l’Assemblée des représentants du peuple le 30 novembre 2018. Présidant lundi le Conseil de Sécurité nationale, le chef de l'Etat a vivement déploré le retard pris au Bardo dans l’aboutissement de ce texte. Il n’a pas caché son désappointement de se voir obligé d’agir, pour la cinquième fois successive sur la base d’un vieux décret désuet datant de janvier 1978, qui se trouve aujourd’hui en non-conformité avec la Constitution et inapproprié. Mettant en garde les uns et les autres, il a annoncé qu’il ne signerait pas un nouveau décret d’état d’urgence, comme attendu le 4 avril prochain, tant que la nouvelle loi ne sera adoptée et prouvée. Eclairages

Le projet de loi soumis à l’ARP fait l’objet d’examen, depuis le 18 janvier 2019, au sein de la Commission des droits et libertés et des relations extérieures, présidée par Latifa Habachi (Ennahdha), avec pour premier rapporteur, Imad Daïmi (CPR) et rapporteur adjoint, Amal Souid (Ennahdha). Six réunions y ont été consacrées, totalisant 13 h 22 mn de durée de travail, avec un taux de présence de 55%, rapporte Marsad.Majles

Pour comprendre le contexte, il convient de remonter d’abord au texte en vigueur, à savoir le Décret n° 78-50 du 26 janvier 1978, réglementant l'état d'urgence. Pris dans l’urgence du « sinistre jeudi noir », en pleine grève générale décrétée par l’UGTT qui s’est soldée par au moins 46 morts et 325 blessés, et des dizaines de procès condamnant plus de 500 syndicalistes, Habib Achour en tête, il est marqué par ses propres spécificités.

Insuffisances, nouvelles exigences

A ce stade déjà, nombre d’insuffisances sont relevées par les spécialistes. La définition des compétences accordées aux gouverneurs, d’une part et au ministre de l’Intérieur reste à préciser. La durée de la période, limitée au maximum à trente jours, avec prorogation par un autre décret d’une nouvelle durée définitive, aussi. Mais également, et surtout les garanties en matière de droits et libertés.
La Constitution du 26 janvier 2014, est venue apporter des dispositions nouvelles à prendre nécessairement en considération. C’est ainsi qu’en son article 65, elle stipule que sont pris sous forme de lois organiques les textes relatifs aux libertés et droits de l’homme, ce qui est concerné par l’état d’urgence.
Si la Constitution ne mentionne pas l’état d’urgence, elle donne compétence en son article 77 au président de la République de « Prendre les mesures requises par la circonstance exceptionnelle, et la déclarer conformément à l’article 80 ». 
Cet article 80, stipule : « En cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle, après consultation du chef du Gouvernement et du Président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle. Il annonce les mesures dans un communiqué au peuple. » S’agissant de deux situations différentes, l’état d’urgence et le cas de péril imminent, avec cependant d’autres cas de figures relatifs à d’autres risques et dangers, une précision s’impose. 
Un autre point  important est à souligner, l’intervention de l’armée nationale et son appui aux autorités civiles, pouvant être requis. Sans autre précision spécifique, l’article 18 de la Constitution stipule : L’armée nationale est une force militaire républicaine armée, basée sur la discipline, composée et structurellement organisée conformément à la loi, chargée de défendre la nation, son indépendance et l’intégrité de son territoire. Elle est tenue à une neutralité totale. L’armée nationale appuie les autorités civiles selon les conditions définies par la loi. » Ce qui reste à définir en situation d’état d’urgence.
Autant de considérations qui exigent une mise en conformité avec la constitution de 2014, la consécration de l’impératif du maintien de la continuité de l’Etat dans une approche de préservation de la souveraineté l’Etat et de défense de l’intégrité territoriale et la garantie des droits et libertés.

Quelles sont les nouvelles dispositions ?

L’état d’urgence est proclamé sur tout ou partie du territoire, par le président de la République, après consultation du chef du Gouvernement et du Conseil de Sécurité National, par décret présidentiel, pour une durée maximum de 6 mois, pouvant être réduite, dans les mêmes conditions de sa déclaration, du moins en fonction de l’évolution de la situation. La durée pourrait être prorogée de 3 mois, et un rapport circonstancié justificatif en sera alors adressé à l’ARP.
Les attributions du gouverneur et du ministre de l’Intérieurs sont bien détaillées. Pour nombre de mesures, le procureur de la République en est systématiquement informé. Egalement, la suspension d’une association ne peut se faire que sur rapport du ministre de l’Intérieur et l’audition de son représentant légal, avec un droit de recours garanti. La remise du passeport et des armes et munitions se fera contre récépissé. L’interception des communications, fera l’objet d’une communication au procureur de la République, dans un délai de 72 heures et les résultats des travaux d’interception seront porté  à sa connaissance. La fouille de tout local ne pourra être effectuée que par des officiers de police judiciaires et en présence, en cas de local vacant, de deux témoins. Etc.
Quant à l’intervention de l’armée nationale en appui aux forces de sécurité intérieure, la décision appartiendra au président de la République, après délibération du Conseil de Sécurité nationale. Elle se fera en parfaite coordination, dans le cadre de plans d’interventions faisant l’objet d’un arrêté conjoint qui sera pris par les ministres de la Défense nationale et de l’Intérieur et qui sera porté à la connaissance du chef du Gouvernement et du Conseil de Sécurité nationale. 

La Tunisie en référence

L’organisation de l’état d’urgence est un mal nécessaire. Face aux lourdes menaces sécuritaires qui continuent à s’exercer sur le pays et, dans une perspective plus large d’Etat de Droit, le législateur doit pouvoir trouver la bonne formule appropriée. C’est ce que les Tunisiens attendent de l’ARP. Pays d’éminents juristes depuis Rome, la Tunisie servira de référence en la matière.