News - 13.03.2019

Intelligence artificielle: Une priorité tunisienne

Intelligence artificielle: Une priorité tunisienne

Tel un mirage, l’intelligence artificielle (AI) subit en Tunisie l’effet pervers du foisonnement des initiatives et de l’absence d’un vecteur national au plus haut niveau de coordination, d’impulsion et de mobilisation cohérente, incarnation d’une politique publique appropriée. Ni stratégie nationale d’ensemble, ni point focal d’appui, ni écosystème efficient : nous risquons de rater ce virage historique. Un levier puissant devant installer la Tunisie dans la 4e révolution industrielle issue de la révolution numérique. « Fusion des technologies gommant les frontières entre les sphères physique, numérique et biologique, adossée à la croissance exponentielle de la puissance de calcul informatique et la mise à disposition d’énormes volumes de données », l’IA façonne déjà le quotidien et projette l’avenir. Celui qui détiendra l’AI détiendra le monde ! Tout est à notre portée. Les Tunisiens sont très doués et peuvent y exceller, si...

Comment la Tunisie s’y prend-elle ?

Très mal ! En rangs dispersés. Chaque département ministériel y va de son côté.

Premier professeur d’université à avoir introduit en Tunisie l’IA, Khaled Ghedira, actuellement recteur du Groupe Université centrale, avait fondé il y a 14 ans, en 2005, l’Association tunisienne pour l’intelligence artificielle (Atia). Sur près de 600 structures de recherche universitaires, révèle-t-il à Leaders, une trentaine seulement, au mieux, œuvrent dans des domaines connexes, sans qu’il y ait des laboratoires spécialisés. S’il est vrai que partout sont dispensées des formations d’introduction à l’IA, on est loin encore de plonger dans les profondeurs spécialisées.

«Nous avons mandaté, depuis bientôt un an, une task force présidée par le Pr Jalel Ezzine (Enit), titulaire de la Chaire Unesco sur la science, la technologie et l’innovation, pour élaborer une stratégie nationale en la matière», indique à Leaders Khalil Laamiri, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, chargé de la Recherche scientifique. C’est l’occasion d’ouvrir un large débat associant toutes les parties prenantes et d’aboutir aux fondements de l’indispensable stratégie. Les livrables viendront.»

Le Pr Jalel Ezzine déclare que depuis le premier atelier organisé en avril 2018 en partenariat avec l’Agence nationale pour la promotion de la recherche scientifique (Anpr), la première démarche a été celle de cadrage et de méthodologie. Dix groupes de travail spécialisés ont été mis en place. Certes, reconnaît-il, l’avancement des travaux n’a pas été au rythme souhaité, mais à présent tout est relancé pour intégrer et fédérer les différentes options en une seule stratégie nationale.

Prenant le taureau par les cornes, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Slim Khalbous, affirme à Leaders qu’il s’apprête à battre le rappel et donner à la démarche une dimension plus grande et une vitesse plus soutenue afin de ficeler la stratégie avant la fin de l’année en cours. Il ajoute qu’au Centre de calcul El-Khawarizmi (CCK), une salle aux normes est fin prête pour recevoir un supercalculateur qui sera livré par la Chine cette année. Sauf que...

Le cloisonnement est total

Si l’aspect recherche et formation est assuré par le ministère concerné, les autres aspects, opérationnels et appliqués ne bénéficient pas d’une prise en charge effective. Le cloisonnement est total. C’est ainsi que le ministère de l’Industrie et des PME, dans le cadre de sa stratégie de passage vers l’industrie 4.0, lance le débat sur l’IA et organise le 25 avril 2019 le « Tunisia Smart Industry Forum » sur le thème : « L’intelligence artificielle: un levier de la compétitivité pour l’entreprise ». La thématique proposée est plurielle. Quelles sont les opportunités et menaces de cette technologie sur la compétitivité de l’entreprise ? Quelle démarche la Tunisie devrait-elle adopter pour profiter de cette transition technologique ? Quels sont les secteurs qui sont assez matures pour intégrer cette technologie ? Quels sont les principaux acteurs qui vont pousser vers l’adoption de ce changement ?

De son côté, le ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale s’invite lui aussi, mais avec une autre approche. C’est ainsi que l’édition 2019 du Forum de l’investissement en Tunisie (Tunisia Investment Forum -TIF) qui se tiendra à Tunis les 20 et 21 juin, à Tunis, sera placé sous le thème de “La Tunisie à l’avant-garde de l’intelligence artificielle”. Déjà ?

Cherchez la cohérence, cherchez l’efficience. Et pourtant !

Loin des bureaux et de la bureaucratie, une vingtaine de jeunes entreprises tunisiennes sont déjà à l’œuvre. Avec des applications simples mais très utiles et immédiatement bénéfiques, elles développent et déploient auprès de clients en Tunisie et à l’étranger des solutions qui ont prouvé leur performance.  L’écho de ces réussites, il faut les trouver surtout dans la grande presse internationale. A la tête de la société Seabex, qu’elle a fondée avec trois coéquipiers, Amira Cheniour, ingénieure informaticienne originaire de Mahrès, développe des systèmes intelligents pour améliorer la production agricole en Tunisie. «Les solutions intelligentes proposées, explique-t-elle dans le Nouvel Observateur, visent à rationaliser l’utilisation des ressources, eau, fertilisants, énergie… afin de produire plus et mieux : capteurs posés dans les sous-sols et sur les sols des fermes pour mesurer la salinité, la température et la pluviométrie ; traitement des données en station ; application mobile pour suivre en temps réel et contrôler à distance l’irrigation et la fertilisation ; plateforme avec des experts agronomes, etc.»

Toujours dans le domaine agricole, Slim Fendri, champion de l’huile d’olive bio, a su tirer profit de l’IA, grâce à une startup 100% tunisienne. «Des dizaines d’oliviers octogénaires sont reliés à un programme d’intelligence artificielle, rapporte notre confrère Le Monde. Humidité du sol, température de l’air, vitesse du vent, tension de la sève dans les feuilles… Les données mesurées en continu sont analysées par un algorithme qui établit quand et dans quelle quantité il est préférable d’arroser les arbres. Une approche inédite en Afrique. Le programme utilisé, appelé Phyt’eau, peut être géré par Slim Fendri via un simple Smartphone. Cette expérimentation est le premier test grandeur nature pour iFarming, une startup imaginée au Centre de biotechnologie de Borj Cédria. Les deux cofondateurs, le chercheur Samir Chebil et son ancienne étudiante Rabeb Fersi, estiment que leur algorithme pourrait faire économiser jusqu’à 40 % d’eau à un agriculteur, pour une production accrue d’au moins 20 %.»

A la tête d’Expansya, ses deux cofondateurs, Karim Jouini et Jihed Othmani, cartonnent. Du plus simple au plus spécialisé, ils sont à la fois dans les solutions de base et les applications sur mesure. Les success stories ne manquent pas.

Ces Tunisiens émérites à l’étranger

A l’étranger aussi, des Tunisiens excellent en IA. Parmi les entreprises, Data Performers, fondée à Montréal par Mehdi Merai et Mohamed Amine Ben Ayed, fait référence (lire le reportage spécial dans ce numéro). Dans la communauté scientifique internationale, Mrwane Ksontini, 35 ans, spécialisé dans l’ingénierie informatique, les sciences d’informatique et de l’intelligence artificielle, à l’Université du Michigan, a été élu Meilleur enseignant d’éducation numérique et a obtenu le Prix du meilleur chercheur et professeur conférencier aux Etats-Unis d’Amérique pour l’année 2018. Le président Caïd Essebsi n’a pas manqué de lui rendre hommage lors de la Journée du savoir, le 24 juillet dernier, en lui décernant le Prix du Meilleur chercheur tunisien à l’étranger.

A Montréal, Neila Mezghani, titulaire de la chaire de recherche du Canada en analyse de données biomédicales, se distingue en matière d’analyse et de classification de données en génie biomédicales ainsi que l’élaboration d’outils basés sur des méthodes d’intelligence artificielle pour le développement de systèmes d’aide à la décision.  Professeure associée à l’École de technologie supérieure (ETS) et l’Institut national de recherche scientifique (Inrs-EMT), elle moissonne sans cesse grands prix et hautes distinctions.

A Paris, Nozha Boujemma, directrice de recherche Interia, directrice de l’Institut Convergence Dataio Sciences des données, intelligence & société, a été choisie par l’Union européenne en tant que vice-présidente du groupe de haut niveau sur l’intelligence artificielle - High-Level Group on Artificial Intelligence - AI HLG - (lire l’article qui lui est consacré dans ce numéro). Toujours à Paris, Moez Chakchouk occupe le poste important de sous-directeur général pour la communication et l’information. Au sein de l’Unesco, une autre Tunisienne d’exception, Sonia Bahri, conseillère du président de la Commission nationale française pour l’Unesco (Cnfu), est très impliquée en IA...

La Kasbah doit s’engager

La liste des Tunisiens émérites en IA est longue.  Cependant, peu les connaissent. Et très peu encore ceux qui leur font appel. Aujourd’hui, c’est impératif. Il est grand temps de réunir les états généraux de l’intelligence artificielle, avec la participation des acteurs les plus significatifs du monde de la recherche, de l’entreprise de conception et de développement, de l’entreprise devant en bénéficier, des pouvoirs publics et de la société civile impliquée.

Il est grand temps que le gouvernement prenne l’IA à bras-le-corps en créant sous l’autorité directe du chef du gouvernement une délégation interministérielle dédiée à la question. Sans attendre la mise en place d’un centre national de l’IA, il s’agit de rattraper le temps perdu et d’engager une politique publique appropriée. A l’Etat de procéder à la refonte législative et réglementaire indispensable, au décloisonnement des bases de données accessibles, à la promotion de filières et programmes de formation, au financement de la recherche scientifique nécessaire et à l’encouragement effectif des entreprises concernées. Il lui appartient également de lancer, pour le compte de l’administration et des entreprises publiques, les commandes de solutions AI à même de créer un carnet de commande incitatif. Mais aussi de concentrer une bonne partie de la coopération internationale à l’attraction de grandes multinationales capables de fournir des accélérateurs idoines de calculs et de contribuer à la construction d’un écosystème utile.