Slaheddine Caïd Essebsi: Mon ami de toujours, Rachid Ben Yedder (Album Photos)
Il me faut contenir mon émotion, tant sa perte m’est cruelle. Ce qui me lie à Rachid est une amitié sincère, réelle, désintéressée et loyale, plusieurs décennies durant, toute une vie ! Nous nous étions connus dès notre enfance, tous deux élèves au début des années 1940 à l’annexe du collège Sadiki (primaire) puis au collège Sadiki (secondaire). Depuis lors, nous ne sommes presque plus quittés. Même si pendant nos études en France où chacun était allé de son côté, nos contacts n’étaient pas très fréquents, nous nous sommes rapidement retrouvés à notre retour en Tunisie, au début des années 1960. A Sadiki, Rachid était très studieux, laborieux, assidu. Pour rien au monde, il ne pouvait se risquer à redoubler une année. Bachelier, il ira, me devançant de deux années, faire droit et Science Po à Paris. De mon côté, exclu du lycée suite aux évènements du 18 janvier 1952, j’ai dû partir à Montpellier faire mon bachot, avant de ‘’monter’’ à Paris, pour mes études en économie, finance et fiscalité qui m’ouvriront au droit.Nos retrouvailles à Tunis scellaient encore plus et à jamais nos liens. Investi dans le développement des affaires de la famille auprès de son père Haj Brahim et de son frère Béchir, on avait pris l’habitude de nous rencontrer au siège des Cafés Ben Yedder, rue Dag Hammarskjöld, près du port, où officiait Béchir et se rendait souvent le père, ou chez Haj Brahim, au siège historique, rue Al Jazira. J’étais déjà incorporé dans la famille.
Alors que j’accomplissais mon stage d’avocat au cabinet de Me Raymond Scemama, Rachid s’imprégnait de la gestion des entreprises du groupe. Puis, j’ouvrais mon propre cabinet, au 25 avenue Bourguiba, et lui s’installait presque en face, au siège de la Société nationale d’investissement (SNI), qui sera le noyau fondateur de la future Bdet. Rachid mettait ainsi un pied dans la finance et l’investissement publics. Nommé ministre des Affaires économiques en 1969, Hassen Belkhodja fera appel à lui pour diriger son cabinet. Il s’y exercera pendant les quelques mois que durera le gouvernement de Béhi Ladgham, acquérant une bonne connaissance du fonctionnement de l’administration et d’un ministère aussi important.
Rachid était ravi de recouvrer sa liberté et de se consacrer à sa véritable vocation de développeur économique et financier. L’occasion lui sera offerte lors de la cession, en 1971, du Crédit foncier et commercial de Tunisie (Cfct), un vieil établissement bancaire fondé en Tunisie au début du siècle dernier. Rachid portera alors le premier groupe tunisien privé à détenir une banque. Puis, à réussir sa transformation. Tout sera redéployé et il en fera le vaisseau d’amirauté du Groupe Amen.
Un passionné
Rachid était un passionné! Tout ce qu’il entreprenait, il le faisait avec passion, y allant jusqu’au bout. Même dans ses loisirs. L’acquisition dans les années 60 d’une ferme du côté de Mdjez El Beb l’attachera à l’amour de la terre, de l’agriculture, des l’élevage, et particulièrement du cheval. Il s’y adonnera alors avec passion, prenant un réel plaisir à pratiquer l’équitation. Enfant de Djerba, son amour de la mer n’a pas d’égal. Il sera épris de pêche et de navigation, adorant voguer en mer, dans le golfe de Tunis, poussant ses sorties à la Sicile toute proche et au-delà. Espérantiste de génération en génération, il acceptera, non sans beaucoup d’humilité, de faire partie de ses présidents d’honneur. Homme de cœur, il poursuivra la tradition familiale de soutien au Croissant Rouge et y œuvrera en tant que vice-président. Toujours dans l’efficacité et la discrétion.
Jamais au premier plan, jamais à la hâte
Qu’est-ce qui nous a attachés l’un à l’autre? C’est surtout son honnêteté, sa fidélité, sa prudence, son intelligence, sa culture profonde, son ouverture d’esprit, la modernité de ses vues et ses valeurs fondatrices. C’est ce qui lui a permis de construire et de réussir sa vie professionnelle, sans erreur, et sa vie familiale avec beaucoup de bonheur. Sa réussite n’a pas été sans être adossée à une réserve naturelle et à une discrétion totale. S’entourant des meilleurs collaborateurs, il s’attachait à faire appel à de grosses pointures parmi de hauts responsables de l’économie et des finances pour leur confier la gestion d’entreprises du groupe. Poussant ses enfants à réussir leurs études, il les préparera à assumer, à leur tour, leur rôle dans la gestion et le développement du groupe, sans les hisser aux plus hautes fonctions, se gardant de les exposer précocement aux aléas des premiers postes.
L’art et la manière de consulter, mais de tout travailler lui-même
Il ne se passait pas un seul jour sans qu’on s’appelle. Pour se dire bonjour, demander l’un des nouvelles de l’autre, s’informer de l’actualité, se consulter mutuellement et partager notre amitié. Juriste de formation, rompu aux finances, Rachid savait traiter ses dossiers. Et tenait à les travailler lui-même, de bout en bout, s’enrichissant cependant d’avis, recommandations et conseils dont il faisait une bonne synthèse avant de prendre sa propre décision.
Inconsolable!
Chacun était pris de son côté par ses occupations professionnelles, mais on s’arrangeait toujours pour nous aménager, régulièrement, des rencontres fort conviviales. Depuis une vingtaine d’années, et alors qu’il commençait à se dégager de l’opérationnel, Rachid était plus disponible, me faisant l’amitié de m’appeler plus fréquemment. Je l’accueillais alors avec la fameuse phrase du temps de Haroun Errachid: qu’il prenait de tout son large sourire. On s’est beaucoup rapprochés l’un de l’autre ces dernières années, prenant notre temps pour discuter, aller manger ensemble, promener nos réflexions sur ce qui se passe, nous épancher l’un sur l’épaule de l’autre. J’étais son confident, il était mon confident. En toute confiance. C’est vous dire combien il me manquera, combien j’en serai inconsolable.
Slaheddine Caïd Essebsi
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