Le Gouvernement face aux enfants du Regueb: Un déni de responsabilité !
Par Hatem Kotrane - Dans son livre «La communication non violente au quotidien», Marshall B. Rosenberg liste des formes de communication qui nous coupent de la vie, parmi lesquelles le «déni de responsabilité» qui implique que nous n’avons pas le choix et donc que les conséquences de nos actes ne nous incombent pas…
Le gouvernement, lors de la séance plénière de dialogue organisée lundi dernier devant l’Assemblée des représentants du peuple et l’audition de pas moins de cinq ministres clés, en rapport avec l’affaire du cloître religieux établi dans la campagne de Regueb, a-t-il fait justement montre de « déni de responsabilité » en refusant de reconnaitre ouvertement la responsabilité de ses actes et de ses défaillances quand il attribue la cause de la misère humaine, de la violence et des actes d’abus sexuels subis par les enfants :
- aux actions des autres, y compris les parents, trop inconscients de leurs devoirs parentaux envers leurs enfants,
- à des activités incontrôlables de groupes intégristes auto proclamés défenseurs de l’islam rigoriste et investis d’une mission divine d’en faire diffuser le texte sacré et d’en enraciner les commandements auprès des enfants et des jeunes!
Intervenant à l’ouverture de la séance de dialogue avec le gouvernement, tenue ce lundi 11 février à l’Assemblée des représentants du peuple, la ministre de la Femme, de la Famille, de l’Enfance et des Seniors a, certes, rappelé que le concept d’école coranique n’existe pas dans la loi. Il n’y a que l’école publique et les koutabs qui sont organisés, et les jardins d’enfants municipaux qui relèvent du ministère, tout ce qui est dehors de ça, revient à des espaces anarchiques, a-t-elle souligné.
Le ministre chargé des Relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et des droits de l’Homme a fait utilement savoir, pour sa part, que le gouvernement œuvre à remédier aux lacunes du décret-loi n° 2011-88 du 24 septembre 2011 portant organisation des associations, dans le respect total de la Constitution et des libertés, et ce, en vue de mettre en place, notamment, une plateforme électronique qui permette de contrôler l’action des associations et leur financement, tout en rappelant que les amendements introduits à la loi organique n° 2015-26 du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent, au niveau de la surveillance des organisations, et la loi promulguée récemment sur le registre national des entreprises et des associations, sont de nature à structurer le dossier des associations, sans compter le travail de contrôle accompli par le Centre d’information, de formation, d’études et de documentation sur les associations (Ifeda).
Soit ! Tout cela est bien connu et quasiment reconnu par tous les intervenants lors de la séance plénière de dialogue de l’ARP! Au-delà des prises de position partisanes des uns et des autres, les agissements des fondateurs de l’école du Regueb sont reconnus comme étant illégaux, la constitution d’une « école coranique » étant contraire en particulier aux dispositions des textes juridiques relatifs aux établissements de l’enseignement privé pré-scolaire, primaire et secondaire, y compris notamment la loi d’orientation n° 2002-80 du 23 juillet 2002, relative à l’éducation et à l’enseignement scolaire, telle qu’elle est modifiée et complétée par la loi n° 2008-9 du 11 février 2008 et le Décret n° 486 du 22/02 2008 relatif aux conditions d’obtention d’une autorisation pour la création d’établissements éducatifs privés ainsi qu’à leur organisation et leur fonctionnement.
Plus, les agissements des personnes en charge de la direction de l’école du Regueb pourraient, à la lumière des informations criminelles ouvertes par le Procureur de la République de Sidi Bouzid, constituer des crimes sexuels de viol et d’attentat à la pudeur dans les conditions définies par les articles 227 (nouveau) et 228 (nouveau) du Code pénal, voire relever des crimes de traite des êtres humains, tels que définis par la loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016 relative à la prévention et à la lutte contre la traite des personnes, comme l’a justement fait ressortir Mme Raoudha Laabidi, Présidente de l’Instance Nationale de Lutte contre la Traite des Personne.
Un partage de «déni de responsabilité»!
La difficulté, aux plans politique, juridique et moral, est qu’aucune des parties, gouvernement et représentants des divers partis et courants politiques, ne veuille assumer la responsabilité directe de actes et défaillances liés à l’affaire du cloître religieux de Regueb! Un partage de « déni de responsabilité » en somme. La faute en incombe bien à autrui, c’est-à-dire à tout être qui n’est pas moi (Jean Paul Sartre)!
D’aucuns penseraient qu’il vaudrait mieux, au final, en terminer au plus vite avec cette affaire de peur de la voir perturber les stratégies politiques des uns et des autres à moins d’une année des prochaines échéances électorales ! N’avait-on pas déjà assisté à tant de scènes, y compris notamment celle du Gouverneur de Kébili remettant des diplômes à des fillettes enveloppées dans d’étranges robes-Hijab (Voir notre article «Le Gouverneur face aux fillettes de Kébili- Une forme d’embrigadement contraire aux droits de l’enfant», la Presse du 2 décembre 2017), et surtout celle du prédicateur wahabite Al Aouadi qui avait rendu un hommage aux «petites princesses de Zarzis», des petites filles de trois à quatre ans venues l’accueillir en hidjab dans un jardin d’enfant coranique à Zarzis, en les félicitant au nom de Allah pour le port du voile.
A la réflexion pourtant, cette affaire des enfants du Regueb, révêlée au grand jour grâce à l’émission des quatre vérités de Hamza Belloumi, devrait nous interpeller tant elle contredit toutes les valeurs et principes enchâssés dans la Convention des droits de l’enfant qui proclame que les enfants sont des Sujets de droits et de parole, dont la dignité individuelle, l’intérêt supérieur, la vie privée, doivent, en toute hypothèse et tous lieux, être protégés et respectés, sans discrimination aucune, à Tunis comme au Regueb et dans tous les gouvernorats, communes, quartiers et autres remparts de la République!
Mais cette affaire nous rappelle la responsabilité directe de l’Etat et du gouvernement, tous ministères, organes judiciaires et instances administratives de prévention et de contrôle confondus ! L’on apprend, à cet égard, que plusieurs correspondances ont été envoyées aux ministères et autorités en charge sur l’état de nombreuses écoles coraniques, que la dite école du Regueb a fait l’objet, elle-même, d’une décision de fermeture antérieure. Autant de révélations qui mettent en avant des dysfonctionnements, des défaillances et d’aucuns évoquent même des complicités, voire des infractions pouvant ressortir des crimes définis par la loi organique n° 2015-26 du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent!
En attendant, les enfants de l’école coranique de Regueb ont été accueillis au centre Amali à Hammam-Lif dans le gouvernorat de Ben Arous, afin de leur apporter le soutien nécessaire. Les média se sont même donnés sans réserve, parfois, dans la couverture des visites effectuées auprès de ces enfants par des députés beaucoup plus enclins à redorer leur image, qu’à se soucier des droits de ces enfants à la protection contre une utilisation inappropriée de leur image, contre une violation des leurs droits à la vie privée, ainsi que contre les dangers de leur «revictimisation»!
Au total, l’affaire des enfants de l’école coranique du Regueb vient-elle surtout nous rappeler cette réalité, à savoir que nous vivons en Tunisie une époque essentiellement ambivalente, y compris dans le domaine des droits de l’enfant. Et s’il est vrai que la Tunisie est généralement reconnue comme un pays de référence en matière de reconnaissance formelle des droits de l’enfant, depuis notamment l’adoption du Code de la protection de l’enfant, le 9 novembre 1995, notre pays expose, en même temps, de plus en plus, à des risques ses enfants : enfants pauvres, enfants victimes de différentes formes de négligence, de violence et d’exploitation, enfants abandonnés par le système scolaire, encore incapable de résorber ses défaillances, à savoir entre autres, selon le Comité des Nations Unies des droits de l’enfant, dans ses observations finales adoptées à l’issue de l’examen du troisième rapport périodique de la Tunisie, «…les taux d’abandon et de redoublement dans les premier et second cycles de l’éducation de base, la persistance des disparités entre les régions et entre les milieux urbain et rural en matière d’éducation et de qualité des établissements d’enseignement; ainsi que le fait que le taux d’inscription dans les structures éducatives pour la petite enfance reste faible et que beaucoup de familles pauvres et de familles vivant en milieu rural sont exclues de ces structures à cause du retrait progressif du secteur public au profit du secteur privé en tant que prestataires de services d’éducation préscolaire» (Cf. CRC/C/TUN/CO/3, 25 mai – 11 juin 2010, Par. 55).
Le constat est important et grave, car il rappelle, plus de cinq années après l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014, que le respect des droits de l'homme commence par la manière dont une société traite les enfants! Une société qui se soucie des enfants leur offrira la liberté et la dignité, en créant des conditions qui leur permettent de développer toutes leurs potentialités et d'être prêts à mener une vie d'adulte pleine et satisfaisante.
Dans l’affaire des enfants du Regueb, l’Etat aura failli à son rôle et commis une violation de ses obligations, y compris notamment l’obligation de protéger les enfants contre l’embrigadement idéologique ou religieux qui peut, à ce titre, être qualifié comme une forme de violence ou d’atteinte «psychique» à l’enfant au sens de l’article 2 du Code de la protection de l’enfant ainsi qu’une atteinte aux dispositions de l’article 19 du même code interdisant «… d'exploiter l'enfant …, y compris le fait de lui inculquer, le fanatisme et la haine … ».
Au final, devrions-nous rappeler que l’Etat ne peut se soustraire à son devoir de protéger les enfants contre toutes ces formes d’exploitation et d’embrigadement, en remettant tout aux soins des parents, spécialement lorsque ces derniers sont eux-mêmes démunis ou inconscients de leurs devoirs envers leurs enfants. L’Etat, depuis les plus hautes instances jusqu’aux divers responsables de la mise en œuvre des politiques et programmes en direction des enfants, est tenu d’empêcher vigoureusement que ces derniers, spécialement les plus vulnérables d’entre eux, ne soient la cible de ces formes d’éducation contraires au modèle républicain forgée par la Tunisie durant plus d’un demi-siècle et appelé à être sauvegardé et renforcé au bénéfice de tous les enfants à qui l’avenir appartient!
Alors puisse cette malheureuse nouvelle affaire susciter une prise de conscience générale, au niveau de l’Etat, des organisations de la société civile, des familles et des parents, et lancer un appel en vue de vaincre l’inertie des mécanismes de prévention de la violence à l’égard des enfants, pour que les droits de l’enfant retrouvent la priorité absolue dans nos programmes et nos comportements!
C’est à ce titre que les enfants, notamment les plus vulnérables d’entre eux, pourront véritablement continuer à inscrire éternellement la Tunisie dans leur confiance!
Hatem Kotrane
Professeur à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis,
membre et ancien vice-président du Comité des Nations unies des droits de l’enfant