Les leçons tunisiennes de Davos 2019
Davos (Suisse) — De l’envoyé spécial de Leaders, Taoufik Habaieb. Quels bénéfices réels un petit pays comme la Tunisie peut-il tirer du plus grand rassemblement économique mondial tel que le Forum de Davos ? Tout simplement, tester la pertinence de son discours sur les décisionnaires du monde. Mais aussi s’imprégner de la dense pensée, dans sa riche diversité, qui y est développée. Si chacun des 60 chefs d’Etat et de gouvernement, 300 ministres et autres 3 000 participants de 115 pays et économies ont convergé fin janvier dernier vers ces hauteurs alpines suisses enneigées, avec leurs propres convictions et leurs grandes ambitions, ils sont tous à la recherche de motifs d’optimisme pour vaincre, en ces temps tumultueux, tant d’incertitudes.
Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, qui est depuis 2017 à son deuxième forum économique mondial, en a fait l’expérience. Enchaînant les entretiens avec la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, la chancelière allemande, Angela Merkel, des commissaires européens, le président de la BAD, Akinwumi Adesina, et autres banquiers, mais aussi chefs de gouvernement et ministres (alors que Zied Ladhari était chargé de rencontrer la présidente par intérim de la Banque mondiale, Kristalina Georgieva): il était à l’écoute, mais surtout au plaidoyer. Saisir le reflet de la Tunisie aux yeux de ses interlocuteurs et leur livrer les messages d’attente pour les convaincre de mieux la soutenir.
Sa tâche n’est guère facile, avec tout ce qui se passe en Tunisie, sur pratiquement tous les fronts : politique, économique et social. Difficile de l’expliquer et de convaincre. Ses interlocuteurs ne sont guère prêts à admettre sans sourciller tant de retards dans la mise en œuvre des réformes urgentes prescrites, tant de débats à l’infini sans aboutir à des décisions, tant de tergiversations dans la lutte contre la contrefaçon et la contrebande, tant de laxisme dans la collecte des impôts, tant d’impuissance face au redémarrage à plein gaz de la production phosphatière et pétrolière, tant d’affrontements politiques et sociaux... S’ils reconnaissent quelques avancées, ils ne manquent pas d’exprimer, en termes à peine voilés, leurs «inquiétudes». S’ils se laissent aller à des encouragements, ils se retiennent d’affirmer tout engagement financier additionnel conséquent.
Parler vrai !
Youssef Chahed a dû le percevoir lors de ses tête-à-tête ou en élargi. Avec le ralentissement économique qui s’amorce dans les pays avancés, les inconnues des prochaines élections européennes de mai prochain, et surtout les mutations profondes qu’introduira la quatrième révolution industrielle, plus technologique, robotisante des systèmes et des âmes, le doute se fraye son chemin. Autant de sérieuses interrogations taraudent les grands de ce monde, et qui secouent particulièrement les institutions financières. Autant elles concernent la globalisation et chaque pays, autant elles ne résistent pas à leurs politiques sur la Tunisie. L’appui à la démocratie naissante et la transformation économique et sociale est-il approprié, suffisant et bien utilisé ?
Tony Blair, l’ancien Premier ministre britannique, bien que controversé, ne manquera pas de le lancer à des membres de la délégation tunisienne croisés à Davos. « La communauté internationale vous soutient-elle suffisamment?», leur demandera-t-il. Antonio Guteres, secrétaire général de l’ONU, le dira plus crûment à Youssef Chahed: « Est-ce que les Européens se sont finalement réveillés? » Son ton compatissant doit se transformer en appel urgent, du haut de son magistère. Même s’il n’a pas d’autorité directe sur les bailleurs de fonds et leurs actionnaires, sa voix, bien portée, peut compter.
Un contre-discours nécessaire
«Le discours tunisien manque cependant de concepts, d’argumentations persuasives et de punch, estime un analyste rencontré par Leaders à Davos. Continuer à jouer les bons élèves et s’échiner à «vendre» les avancées et plaider les circonstances atténuantes devant le FMI, la Banque mondiale et l’Union européenne s’avère peu productif, poursuit-il. L’unique stratégie est de renverser la vapeur en démontrant aux dirigeants de ces institutions leurs propres erreurs d’exigences et de contraintes. Les exemples ne manquent pas: en bloquant les recrutements dans la fonction publique, au titre du ratio de la masse salariale par rapport au PIB, et en limitant les financements, ils contribuent à la dégradation des services publics de base pour la population.» «Combien de nouvelles unités de soins de santé, entre dispensaires, services spécialisés et hôpitaux, sont restées, à ce jour, fermées, faute de médecins et de personnel de santé disponibles, ajoute-t-il? Pas moins de 28 et dans toutes les régions ? Avec 4 000 départs non remplacés entre médecins, techniciens supérieurs et infirmiers qui ont quitté le ministère de la Santé rien que durant les deux dernières années 2017 et 2018, de quelle qualité de soins peut-on parler? Avec des dizaines d’élèves qui ne font leur rentrée scolaire, depuis cinq ans, que fin novembre, faute d’enseignants et de suppléants, de quelle qualité de l’enseignement peut-on se prévaloir? Avec des parcs d’autobus, de trains et d’avions vétustes et constamment en panne, faute de pièces de rechange et de nouvelles acquisitions, comment peut-on garantir un fonctionnement acceptable des transports publics? Ne vous demandez pas alors pourquoi le mécontentement des Tunisiens est exacerbé. S’ajoutant à l’inflation, à la flambée des prix, l’érosion du pouvoir d’achat, l’aggravation du chômage et la dégradation de la parité du dinar, les Tunisiens font face au quotidien et, à leur corps défendant, aux pires épreuves. Merci FMI, Banque mondiale, Union européenne et amis de la Tunisie !»
S’il ne l’a pas révélé aux médias, Youssef Chahed n’a pas manqué de développer ces aspects devant ses interlocuteurs, à Davos, selon ses proches. «Ce sont là les propos qu’il tient, sans détour, chiffres à l’appui», affirment-ils. Ce discours, jusque-là tenu à huis clos, gagnerait cependant à être approfondi, bien argumenté et sans cesse actualisé, et mis en avant, dans la sphère publique, par tous les dirigeants tunisiens, en toute cohérence.
De grandes interrogations
Toutes proportions gardées, le cas de la Tunisie n’échappe pas aux incertitudes qui ont plané cette année sur le Forum de Davos. Comment faire face aux vérités inconfortables d’un nouveau monde qui s’annonce? Comment survivre et prospérer en ces temps de tumultes? Tous se posent les mêmes questions, qu’il s’agisse des confrontations commerciales, notamment entre les Etats-Unis et la Chine, les deux économies mondiales dominantes et interconnectées, avec leurs conséquences sur les autres systèmes financiers et commerciaux mondiaux de plus en plus interdépendants, ou d’autres défis. La quatrième révolution industrielle, vecteur de la mondialisation 4.0, marquant un glissement rapide de la simple numérisation vers la véritable innovation, fondée sur les talents plus que les capitaux, avec son corollaire, à savoir un nouveau pouvoir technologique, et d’une montée de la robotisation de l’humanité, mais cependant l’émergence d’une nouvelle conscience morale, individuelle et collective. L’impact de cette quatrième révolution se répercutera non seulement sur les entreprises, les gouvernements et les individus, mais changera profondément les perspectives d’avenir, remettant en question tant de concepts, en ce temps de basculement technologique rapide et imprévisible. A quels nouveaux secteurs et métiers l’enseignement doit former? Comment concilier moins de main- d’œuvre classique à faible rémunération et plus de compétences spécialisées dans des emplois plus sûrs et valorisants à salaires élevés? Quelles garanties pour la préservation de la vie privée et de l’intimité individuelle? Les partis politiques, prisonniers de leur pensée unique et de leurs vieilles pratiques, sont quasiment tous en crise. Peuvent-ils encore formuler des politiques publiques et inspirer leurs gouvernements? Sans intensification de la transparence et de l’engagement des consommateurs déjà submergés par les nouveaux modes de consommation, et sans interaction avec la société civile et les nouveaux pouvoirs locaux, les autorités centrales pourront-elles se maintenir aux commandes? Bref: comment façonner un avenir en fonction de nos objectifs et de nos valeurs?
Le foisonnement des idées est l’ADN vivifiant de Davos. Si l’absence cette année de Donald Trump, Emmanuel Macron et Theresa May notamment, retenus par leurs crises internes, a été remarquée, la présence très active du vice-président chinois, Wang Qishan, à la tête d’une forte délégation, du Premier ministre japonais, Shinzo Abe, et d’autres figures de premier plan, mais aussi de présidents des plus grandes multinationales, a conféré un intérêt particulier à la 49e édition du Forum. Voir tant de célébrités déambuler en toute modestie à Davos, participer à des panels de discussion et répondre spontanément aux questions des participants sans se soucier de leur rang, est impressionnant.
T.H
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