''Madame M.'' de Essia Jaïbi: Fraîcheur, mouvance et auto-critique
Première œuvre de Essia Jaïbi dans un espace conventionnel, ''Madame M.'' est une pièce à couper le souffle où le rire amer est roi. Représentée en avant –première à la salle le 4ème Art le vendredi 25 janvier dernier, elle a révèlé la minutie et le sens du détail de la metteuse en scène. Elle a dirigé les jeunes comédiens talentueux Mouna Belhaj Zekri, Mouïn Moumni, Imène Ghazouani, Hamza Wartateni et la voix de Nesrine Moualhi. Tous formés à l’Ecole de l’acteur du Théâtre national, fondée en 2014. Leur doyenne n’est autre que la propre mère de l’auteure : Jalila Baccar, magistrale !
Familia Productions le confirme : elle est bien plus qu’une boite de production, c’est un regard sur la Tunisie et sur le monde. A l’image de ses parents, Essia Jaïbi qui a mis en scène Madame M a su fédérer les membres de son équipe dans une rare synergie. D’où une délicieuse fraîcheur.
La pièce retrace un dialogue – devenu conflictuel – entre deux générations, entre Malika, une mère sexagénaire possessive, autoritaire et visiblement sans empathie et ses enfants Mouna, Mina, Moussa et Mourad. Sans oublier feu Mehdi, suicidé suite à un trouble psychique, dont l’ombre plane sur les événements de la pièce. L’introspection d’une vie de famille chaotique est en réalité la radioscopie d’un pays en pleine instabilité. La mouvance du récit, des personnages, de la scénographie et même du public traduit cette instabilité à la fois affligeante et prometteuse de renouveau. Le dénouement final en est la preuve ; celui-ci est symbolisé par un geste libérateur d’une certaine standardisation antérieure, voire une aliénation, que nous ne tairons dans ces lignes... Cette mère en perpétuelle gestation a fini par comprendre que son dernier accouchement sera leur libération. Condition sine quoi non de la réconciliation. Peut-on y voir une réconciliation entre la mère-patrie et ses enfants ? Une lecture qu’on ne peut exclure même si on y force quelque peu l’interprétation car des franges de la population tunisienne ne sont pas représentées dans la progéniture de Madame M et les messages politiques ne se lisent qu’entre les lignes.
Matérialiser le quatrième mur pour s’en affranchir
Comme le pays, cette famille est malade; comme la Tunisie post-révolutionnaire, elle est instable. En témoigne, outre les mots et les gestes, le décor qui ne cesse de tourner en rond et même « le sable mouvant » qui a accueilli l’auditoire. Le paradoxe amour / haine anime cette famille originale à plusieurs égards dont principalement le fait que les enfants sont de pères différents mais aussi le fait que sa demeure possède un jardin flamboyant bien que minuscule unique dans le quartier… Ce dernier a été sauvagement agressé et brulé par une horde excitée suite à un article de presse incriminant la famille. L’entrée de la journaliste Hager, auteure de cet article prétendument honnête et professionnel, dans la vie de la famille de ''Madame M.'' la bouleverse et fait éclater les vérités étouffées et les relations biaisés. D’autant plus qu’elle se lie d’amour avec l’un de ses fils.
Et encore une fois – et comme dans d’autres productions de Familia – nulle place au manichéisme. La méchanceté n’empêche la tendresse, la gentillesse est trahie par une certaine agressivité, l’intégrité peut cacher un certain ressentiment… Et dans ce magma, la famille semble faire son auto-critique de manière lucide par moment et mouvementée, le plus souvent !
Reste le siège rouge… symbolisant le quatrième pouvoir. La présence/absence du personnage de la journaliste est écrasante : son existence est réduite à une voix off et quelques photos retro projetées uniquement. Est-elle délibérément évitée ? Y-a-il un désir de l’anéantir ? Serait-ce au contraire un désir incompressible de la faire disparaitre pour mieux la ressusciter ? Pourquoi ce choix fort côté fond et poignant côté forme ? Cherche-t-on par là à ébranler la conscience de tout critique ou journaliste présent ? Une problématique à creuser...
Néanmoins, une gaité se dégage de cette pièce écrite collectivement avec une complicité solennelle et un amour palpable entre les protagonistes. Et c’est cela ce qui a touché le public toute génération confondue : une sincérité transmise dans une scène qui par l’ingéniosité scénographique de Essia Jaïbi a réuni le public et les comédiens dans un même espace – qu’on peut qualifier de huis-clos. Cette fusion acteur/spectateur sur une même scène est loin d’être un luxe expérimental, c’est une interrogation sur cette médiation quasi-sacrée qui est faite du jeu de l’identification/projection animant toute réception théâtrale et artistique.
Anouar Trabelsi