Khayreddine et les espions de Bismarck (août 1870)
L’article sur Khayreddine en Allemagne (cf. Leaders No 90, Novembre 2018) a dévoilé un aspect de sa carrière de diplomate et d’homme d’Etat tunisien, en relation directe avec la politique allemande vis-à-vis de l’Afrique du Nord et particulièrement la Tunisie, la Régence de Tunis de l’époque précoloniale. Nous le retrouvons ici de nouveau en interaction avec le même «partenaire», mais dans des circonstances complètement différentes. Il s’agit d’une affaire rocambolesque qui s’est déroulée à Tunis en août 1870, faisant de cette capitale un théâtre marginal de la guerre franco-allemande qui venait d’éclater.
Le premier décret portant nomination d’un Consul-Général allemand à Tunis fut signé par le Roi Guillaume 1er, le 30 octobre 1870 à Versailles. C’était alors au comble de la victoire des armes allemandes contre la France de Napoléon III. Mais est-ce que l’ouverture d’un consulat à Tunis fut si importante pour s’en soucier formellement dans ces graves circonstances, au cœur du territoire ennemi et à quelques semaines de la proclamation du Reich allemand, le 18 janvier 1871 ? Le fait s’avère moins aberrant si l’on tient compte de «l’affaire des espions allemands» dont Tunis fut le théâtre quelques semaines plus tôt, en août 1870. Au déclenchement des hostilités entre la France et l’Allemagne, les stratèges allemands eurent l’idée ou agréèrent une proposition de provoquer des troubles parmi les tribus du Sud-est de l’Algérie et contraindre ainsi les Français à y envoyer et stationner des troupes, qui resteraient par conséquent éloignées du front européen, à l’avantage du camp allemand. Avec la bénédiction de Bismarck, deux agents provocateurs furent chargés de la mission, prévue d’être exécutée à partir de la Tunisie. Il s’agit de Gerhard Rohlfs (1831-1896), probablement l’initiateur du plan, et de Johann Gottfried Wetzstein (1815-1905), un Orientaliste arabisant qui avait précédemment servi comme Consul en Syrie.
Le premier, Rohlfs, un aventurier qui s’était acquis une réputation de voyageur explorateur d’Afrique, avait commencé sa carrière itinérante en Afrique du Nord, où il a vécu entre 1850 et 1865, tant dans la Légion étrangère en Algérie qu’en pratiquant la médecine au Maroc. Il a déjà été une fois à Tunis, fin novembre 1868, juste de passage de l’Algérie vers la Tripolitaine et l’Egypte. Il retint de la Régence une image terne d’un pays au comble du délabrement et en pleine décomposition. Il recommande néanmoins, dans un rapport adressé aux autorités de la Confédération de l’Allemagne du Nord (le Norddeutscher Bund, constitué à la suite de la victoire de la Prusse sur l’Autriche en 1866), de conclure avec le Bey husseinite un traité de commerce, permettant aux ressortissants de cet Etat de jouir d’un meilleur statut dans la Régence. La même impression négative lui fit sans doute miroiter la facilité de la mission projetée, deux ans plus tard. Mais il devra vite constater qu’il s’était trompé dans son calcul. La mission va échouer, du fait de la vigilance française, mais aussi à cause de l’efficacité de l’administration de Khayreddine.
Le 16 août (1870), Rohlfs et son compagnon câblèrent de Malte au chargé d’affaires de la Prusse, Charles Tulin, dit «de la Tunisie», pour lui annoncer leur arrivée imminente (ils débarquent à La Goulette le matin du 19 août). Le message est signé «Rociergs», mais tout brouillage et déguisement furent d’emblée inutiles. Le Consulat français, dirigé alors en l’absence de Léon Roches, par Bernard des Essarts, était depuis le 22 juillet averti d’éventuelles activités subversives d’agents allemands en Afrique du Nord. Les mesures prises ont fait que le contenu du télégramme de Malte parvint aussitôt à des Essarts. La filature est tout de suite organisée et on reçoit bientôt du renfort d’Algérie. Néanmoins, la collaboration du gouvernement tunisien s’avère indispensable. On s’adressa alors au Général Khayreddine.
Suite à la disgrâce où Mustapha Khaznadar commençait à tomber, Khayreddine est nommé en janvier 1870 wazîr mubâchir ou «Ministre dirigeant». Il ne s’était pas encore débarrassé du poids encore écrasant de Mustapha Khaznadar, mais le duel décisif qui allait aboutir à son triomphe provisoire et à la disgrâce définitive de ce dernier, en octobre 1873, venait de commencer. Il avait la sincère volonté de remédier à la situation morbide de la Régence, mais se trouvait aussi dans l’inconfortable position du combattant presque solitaire. Aussi, il semble plutôt logique qu’il eût cherché dans ces circonstances le soutien des Français. Le 5 août 1870, des Essarts rend compte d’un entretien confidentiel avec Khayreddine, qui lui aurait confié : «Personne, pas même moi, personne ne se doutait combien la dissolution de ce pays était complète. J’ai vu tout le mal et je veux y remédier, mais il faut que j’agisse avec une prudence extrême, afin de ne rien compromettre. Le Khasnadar est encore tout puissant – ses créatures, ses complices [...] sont partout et la lutte sera longue. Il faut que les Agents étrangers et principalement le Chargé d’affaires de France me prêtent un appui sérieux, efficace- [...] Les hommes sont rares chez nous et plusieurs de ceux dont je voudrais me servir sont comme exilés du pays.»
Lorsque le Consulat de France informe Khayreddine de l’opération à laquelle s’apprêtaient les agents allemands, il met tout son zèle à la contrecarrer et la faire avorter. Cela s’explique certes par la nécessité, raisonnable ou pragmatique, de favoriser la cause française, pour la raison révélée dans le document précédent, et la crainte, au cas contraire et en cas de victoire de la France, d’une vengeance sûre. Mais il y avait un autre argument que la diplomatie française n’a pas manqué de lui souligner. On lui dit, lors d’une audience privée : «Si l’agent Prussien réussit à faire naître l’agitation soit à Tripoli, soit en Algérie, il est certain qu’elle se propagera en Tunisie. Il convient donc dans l’intérêt du Bey, plus encore que celui du Gouvernement français, de suivre attentivement le personnage attendu et de prendre au besoin les mesures les plus énergiques pour déjouer ses manœuvres».
Même sans ces insinuations subtiles, Khayreddine était certainement conscient du danger de nouvelles agitations dans le pays, après la grande révolte de 1864 et ses terribles conséquences dévastatrices et ruineuses. Bref, il promit «que l’Agent Prussien serait soumis à une surveillance incessante et que, dans le cas où des mesures énergiques deviendraient nécessaires, il les prendrait sans la moindre hésitation.» La promesse fut tenue à la lettre. La crainte d’une flambée de sympathies pro-allemandes hostiles à la France, différemment partagée par Khayreddine et les représentants français, était loin d’être sans fondement. En témoigne le rapport suivant de Des Essarts du 25 septembre (1870) : «Depuis que la nouvelle de nos revers s’est répandue dans la Régence, une certaine agitation s’est produite parmi les populations musulmanes voisines de nos frontières de l’Algérie. Des propos violents, agressifs, ont été tenus publiquement contre la France, dans les marchés, dans les souks et quelques fonctionnaires tunisiens, loin de sévir, semblaient par leur attitude et même par leurs propos, encourager l’agitation. En même temps, des ruptures fréquentes des fils télégraphiques interrompaient les communications et, par ailleurs, des dépôts de poudre se formaient et l’exportation pour l’Algérie devenait considérable ».C’est bien là qu’il faudrait voir la naissance de cette germanophilie qui va prospérer au Maghreb, telle une illusion tragicomique, tout au long de l’époque coloniale. Une des premières mesures prises par le Ministre dirigeant fut d’alerter tous les caïds régionaux et chefs de tribus de l’apparition probable des deux agents. La consigne imposait de les mettre sous surveillance, d’empêcher tout contact indigène avec eux et amener les deux étrangers à retourner à Tunis. Deux circulaires furent émises et envoyées aux autorités régionales. La première, datée du 24 jumada I 1287 (22-8-1870), met en garde et appelle à user de rigueur contre les tentatives « de certains gens » de saisir l’occasion de la guerre entre «les deux Etats amis, la France et la Prusse», pour porter atteinte à la France «voisine» et entraîner des Musulmans à la collaboration, ce qui risque de susciter des agitations et perturber l’ordre dans le pays.
La seconde ressemble à un mandat de recherche lancé contre Rohlfs et Wetzstein; tout en précisant de ne pas les toucher, il y est ordonné de mettre aux arrêts tout individu qui les approche et de veiller ainsi à ce qu’ils restent isolés.
Lorsque le Consul intérimaire des Essarts eut à vanter «la loyauté et l’énergie du Général Khéredine» dans la répression du projet des Allemands, il mit l’accent «tout particulièrement [sur] ces deux documents», ajoutant : «Je ne crois pas que jamais Gouvernement Musulman ait, en aucun lieu, en aucun temps, fait acte public aussi net, aussi loyal que la circulaire et la dépêche télégraphique du Ministre Dirigeant à ses agents».
A Tunis, la surveillance est confiée aux raies dhabtyat al-hâdhira, au chef de la police, l’amir-umara Selim. Le dossier des Archives nationales de Tunis relatif à cette affaire () renferme toute une pile des rapports soumis de ce côté à l’attention du Ministre dirigeant. L’un, du 27 jumada I 1287 (25-8-1870), rend compte du départ furtif de Rohlfs vers Zaghouan et des personnes qui l’ont contacté.
(*) Il s’agit de l’Allemand Johann Gottlieb Krüger, déserteur de la légion étrangère, arrivé à Tunis en 1839 en converti nommé Mohammed ben Abdallah Nemsi. Nous avons trouvé et publié ses mémoires manuscrites.
Ces rapports de filature de la police beylicale et ceux du consulat français (ainsi que les documents des archives allemandes) se complètent pour nous fournir une documentation circonstanciée sur le déroulement de ce « film d’espionnage » franco-allemand, auto-tourné dans l’ombre de la réalité politique et sociale de la Régence de Tunis, l’été 1870. Le 26 août, des Essarts rend compte des manœuvres des deux conspirateurs allemands : «Pendant les premiers jours, ils se sont bornés à des promenades au Bazar, où ils ont cherché à entrer en relation avec plusieurs indigènes. Bientôt et tandis que Wetstein restait à l’hôtel, Rohlf louait dans le quartier maure, au fond d’un dédale de ruelles tortueuses et d’un aspect sinistre, une maison dans laquelle il s’installait. Là, il était rejoint par un, et probablement même deux individus, avec lesquels il organisait son plan de campagne. Des vêtements arabes, des tentes étaient achetés. […] Dans la nuit vers 4 h du matin, le 25, deux individus habillés en arabe, Rohlf et un autre, quittèrent en voiture l’hôtel […] et se dirigèrent hors de la ville. Mon agent en surveillance les suivit en courant et revint annoncer la route qu’il les avait vus prendre. J’envoyai immédiatement prévenir le Gouvernement et expédiai un homme à cheval dans la direction indiquée».
Dès qu’il eut vent de la sortie des Allemands vers Zaghouan, Khayreddine, continuellement harcelé par les Français, donna l’ordre de les ramener à Tunis. Le lendemain, le 27 août (1870), Rohlfs demande audience au Bardo. Là, apprend-on de la part de des Essarts (dont la version – reçue probablement de l’interprète Elias Mussalli – nous paraît plus fiable que celle livrée par Rohlfs lui-même), il «s’est plaint très vivement des procédés du Gouvernement tunisien à son égard, disant, entre autres choses violentes, que si la Régence manquait tous ses devoirs en molestant, en insultant des sujets prussiens, on lui ferait bientôt voir que ce n’était pas impunément. ‘Vous êtes dominés par l’influence française – Eh bien, s’est-il écrié, dans quelques jours la France n’existera plus. Nous verrons alors comment vous expliquerez votre conduite à mon égard. Si le télégraphe n’était pas à la discrétion des Français, j’aurais déjà envoyé mon rapport au Roi, à M. de Bismarck et vous ne tarderiez pas à ressentir les effets de leur colère !’ Etc.» Selon la même source, «le Général Khéréddine lui avait répondu avec beaucoup de calme que le Gouvernement Tunisien avait des devoirs à remplir envers tous les autres Gouvernements, mais principalement envers celui de la France.»
A la lecture du rapport que lui envoya Rohlfs, Bismarck s’était certainement d’abord vu confirmé dans l’opinion, pas tout à fait correcte, que le Ministre Khayreddine était «l’homme des Français». Mais dans l’immédiat, ce qui semble avoir été une des leçons primordiales tirées de la mission avortée, c’est la nécessité de pallier l’absence d’une représentation de l’autorité allemande en cette zone d’influence française et d’y consolider sa présence, donc d’établir un consulat à Tunis. D’où le décret du 30 octobre 1870– signé, non à Berlin, mais à Versailles.
Mounir Fendri
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Bravo Si Mounir pour cet article passionnant