News - 21.01.2019

A Kesra : le triste sort d’un joli petit musée

A Kesra : le triste sort d’un joli petit musée

Le 18 mai 2009, un musée a été inauguré dans le village de Kesra si particulier à plus d’un titre. L’inauguration fêtée en grande pompe, au cours de la Journée internationale des musées, choisie, en Tunisie, comme date de clôture pour le ‘’Mois du patrimoine’’, faisait rêver plus d’un. L’effort accompli au niveau de la conception du musée et les atouts multiples de son environnement naturel et culturel laissaient espérer un tournant remarquable dans la vie du village et dans la promotion du patrimoine tunisien, conçue comme un outil majeur du développement durable.

Une dizaine d’années après le début du rêve, le désenchantement est complet. Le bilan affligeant invite à s’arrêter sur une politique de la promotion du patrimoine à bout de souffle et qui n’a pas à être fière de ses trop maigres résultats et du grand manque à gagner qu’elle cause aux populations locales et à la communauté nationale.

Une belle œuvre restée inachevée

Les concepteurs du musée ont été bien inspirés en optant pour une construction en pierre sèche qui réhabilite une tradition locale de moins en moins respectée dans les constructions du village. Construit en haut du village perché à près de 1100 mètres, la belle bâtisse toute en courbes se donne à voir de loin. Les deux étages du bâtiment ne totalisent que quelques centaines de mètres carrés mais l’établissement charme le visiteur par son contenu et les points de vue qu’il offre tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. La bâtisse couronne une localité qui est la seule de la région à avoir traversé les siècles depuis la haute Antiquité. Elle est venue s’ajouter comme une cerise sur un gâteau dont les ingrédients sont l’altitude inégalée ailleurs en Tunisie, l’habitat et la voirie qui rappellent, en certains endroits le Moyen-Âge si ce n’est l’Antiquité même, la verdure de la grande forêt de pin d’Alep qui entoure la localité de plusieurs côtés, les vergers aux figues et olives si réputées, un artisanat racé et une charmante légende qui explique la fondation du village sans considération pour les vérités historiques gravées dans la pierre.

Des nombreux objets bien exposés dans le rez-de-chaussée du musée se dégage le souci de mettre l’accent sur l’artisanat local, particulièrement la poterie et le tissage ainsi que les traditions qui jalonnent la vie de la naissance jusqu’à la mort. En tout cela, comme à travers une bonne collection de bijoux féminins, l’exposition accorde une large place à la femme. Il s’agit là d’un bel hommage rendu aux gardiennes des traditions dans un village où les racines berbères remontent au passé numide.

Appelé ‘’Musée du patrimoine traditionnel de Kesra’’, l’établissement recèle, en fait, quelques pièces archéologiques antiques. En flânant dans les rues sinueuses du village, les visiteurs croisent immanquablement de nombreuses pièces archéologiques antiques dont certaines sont de grande valeur documentaire et artistique. Ils peuvent, alors, se demander pourquoi le musée n’a pas accordé à l’histoire ancienne  du village la place qu’elle mérite, et envisager l’hypothèse d’une exposition partielle en plein air qui met à la disposition des passants des pièces archéologiques faciles à emporter. En plus de cette ‘’mise en valeur’’ bien discutable,  trois particularités attirent l’attention du visiteur.
La première concerne la plaque commémorative de l’inauguration du musée avec un texte rédigé uniquement en arabe. Une traduction du contenu de cette plaque ou une autre plaque avec un texte dans une langue étrangère ou plus n’aurait-elle pas été bienvenue pour un établissement muséal destiné entre autres aux visiteurs non arabophones ? L’option pour des textes plurilingues dans ce genre de signalisation ne devrait-elle pas constituer une règle élémentaire pour les musées tunisiens ?

La deuxième concerne l’étage composé d’une salle et d’une grande terrasse qui offre une vue superbe sur une bonne partie du village et ses vergers situés en contrebas. Tout cet espace est désespérément vide. Dans les prévisions consignées dans un site Web officiel, ce grand espace bipartite était destiné aux animations culturelles et commerciales qui devaient promouvoir les productions culinaires et artisanales locales et à toute activité qui servirait le développement culturel.
La troisième consiste en l’absence de toute billetterie ce qui signifie simplement la non prise en charge du musée par l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC). Cette situation explique pourquoi le musée ne figure pas sur le site Web de l’Agence et qu’il ne bénéficie d’aucune retombée de la prise en charge : dépliant, boutique… Pourquoi ? Les visiteurs du musée de Kesra et les habitants du village ne voient aucune raison convaincante à cette absence.

La grande partie cachée de l’iceberg

Le délaissement du Musée de Kesra met au jour les conséquences graves de l’absence de coordination entre les deux établissements en charge du patrimoine culturel en Tunisie, placés tous les deux sous la tutelle du ministère des Affaires culturelles, d’une part l’Institut national du Patrimoine (INP) qui a la responsabilité scientifique des sites archéologiques, des monuments historiques et des musées publics de toute catégorie et d’autre part l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (’AMVPPC, appelée communément l’Agence du Patrimoine) qui est chargée de la gestion commerciale et de la promotion de ces composantes du patrimoine culturel. Cette distribution des rôles a été instituée, il y a trente ans quand l’Agence du patrimoine a été créée en 1988  et appelée, alors, ‘’L’Agence nationale de Mise en valeur et d’Exploitation du Patrimoine Archéologique et Historique (ANEP). La situation peu enviable du musée de Kesra et plus généralement de l’ensemble des musées du pays, pour ce qui est de la coordination de leur gestion et de leur animation ne devrait-elle pas retenir l’attention du ministère de tutelle ?

La situation du musée de Kesra rappelle aussi la condition peu enviable des musées du patrimoine traditionnel dans notre pays. Il y a dix ans, l’ouverture du musée de Kesra, qui a été précédée de quelques mois par celle du Musée du patrimoine traditionnel de Jerba (exploitée par l’Agence du patrimoine) a laissé croire que le secteur du patrimoine traditionnel retenait, de nouveau, l’attention des décideurs après de longues années d’abandon presque complet. L’espoir a fait  long feu. Outre la situation ubuesque du musée de Kesra, de nombreux autres musées consacrés au patrimoine traditionnels végètent ou sont en cours de rénovation … au grand ralenti.

La négligence dont souffrent les musées dédiés au patrimoine traditionnel va jusqu’à l’absence d’harmonisation au niveau de leurs appellations. Sur son site Web, l’Agence du patrimoine n’affiche que la prise en charge de trois musées d’Art et de Traditions populaires (Dar Ben Abdallah à Tunis, Dar Jelloui à Sfax et le Musée de Monastir) auxquels elle ajoute le ‘’Musée du Patrimoine traditionnel de Jerba ‘’ et le ‘’Musée du Kef’’ qui est en fait un musée d’Arts et de Traditions Populaires tout comme celui de Gabès. Pour l’INP, le pays compte 10 ‘’musées d’art et de tradition populaires’’ dont les trois classés comme tels  par l’Agence du patrimoine, auxquels s’ajoutent le Musée du Kef et six autres dont … celui de Kesra ! Qui mettra de l’ordre dans cette cacophonie ?

Ces négligences sont d’autant plus affligeantes que le développement muséographique a connu, dans le domaine des Arts et Traditions Populaires, des années glorieuses peu après l’indépendance du pays. Près de dix ans après la fin du protectorat français, les jeunes responsables tunisiens de l’époque ont accordé au sujet l’attention qui s’imposait.  Ils ont considéré comme prioritaire la préservation du patrimoine traditionnel riche et précieux mais si fragile et menacé. Ce legs dont les origines remontent à la nuit des temps, n’avait pas bénéficié, sous le protectorat français, de toute l’attention qu’il méritait malgré certains travaux louables. L’époque se caractérisait par l’attachement prioritaire et sans ambages au passé romain qui a été la grande référence de l’entreprise coloniale. Mais le patrimoine traditionnel  a aussi été menacé par l’œuvre de développement et de modernisation conduite par l’Etat indépendant.
C’est au milieu des années 1960 que le Centre des Arts et Traditions Populaires (CATP) a été mis en place au sein de l’Institut national d’Archéologie et d’Art, (ancienne appellation de l’INP) dès la fixation de ses statuts en 1966. Dirigé par le regretté Mohamed Masmoudi, le Centre a livré en 1968 le premier numéro de sa revue appelée ‘’Les Cahiers des Arts et Traditions Populaires’’ (CATP). La publication, de très bonne facture dès ses débuts, a bénéficié entre autres collaborations de celle du Père André Louis, grand promoteur des études ethnographiques et anthropologiques en Tunisie.

Les  CATP ont perdu leur autonomie éditoriale en 1990. Depuis, leur publication en tant que série d’ ‘’Africa’’, la revue centrale de l’INP, a été accompagnée d’un ralentissement des parutions et d’une visibilité moindre. Cela n’est certainement pas sans lien avec la raréfaction des spécialistes du patrimoine traditionnel au sein de l’INP, faute de relève bien programmée. Au final, l’évolution est d’autant plus déroutante qu’elle tranche avec le développement exponentiel de la formation en patrimoine traditionnel dans les établissements universitaires tunisiens depuis une vingtaine d’années.

Une dizaine d’établissements d’enseignement supérieur tunisiens  offrent, actuellement, une formation en sciences du patrimoine, comprenant entre autres filières le volet  ‘’patrimoine traditionnel’’, soit en licence et /ou en Master et en doctorat, avec une forte participation des experts de l’INP. Où est la faille ? Dans la qualité de la formation ? Au niveau de la reconnaissance de l’importance des arts et traditions populaires et plus généralement du patrimoine immatériel, dédaigné par rapport à l’archéologie ? Et pourtant, les deux premières phrases de l’avant-propos signé, en 1968, par Feu Mohamed Masmoudi, dans le 1er numéro des CATP sont encore d’une actualité brûlante : « Dans la Tunisie en pleine mutation, la conservation, la profonde compréhension et la revalorisation du patrimoine traditionnel sont d’un intérêt vital  pour le développement harmonieux d’une société nouvelle. Face à la civilisation moderne dangereusement niveleuse, c’est dans une intelligente fidélité à son passé et au génie de son peuple que notre pays  a le plus de chance de s’affirmer et de développer sa personnalité ».

La société civile colmate des brèches handicapantes

La morosité qui plombe le musée de Kesra et plus généralement le village qui l’héberge vient, heureusement, d’être quelque peu dissipée par une initiative de la société civile. Une maison d’hôte appelé ‘’Dar Halima’’ a été inaugurée vers le milieu du mois d’octobre dernier. Elle est destinée à accueillir les visiteurs tunisiens et étrangers qui viennent découvrir les charmes de la nature et du patrimoine culturel dans lesquels baigne le village de Kesra.
C’est l’association Kolna Tounès qui a initié le projet. Au départ, il y a avait le don d’une vieille huilerie fait par l’un des fils du village, qui est lui-même très impliqué dans le domaine associatif. L’association ‘’Kolna Kesra’’ à laquelle la maison d’hôte a été remise, gère désormais  un projet d’économie sociale et solidaire soutenu par l’Union européenne et l’ambassade de Suisse en Tunisie. Un restaurant qui offre des recettes traditionnelles et le label ‘’Kusira’’ qui rappelle le nom antique de l’actuelle Kesra, donné à une confiture de figue locale illustrent la réussite du projet. Ils concrétisent, dix ans après, une partie des rêves nourris par les services de l’Etat en charge du patrimoine et du tourisme.

L’Institut national du patrimoine qui a fêté, l’année dernière, ses 61 ans d’existence et  l’Agence du patrimoine qui n’a pas fêté, l’année dernière, son 30ème anniversaire seraient bien inspirés de saisir la perche tendue par la société civile pour reconsidérer le cas du Musée de Kesra et lui assurer la promotion qu’il mérite pleinement. Si, par la même occasion, le ministère du Tourisme, associé à l’inauguration du musée en 2009, pouvait oublier, un peu, le tourisme balnéaire si peu rentable et concevoir pour Kesra un projet qui soit en faveur  d’un tourisme culturel durable, inclusif et à forte valeur ajoutée, de nombreux Tunisiens croiront, alors, à l’avènement d’une véritable ère nouvelle.

Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis
 

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