Ammar Mahjoubi: 149 -146 av. J.C. à Carthage : les années de la «solution finale»
Après Zama, Carthage gardait son territoire africain ; mais le traité de 201 av. J-C. lui imposait des conditions draconiennes : elle devait s’engager à livrer tous ses éléphants, ne plus en acquérir d’autres et s’interdire tout acte de guerre sans le consentement de Rome. De toute sa flotte militaire, elle ne devait plus détenir que dix vaisseaux et s’acquitter, en outre, d’une indemnité de dix mille talents d’argent, payables en cinquante annuités.
En 151, la dernière de ces annuités fut effectivement déboursée, débarrassant Carthage de l’ultime entrave à un essor économique amorcé dès la fin des hostilités. Mais le dynamisme des Carthaginois irritait à Rome les commerçants italiens et les milieux d’affaires, et cette irritation trouvait écho dans l’entourage de Caton l’Ancien, le chef de file au Sénat des partisans d’une guerre préventive, contre un ennemi toujours redouté. Déjà en 153 ou 152, ce sénateur avait participé à l’une de ces ambassades romaines, qui faisaient mine d’arbitrer les conflits incessants entre Carthage et ses voisins numides, tout en défavorisant la cité punique et en se renseignant sur l’état des lieux. Il fut impressionné, dit-on, par la prospérité de la ville et des campagnes voisines et il décida, au retour de cette ambassade, de répéter jusqu’à sa mort, à chaque séance de Sénat, cette formule qui concluait toutes ses interventions : «Je suis par ailleurs d’avis qu’il faut détruire Carthage» (delenda est Carthago). A longueur d’année, les partisans de la guerre étaient ainsi aux aguets pour se saisir de n’importe quel prétexte.
Ils finirent par le trouver lorsqu’en 150, Carthage se résolut à contre-attaquer, pour arrêter un énième empiétement de Massinissa sur son territoire. Malgré son caractère purement défensif et malgré la défaite de la petite armée punique, qui fut massacrée par les numides, Rome ne manqua pas de se prévaloir de cette expédition, menée sans son consentement, et décida d’achever sa vieille ennemie. La résolution adoptée s’opposait à l’avis d’une partie du sénat romain, adepte d’une ligne politique qui, un demi-siècle durant, n’avait guère mis en question l’existence de Carthage et n’avait manifesté nul intérêt pour l’occupation du territoire maghrébin. Ce qui explique l’hypothèse avancée au début du siècle dernier par le grand historien du Maghreb antique, St. Gsell, qui pensait que les empiètements successifs de Massinissa, grignotant sans cesse le territoire punique, étaient sur le point de réaliser son grand dessein, celui d’annexer à son royaume l’ancien hinterland carthaginois. Poursuivi patiemment, une étape après l’autre depuis l’éviction de son rival Syphax, ce grand dessein aurait fini par inquiéter Rome et aurait motivé sa décision d’intervenir, pour empêcher la création d’un grand royaume indigène aux dimensions de la totalité ou presque du Maghreb actuel, encore plus redoutable que l’Etat carthaginois. Hypothèse plausible, quoique combattue par des historiens à l’époque coloniale, G.-Ch. Picard (Vie et mort de Carthage, p.285-286) suivi par S.Lancel (Carthage, p.431) qui objectaient que le grand âge de Massinissa ne lui aurait pas permis de réaliser un tel dessein. Mais le règne de son fils et successeur Micipsa, à la tête d’un royaume unifié et prospère, pourrait être invoqué à l’encontre de cette objection.
Sa décision prise, le Sénat romain se garda de la dévoiler. Mais les Carthaginois ne tardèrent pas à apprendre que Rome mobilisait dans toute l’Italie. Déloyaux, les habitants d’Utique firent défection ; leur cité fit allégeance à Rome et se plaça sous sa protection, tandis qu’à Carthage l’oligarchie menée par Hannon revenait au pouvoir et, timorée, choisissait pour bouc émissaire, en le condamnant à mort, Hasdrubal, le chef de l’expédition malheureuse contre le dernier empiètement de Massinissa. Une ambassade, dépêchée à Rome au début de l’année 149, fut chargée de quémander l’indulgence du Sénat et de s’en remettre à la «bonne foi» de son jugement. Mais dès le printemps 149, l’armée romaine, commandée par les deux consuls, débarqua en Afrique et s’installa à Utique. Sa troupe une fois prête à donner l’assaut, Rome daigna enfin répondre à la requête de l’ambassade punique : Carthage était sommée de livrer toutes ses armes, toutes ses machines de guerre, ses balistes et ses catapultes. Cette fois encore, le Sénat carthaginois se soumit et malgré le refus et les manifestations du peuple, fit acheminer, de Carthage à Utique, toutes les armes de la cité, armements individuels et appareils de guerre, dans un long convoi décrit par Polybe et Appien.
Une fois assurée du désarmement de sa victime, Rome, perfide, convoqua à Utique une députation de trente personnalités carthaginoises, et dévoilant l’ultime phase d’un plan prémédité et soigneusement dissimulé, leur signifia sa sentence : les habitants de Carthage devaient abandonner leur ville et s’installer loin de la mer, à une distance d’au moins quatre vingt stades –c’est-à-dire de 15 km pour le moins. Diktat sans aucun précédent historique, condamnation à mort de la cité honnie ; car Rome était la première à savoir que la cité antique était avant tout une réalité matérielle et une association morale, dont l’unité avait pour symboles visibles ses sanctuaires, où résident ses dieux protecteurs, ses nécropoles, sa citadelle et ses habitats.
A l’annonce de ce verdict, une foule déchainée commença par assouvir sa fureur, en massacrant pêle-mêle les marchands italiens installés dans la ville, les personnalités porteuses de la terrible nouvelle et les sénateurs soupçonnés de trahison. Puis elle ferma les portes des remparts, libéra les esclaves pour les joindre aux rangs de la résistance décrétée par le Sénat carthaginois. Hasdrubal, qui s’était échappé après sa condamnation à mort, et battait la campagne à la tête d’une petite armée, fut gracié et chargé des manœuvres militaires hors les murs. Un autre Hasdrubal fut choisi pour le commandement de la défense intra muros. Des ateliers improvisés s’acharnèrent jour et nuit à fabriquer, avec l’énergie du désespoir, épées, javelots, boucliers ; les femmes apportèrent leur or et coupèrent leurs cheveux pour tresser les cordes des machines. Le roi numide Massinissa, notent les sources, que les Romains avaient plus ou moins aidé à annexer plus d’une région du territoire carthaginois, s’abstenait pendant ce temps de leur prêter main-forte ; contrarié sans doute de constater que l’allié romain, en s’emparant du territoire resté sous l’autorité de Carthage, vouait à l’échec son dessein.
Au début de l’été 149 commença le siège de la cité. La presqu’île de Carthage, avec la ville, ses faubourgs et sa proche banlieue semi-rurale, était entièrement entourée par un rempart long d’environ 2 300 pas romains, l’équivalent de 33 kilomètres, qui défendait tout accès côtier et interdisait surtout, en coupant l’isthme, toute agression terrestre. Le consul Manilius décida de mener l’assaut du côté de l’isthme, protégé par trois lignes de défense, et dont le mur principal, qui abritait des étables pour les éléphants et les chevaux et des magasins de fourrage, était large de trente pieds romains, soit environ neuf mètres, et haut de quarante coudées, l’équivalent de vingt mètres. L’autre consul, Censorinus, voulait forcer l’enceinte de la cité en attaquant, après avoir longé la rive nord du lac de Tunis, le mur simple qui reliait l’isthme à l’entrée des ports puniques. Après avoir traitreusement désarmé Carthage, les Romains avaient cru que cette guerre allait devenir une promenade militaire. Ils ne tardèrent pas à déchanter. La troisième guerre de Rome contre la cité ennemie s’avéra difficile, autant que féroce, atroce et cruelle. Malgré tous ses efforts pour percer à l’aide des béliers et autres machines les fortifications de l’isthme, Manilius ne réussit qu’à ouvrir une brèche dans un avant mur. Quant à Censorinus, qui attaquait dans le secteur le plus faible, car protégé par une simple muraille, il réussit, grâce à deux béliers servis par six mille hommes, à ouvrir une trouée et à pénétrer, mais il fut rapidement repoussé et ses soldats refoulés subirent de lourdes pertes. Etouffant de chaleur au cœur de l’été derrière un haut mur qui interdisait toute brise rafraîchissante, il décida de déplacer son camp et de s’établir près de la mer, sur le cordon sablonneux proche de l’embouchure des ports.
Non seulement les fortifications de la cité tenaient bon mais le consul Manilius, dont les troupes se répandaient dans l’arrière-pays et longeaient un lit d’oued près de Nepheris (Henchir Boubaker, au sud du golfe de Tunis et au nord-ouest de Nabeul), faillit se faire surprendre par la petite armée d’Hasdrubal, n’eût été le sens tactique, dit-on, de l’un de ses lieutenants, le tribun Scipion Emilien, fils de Paul Emile, le vaincu de Cannes, lorsqu’en 206 av. J.-C. Hannibal avait écrasé l’armée romaine. Adopté par Scipion l’Africain, il avait pris son nom en lui ajoutant celui de son père biologique. Manilius, dans cette région, avait lancé ses troupes sur les traces d’Hasdrubal, qui occupait les hauteurs du Zaghouan et interceptait la communication avec le Sahel où les cités, fondées par les Phéniciens – Hadrumetum (Sousse), Lepti Minus (Lamta), Thapsus (Ras Dimas) et Acholla (Boutria) – avaient suivi l’exemple d’Utique et, tout aussi déloyales et félonnes, s’étaient mises sous la protection de Rome.
Durant toute l’année 148, le siège continua mais sans aucune action notable pour forcer l’enceinte de la cité. Les deux consuls Manilius et Censorinus étaient sortis de charge et le Sénat romain avait confié la guerre au nouveau consul L. Calpurnius Piso, qui s’adjoignit à la tête de la flotte le légal L. Hostilius Mancinus. Les nouveaux chefs de l’expédition romaine décidèrent de commencer par priver Carthage des renforts en hommes et en armes, ainsi que du ravitaillement en vivres fournis par les embarcations des cités puniques restées fidèles. Clypea (Kelibia), dans le Cap Bon, grâce à ses fortifications, résista, mais Neapolis (Nabeul) se rendit et fut néanmoins mise à sac. La flotte de Mancinus, croisant au printemps 147 au large de la côte, remarqua la vulnérabilité des remparts dans le faubourg de Mégara, au nord de la cité – du côté de Gammarth ou, plus probablement, sur les falaises de Sidi Bou Saïd. Une escouade fut donc chargée d’escalader les pentes et parvint à franchir le rempart ; aussitôt rejointe par Mancinus, avec quelques centaines d’hommes qui s’apprêtaient à faire irruption dans la ville, lorsqu’ils furent assaillis et acculés contre le mur d’enceinte ; encore une fois, dit-on, la troupe romaine fut sauvée par une intervention miraculeuse de Scipion Emilien.
Celui-ci venait en effet d’être élu consul, sans avoir atteint l’âge requis, et avait été chargé du commandement de l’armée en Afrique. Une année auparavant, en 148, il avait déjà présidé à Cirta (Constantine), après la mort de Massinissa, à l’affaiblissement du royaume numide en partageant le pouvoir entre les trois fils légitimes, Micipsa, Mastanabal et Gulussa. Arrivé à Utique en 147 et aussitôt après sa prise de fonction à la tête de l’armée, on lui aurait annoncé la situation désespérée de Mancinus et il se serait porté aussitôt à sa rescousse. Appien, qui relate cet épisode (Libyca, 113-114), prétend aussi que des soldats de Scipion découvrirent une tour construite par un particulier si près du rempart qu’ils purent jeter un pont entre elle et le haut de la muraille et s’introduire dans le quartier semi-rural de Megara (Libyca, 117) ; mais Scipion aurait rappelé la troupe, jaugeant le danger de s’aventurer dans un secteur difficile, entrecoupé par des haies et des canaux d’irrigation. Puis le nouveau consul paracheva le siège en coupant l’isthme par un camp retranché flanqué de tours, dont celle du milieu, très haute, servait de mirador et permettait d’observer l’intérieur de la cité. Et pour empêcher définitivement tout ravitaillement de la ville par la voie maritime, il entreprit le lancement d’une digue qui fermait l’accès des ports puniques. Mais les Carthaginois trouvèrent la parade en ouvrant le port circulaire sur la côte par un chenal et en construisant même, avec des matériaux de récupération, une petite flotte de combat qui surprit la flotte romaine.
Scipion utilisa alors la digue pour acheminer des machines de siège, incendiées dans un premier temps par les Carthaginois, puis solidement rétablies sur le débarcadère de l’avant-port. Quatre mille hommes s’y installèrent au cours de l’hiver 147-146. Puis il acheva la réduction des villes puniques du Cap Bon, en occupant les bourgades autour de Nepheris, tout en assiégeant cette cité située à l’entrée de la presqu’île. Le dernier assaut sur la cité carthaginoise fut ensuite lancé par Scipion avec l’aide de son lieutenant C. Laelius et le concours de Gulussa, l’un des trois rois qui se partageaient le pouvoir numide. Le consul romain déclencha ensuite la bataille finale.
Au printemps 146, au mois de mars ou d’avril, l’attaque partit du terre-plein de l’avant-port. Vainement, les Carthaginois incendièrent les installations autour du port rectangulaire, car C. Laelius envahit le port circulaire, puis réussit à faire irruption plus au nord dans la grande place publique de l’agora, comme l’appellent les sources grecques. A bout de forces, souffrant de blessures, les défenseurs n’opposèrent que peu de résistance. Le lendemain, les soldats de Rome se ruèrent sur le temple d’Apollon, qui donnait sur la place, et le mirent à sac, se disputant les plaques d’or qui couvraient le tabernacle de la chapelle. L’historien S. Lancel écrit que ce faisant, «ils se payèrent de leur peine» (Carthage, p.444).
L’occupation de la ville basse achevée, restait le bastion de Byrsa, la citadelle où s’étaient réfugiés par milliers hommes, femmes et enfants. Le général romain lança quatre mille hommes laissés en réserve, qui escaladèrent la colline en empruntant les trois rues issues de la place publique. La progression des assaillants s’avéra des plus dangereuses, car les soldats étaient la cible de toutes sortes de projectiles lancés du haut des maisons à étages, qui bordaient ces rues. Atroce fut alors le dernier épisode de la destruction de Carthage, relaté avec une précision insoutenable par Appien (Libyca, 129) qui avait fait, au IIe siècle après le Christ, une adaptation du livre perdu de Polybe ; transposition qui est jugée assez fidèle. Témoin oculaire et observateur lucide, c’est sans doute ce dernier qui avait décrit avec des détails angoissants les scènes cauchemardesques de l’assaut, avec une horreur jamais atteinte auparavant dans l’Antiquité : blocs d’immeubles livrés l’un après l’autre aux flammes avec leurs habitants, rues encombrées de corps, ceux des combattants abattus et ceux des victimes jetées du haut des étages, nettoyeurs qui, pour frayer le passage aux vagues d’assauts successives, traînaient au bout des crocs pêle-mêle morts et vivants remuant bras et jambes, pour les jeter dans les fosses…
Le carnage se prolongea six jours et six nuits. Au septième jour, cinquante mille survivants sortirent de la citadelle, se rendirent et furent réduits en esclavage. Restaient un millier d’irréductibles retranchés dans le temple d’Eshmoun. Ils furent rejoints par Hasdrubal, qui avait faibli devant tant d’horreurs. Sortant de la citadelle, il s’était précipité devant le génocidaire Scipion Emilien, présidant en personne à ces atrocités et un rameau à la main, il avait imploré sa compassion. Mais son épouse, parée de ses plus beaux atours, se dressa du haut du temple embrasé devant le Romain, reprocha à son mari sa faiblesse et se jeta avec ses enfants dans les flammes.
Etrangement ménagé, ou plutôt estimé et considéré par les historiens de l’Antiquité à l’époque de la colonisation, Scipion Emilien, l’auteur de ce génocide ignoble, aurait versé quelques larmes et récité des vers d’Homère: «Un jour viendra où périra Ilion, la ville sainte, où périront Priam et son peuple, habile à manier la lance» (Iliade, IV, 164-165) ; il aurait confié à Polybe que ces vers traduisaient sa crainte qu’un jour, ils concerneraient Rome, sa propre patrie.
Ammar Mahjoubi
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