Libye: Un désastre à nos portes
Personne ne veut que ça change? Chacun veut plutôt profiter davantage du statu quo en Libye et protéger ses intérêts. Les immixtions étrangères s’entrecroisent, à chacun son plan. Une sortie de crise qu’entend favoriser le Conseil de sécurité de l’ONU tarde à poindre à l’horizon. Après la conférence de Paris sur la Libye (29 mai 2018) et celle de Palerme (13 novembre 2018), la position tunisienne, sans cesse réitérée par le président Caïd Essebsi, démontre sa perspicacité. Refuser toute ingérence étrangère, s’opposer à toute partition, favoriser une solution libyco-libyenne et rallier le maximum de franges représentatives, y compris les tribus, pour garantir des élections libres, transparentes et incontestables, quitte à prendre le temps nécessaire : la recette est claire. Reste son application. En attendant, la Libye sombre dans un désastre dantesque. N’en soyons pas complices, ne serait-ce que par notre silence.Que faut-il encore pour que les Tunisiens réalisent finalement l’ampleur du drame qui se produit sous les yeux du monde en Libye. A 700 km de la capitale Tunis, et 400 km de Sfax, Tripoli est en proie à de sanglants affrontements, entre milices opposées, faisant, rien que durant le mois d’octobre dernier, 120 morts, dont 34 femmes et enfants. Les hôpitaux sont mis en coupe par des brigands qui rackettent les patients, exigeant une rançon pour tout accouchement et le moindre acte chirurgical.Dans son rapport d’étape devant le Conseil de sécurité à New York, le 8 novembre dernier, l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, Ghassen Salamé, ne pouvait occulter un tableau aussi sombre.
Ce n’est pas l’unique abus, mentionne-t-il. La criminalité, les attaques à main armée, les vols, le trafic de drogue et tous autres genres et autres formes de violence sont monnaie courante, dans l’impunité totale. La corruption prend la forme d’un système.
Un peuple pris en otage
Dans les prisons «officielles» où le manque d’hygiène et le non-respect des droits de l’Homme sont affligeants, des milliers de détenus libyens et étrangers croupissent depuis de longues années sans jugement, ou recours en appel. L’insistance de l’ONU, de nombre de pays et d’organisations humanitaires n’a permis de libérer début novembre dernier que 255 seulement sur plusieurs milliers. D’autres centres de détention sauvages sont érigés ici et là, mus par le lucre et le clanisme, fonctionnant à la vindicte et à la rançon. Retirer son argent de la banque n’est pas une mince affaire. De longues files se forment à l’annonce de chaque disponibilité de liquidités, les montants sont rationnés. Une fois l’argent obtenu, des vautours s’abattent en un éclair sur leurs proies pour les délester. Les plus chanceux, ceux qui possèdent des avoirs en devises et souhaitent les retirer, doivent passer par des miliciens et leur rétrocéder 20 %, 30%, voire plus.
Le cours du dollar américain flambe à six fois le dinar libyen. Les denrées alimentaires se font rares, tout comme les médicaments. La contrebande et le marché parallèle s’imposent comme unique recours. Dans un pays qui produit 1. 3 million de barils de pétrole/jour, rapportant 13 milliards de dollars par an, pour une population de 6.5 millions d’habitants, tout aurait pu constituer une véritable richesse nationale, pour tous, profitant à chacun. Le captage de ces ressources, entretenu par des compagnies étrangères, nourrit le nerf de la guerre, qui fait le bonheur des marchands d’armes.
Des milices imposent leur loi et des forces étrangères s’implantent dans le Sud
Le cessez-le feu signé le 25 septembre dernier entre les factions en confrontation autour de la capitale, Tripoli, reste fragile. Les milices de Haftar se disent prêtes à se retirer en dehors de Tripoli, mais exigent que les autres forces de Sarraj cessent de tirer profit de la situation. C’est-à-dire lever leur contrôle sur l’aéroport de Mitiga et des institutions de souveraineté. Une police légale et disciplinée devant être la seule habilitée à exercer cette protection.
Dans le sud de la Libye, la détérioration des prestations et le manque de liquidités, de produits alimentaires et d’hydrocarbures sont frappants. A la hausse vertigineuse de la criminalité et du terrorisme dans un chaos généralisé s’ajoute la présence de forces armées étrangères. Formées de mercenaires, elles assurent la protection des champs pétroliers. Dans l’impuissance totale, un lourd silence pèse sur le Sud.
Unique sortie de crise possible
Au lieu de se concentrer sur les politiques, tout le débat en Libye porte actuellement sur les politiciens et les luttes de positions. L’Assemblée du peuple n’a pas encore voté les textes nécessaires pour l’organisation du référendum sur le projet de constitution et les élections. D’où des reports successifs. L’Instance législative brille par son omnipotence. Pour les deux conseils d’Etat et du Peuple, les élections représentent un danger qui leur ôtera toute autorité. Quant aux Libyens, lassés, épuisés, ensanglantés, ils aspirent fortement à ces élections attendues comme une délivrance. Un récent sondage d’opinion indique qu’ils sont 80% à les réclamer d’urgence.
Approuvé en cela par le Conseil de sécurité, Ghassen Salamé estime qu’il est temps de donner la chance à un groupe plus large et plus représentatif, sans interférence étrangère, pour tracer un processus effectif de sortie de crise, adossé à un calendrier précis. La tenue d’un congrès national qui ne s’érige pas en nouvelle instance et ne prendra pas la place de celle législative est l’unique solution pour une avancée significative. Sa vocation sera d’exprimer, sur la base des 77 réunions préparatoires déjà tenues, la voix des Libyens dans leur diversité et d’inciter l’Assemblée du peuple, le Haut Conseil d’Etat et le gouvernement d’union nationale à prendre les mesures appropriées.
La Tunisie, pays le plus proche et le plus concerné, avec l’Algérie, l’Egypte et l’Italie, ne se résigne pas à la fatalité de ce drame. Même si le processus de sortie de crise reste long, la bonne orientation est déterminante. C’est le cap sans cesse réitéré par le président Caïd Essebsi. Sauf que les intérêts des autres parties prenantes obéissent à des agendas différents.