Le « 115 » de nos années glorieuses, abattu: Esprit de l’AEMNA est –tu encore là?
Le 115 boulevard Saint Michel à Paris est peut-être moins clinquant que le 10 Downing street à Londres mais pour les anciens étudiants nord-africains en France il n’est pas moins mythique que le cabinet du premier ministre britannique.
L’ancien siège de l’association des étudiants musulmans nord-africains en France, aujourd’hui abattu à ras de terre, est un haut lieu de mémoire pour des générations de maghrébins du vingtième siècle.
Cette association qui fait partie désormais de l’Histoire a été le creuset d’une foi inébranlable dans un avenir commun pour les peuples d’Afrique du Nord.
Longtemps le souffle maghrébin imprégna les murs du 115 qui résonnaient des appels, à gorges déployées, à l’unité.
Au milieu des années 20 du 20éme siècle, un état d’esprit communautaire présidait au destin des étudiants tunisiens, algériens et marocains résidant en France(1).
L’un d’eux prit alors l’initiative de structurer enfin cette communauté.
Il s’agit de Salem Echadly. En voici le portrait dressé par Adel ben Youssef dans la revue Sadikienne n°19 année 2000.
Salem Echedly est né le 24 février 1896 à Monastir. Après des études primaires à l’école franco-arabe dans sa ville natale, il poursuivait ses études secondaires de 1910 à 1916 au collège sadiki. Il avait pour camarade de classe, entre autres, Mahmoud Matri. En 1917, il part en France pour préparer son baccalauréat qu’il obtiendra en 1919. Il entame ensuite ses études en médecine à la faculté de Paris ou il soutiendra dix ans plus tard sa thèse de doctorat. Mais auparavant, il avait suivi les cours de l’école des sciences politiques de Paris.
Durant son séjour parisien, il mena des activités politiques. Il était en contact permanent avec les membres du mouvement des Jeunes Tunisiens dont notamment Mohamed Bach-hamha mais aussi avec d’autres personnalités comme Abdelaziz Thalbi et Chekib Arselene.
Lorsque le président Wilson annonça le 26 janvier 1921 dans un discours mémorable les 14 points devant servir de base à un traité de paix et notamment le point relatif à l’auto-détermination de peuples, Salem Echadly réagit en envoyant au président américain une lettre revendiquant le droit des nord-africains à l’émancipation. Dés le mois d’octobre 1927.Salem Echadly établit au quartier latin avec la collaboration d’Ahmed Ben Miled et Chedly khairallah des contacts avec les étudiants maghrébins dans le but de fonder une association qui grouperait tous les étudiants d’Afrique du nord.
Le projet verra le jour fin décembre 1927 avec la création de l’AEMNA dont voici la composition de 1er bureau.
Président : Salem Echadly ; Secrétaire général : Ahmed Ben Miled ; Secrétaire général adjoint : Ahmed Bellafrej ; Trésorier : Mahmoud Larabi ; Assesseurs : Mohamed EL Fassi, Mohamed EL Ouezzane, Amor Laajimi.
Adel Ben Youssef note que quelque mois après la création du l’AEMNA, le résident général de France en Tunisie, Lucien Saint, convoqua la famille de Salem Echadly et l’incita à intervenir pour que cet étudiant cessa toute activité politique en France.
D’ailleurs la police ne tarda pas à convoquer à son tour « cet élément perturbateur » pour le mettre en garde sous peine de recourir à son expulsion du territoire français. Son compagnon Chedly Khairallah président de l’Etoile nord-africaine(2) a été carrément expulsé au motif que « sa présence était de nature à troubler l’ordre public ».
Bien qu’installé en dehors de Paris depuis 1929 Salem Echadly continua à faire partie du bureau de l’AEMNA. Il assista au banquet organisé en l’honneur des étudiants maghrébins qui s’apprêtaient à regagner leurs pays. Parmi eux, Habib Bourguiba qui venait d’achever sa licence en droit.
Salem Echadly, premier psychiatre tunisien décéda à Tunis d’une crise cardiaque le 10 juin 1954. Son plus grand mérite, estime son biographe, c’est d’avoir fondé et présidé l’AEMNA devenue la plus grande organisation estudiantine Nord Africaine.
L’assemblé constitutive de l’AEMNA fut présidée par Ferhat Abbes lequel était encore présent au 1er congrès tenu à Tunis à la Khadounia du 20 au 22 août 1931 et au cours duquel brilla le jeune étudiant Zeitounien Mohamed Fadhel Ben Achour(3) ainsi qu’au deuxième congrès tenu à Alger en 1932.
Le 3éme congrès qui devait se tenir à Fès au Maroc le 19 septembre 1933 fut interdit par les autorités du protectorat. Il fut transféré à Paris et se tint en présence encore une fois de Ferhat Abbes ainsi que celle de Messali Haj. Ce congrès adopta le mot d’ordre de « l’unité et l’indépendance du Maghreb sous un seul drapeau ».
Entre temps, une assemblée générale est tenue à Paris sous la présidence d’Ahmed Bellafrej qui vote l’exclusion des étudiants Maghrébins naturalisés français. L’AEMNA s’associe au cours des années 1930 et 1931 aux manifestations contre la tenue du congrès eucharistique à Tunis ainsi que contre le Dahir berbère au Maroc(4).
Le 4ème congrès se tient à Tunis en Septembre 1934 en présence du résident général Marcel Peyrouton. Mais auparavant le 21 Février de la même année l’AEMNA reçoit à son siège Chekib Arselene en présence de Bourguiba et Messali Haj.
Le 5ème congrès est tenu à Tlemcen du 06 au 10 Septembre 1935 en présence de Cheikh el Bechir El Ibrahimi. La délégation tunisienne était conduite par Habib Thameur(5) et comprenait, entre autres, Ali Belhawene et Mongi Slim.
Le 6ème congrès qui devait se tenir au Maroc fut encore une fois interdit et se tint à Paris.
Les 7ème et 8ème congrès sont tenus à Tunis ainsi, après une période d’hibernation entre 1947 et 1950, le 11ème congrès dont la séance inaugurale se tient au casino du Belvédère en présence de Bourguiba et Ben Youssef ainsi que le prince Chedli et la princesse Aicha. Mokhtar Ayachi qui rapporte ces précisions dans son opuscule sur les débuts du syndicalisme estudiantin (1950-1960) fait remarquer que ce congrès enregistre pour la première fois la participation d’étudiants libyens. Les travaux du congrès se sont poursuivis au local de l’association des anciens élèves du collège Sadiki.
Suite à ce congrès, jugé assez véhément, Lucien Paye directeur de l’instruction publique suspend la subvention que son département allouait à l’AEMNA. Hassen Belkhodja(6), président de l’association, prit alors attache avec le premier ministre Mhamed Chenik pour faire rapporter cette décision. Mais en vain. Il a fallu attendre le temps de la signature des conventions sur l’autonomie interne de la Tunisie en 1955 pour voir le gouvernement Tunisien débloquer une première subvention de 500.000 frs. C’est Nejib Bouziri qui présidait alors aux destinées de l’association.
Comme a pu le constater Lucien Paye, l’AEMNA était considérée comme un bastion de la lutte anticolonialiste et qu’à ce titre – ce sont les mots employés par Mr Paye dans une lettre adressée au directeur des finances – « elle ne méritait pas une bienveillance particulière ».
L’AEMNA a vu défiler dans ses rangs une armada de militants dont Hédi Nouira en 1934, Slimene Ben Slimene entre 1928 et 1937, Malek Bennabi les années 1930, Abdelkrim Khatibi les années 1940, Messaoud Ben Dib président en 1945, Foued Mbazzaa président en 1959 etc …(7).
" L’AEMNA, estime Michel Camau professeur à l’Institut d’Etudes Politiques à Aix – en – Provence, constitue l’un des principaux agents de socialisation politique de plusieurs générations de cadres Algériens, Marocains et Tunisiens".
Le siège de l’AEMNA a abrité le congrès constitutif de l’UGET du 09 au 13 Juillet 1953(8) ainsi que celui de l’UGEMA en Juillet 1955(9) .
C’est au congrès de l’AEMNA tenu à Strasbourg en Avril 1955 que l’UNEF a reconnu l’UGET. Mais les liens de cette union allait se distendre avec l’AEMNA notamment à partir des années 1962-1963 au moment de la dissolution de la section de Paris et le repli des opposants au Destour sur le 115. Que de batailles - parfois rangées – n’a –t-on pas vu se dérouler dans cette enceinte ! Il y eut certes quelques moments de répit. Notamment lors du premier meeting organisé à l’initiative de l’AEMNA en faveur de la Palestine en Juin 1967. J’y étais. Nous étions tous à l’unisson. Maxime Rodinson était le principal animateur de cette réunion.
Mais les frictions intermaghrébines prirent une telle tournure qu’un étudiant Tunisien en médecine prit sa plume et écrivit dans l’organe de l’UGET-l’étudiant Tunisien n°3 de l’année 1967 - : " il est devenu clair que pour prétendre à un siège au comité directeur de l’AEMNA un militant Tunisien peut souffrir de n’importe quelle tare pourvu que sa non appartenance au PSD soit garantie". Puis il poursuit sur un ton sarcastique à propos de l’argument opposé par ses détracteurs : "l’assemblée générale est souveraine … de cette souveraineté folklorique qui a eu au moins le mérite de faire vivre quelques situations dont la cocasserie n’est pas sans rappeler ce berger borné qui, croyant apercevoir ses chèvres égarées, persista dans son erreur même lorsqu’il les voit s’envoler et battre des ailes". Signé Mustapha Ben Jaafar(10).
Ces quelques mots assez expressifs des maux qui allaient ronger l’organisme unitaire, reflètent d’une manière crue l’atmosphère de l’époque.
L’esprit des pionniers semblait enterré tout comme celui qui présida à la fameuse réunion de Tanger en avril 1958 et qui n’a pas enfanté des lendemains enchanteurs.
Quand on se remémore le serment que le chantre de la révolution Algérienne Moufdi Zakaria, auteur de l’Hyme National Algérien, lança à la tribune du 5ème congrès tenu à Tlemcen en 1935 : "je jure sur l’Unicité de Dieu que j’ai foi dans l’unicité de l’Afrique du Nord tant qu’il y aura en moi un cœur qui bat, un sang qui coule et un souffle chevillé au corps", on est en demeure de se demander : cet esprit est-il encore là ?
Aissa Baccouche
(1) " C’était sur le sol français, écrit Mohamed Sayah dans l’Etudiant Tunisien – Septembre 1958 -, que les étudiants d’Afrique de Nord ont senti les liens de fraternité qui les unissaient en tant que jeunes colonisés".
(2) Association qui regroupait les immigrés maghrébins, très proche du parti communiste français.
(3) cf le texte du rapport édifiant sur l’enseignement prodigué à la Zeitouna et sur les perspectives de sa mutation.
(4) Signé par le Sultan du Maroc le 16 Mai 1930 sur instigation du Résident Général Lucien Saint, ce dahir soustrait les berbères à la législation islamique.
(5) Après le décès du leader Tunisien le 13 Décembre 1949 à Lahore au Pakistan dans un accident d’avion le local du 115 est baptisé foyer Habib Thameur. Dans « Ayoub, un amoureux éperdu de Paris », paru récemment aux éditions Nirvana, il est écrit en page 21. Ayoub avait pris l’habitude de prendre ses repas les jours de la semaine dans l’un ou l’autre des restaurants universitaires du quartier latin, sauf le vendredi où il allait déjeuner au restaurant musulman situé au 115 Boulevard Saint Michel, connu auprès des étudiants arabes comme étant le foyer Habib Thameur. C’était là qu’on pouvait manger du couscous, un plat bien apprécié dans les pays d’Afrique du Nord ».
(6) Beji Caid Essebssi assumait alors les fonctions de vice-président.
(7) cf l’étude de Kmar Bendana parue en 1987 et qui s’intitule : préliminaires pour une étude de l’AEMNA dans les années 1930 à travers les archives du Quai d’Orsay.
(8) Présidé d’une main de maître par Mansour Moalla. Le premier bureau conduit par Mustapha Abdessalem comprenait Abdelkarim Abdeljawed, Ammar Mahjoubi, Abdelhak Lassoued et Mohamed Triki.
(9) Le premier comité issu de ce congrès était présidé par Ahmed Taleb El Ibrahimi et comprenait Belaid Abdesselem, Messaoud Ait Chaalel, Mohamed Seddik Ben Yahya, Ridha Malek, Abdelmalek Ben Hbyles et Lakhdhar El Ibrahimi.
(10) Elu la même année président du 15ème congrès du l’UGET tenu à Gabès.
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