Le Prince de Pückler-Muskau: Le premier touriste allemand en Tunisie (1835)
Un grand parc qui traverse de part et d’autre la frontière germano-polonaise symbolise aujourd’hui l’amitié entre les deux pays: le Parc de Muskau. Son créateur et le plus célèbre de ses anciens possesseurs est bien le Prince Hermann de Pückler-Muskau (1785-1871). Il jouissait, tout au long de la première moitié du 19e siècle, d’une large renommée de grand seigneur, d’écrivain doué, de paysagiste reconnu et de grand voyageur. De par sa façon de voyager impressionniste et relax, et son style narratif qui frôle la causerie intime, ses compatriotes l’ont qualifié de «notre premier touriste». De même, à bien le voir dans son voyage dans la Régence de Tunis en 1835 (à travers sa relation de voyage), on peut dire de lui que c’était le premier touriste allemand en TunisieIl se trouvait à Alger lorsqu’il prit la décision de passer dans la Régence voisine, en Tunisie. Ce qui devrait être juste un saut rapide, essentiellement, dit-il, pour méditer sur les ruines de Carthage et jeter un coup d’œil sur un Etat barbaresque «encore vierge», va dégénérer en un séjour de près de dix mois. De la mi-avril à la mi-novembre, le prince de Pückler Muskau est directement et indirectement l’hôte du Bey de Tunis. Ce privilège et sa curiosité itinérante lui donnérent une large liberté de mouvement et de déplacement. Il en profita pour parcourir presque toute la moitié nord du pays. De Tunis, il descend, par Zaghouan, Kairouan et El Djem, jusqu’à Sfax. Après une excursion intermédiaire à travers le Sahel jusqu’à Sousse et retour, il reprend la route vers l’Ouest pour atteindre, de nouveau via Kairouan, Sbeïtla et Kasserine, puis vers le Nord jusqu’au Kef et de là le retour à Tunis par Testour et Dougga. Ses principales stations et «aires de repos» furent les campements des tribus des zones parcourues, et ses repères touristiques les multiples sites archéologiques, minutieusement visités et décrits. Il écrira que son tour a été marqué essentiellement par «les ruines et les bédouins» (Ruinen und Beduinen).
La relation de son voyage, «Semilasso in Africa», parue à Stuttgart déjà en 1836, contribua certes à faire connaître ce pays nord-africain et le rapprocher, de manière sympathique, de l’horizon du public allemand, pour qui «Tunis» était depuis trois siècles synonyme de piraterie et de commerce d’esclaves. Sa relation constitue aujourd’hui, en livrant un riche butin en observations directes et informations pertinentes sur la situation politique et sociale de la Régence de Tunis, en cette même année 1835, un témoignage historique d’une certaine valeur. Cinq ans après la prise d’Alger, l’effet de choc qui en a été provoqué dans tout le Maghreb continuait à se faire sentir et ressentir. La crainte de subir le même sort, conjointement à une sérieuse prise de conscience de sa propre faiblesse et sa fragilité face aux puissances européennes, incita l’Etat beylical à entamer des réformes. On commence, inspiré par l’exemple du Sultan Mahmoud II (1808-1839), par le domaine militaire – et « textile », dira un autre voyageur allemand (Heinrich von Maltzan) sarcastiquement. La réforme militaire sur le modèle européen, bientôt poussée à outrance par Ahmed Bey (1837-1855), était déjà en cours en 1835. Le prince Pückler en fut un témoin oculaire.
La crainte de la France n’était pas la seule hantise de l’Etat husseinite, en cette période de la visite du voyageur allemand. En mai 1835, une escadre ottomane arrive à Tripoli, met fin au règne des Karamanli et installe un Pacha pour gouverner au nom du Sultan. Subir le même sort n’enchantait guère les maîtres du Bardo. Le moindre mal parut être de s’arranger au mieux avec les Français. Cela facilitait le jeu à ces derniers qui, depuis la conquête de l’Algérie comme colonie, veillaient jalousement à empêcher toute concurrence en Tunisie limitrophe – jusqu’à sa mise sous tutelle en 1881. Déjà le 8 août 1830, le Bey de Tunis dut céder aux contraintes des autorités françaises pour signer un traité garantissant «les meilleures conditions à la pénétration européenne» (Kh. Chater). Telles sont les grandes lignes de la situation politique de la Régence de Tunis en 1835, telle qu’elle se reflète dans les témoignages du prince Pückler.
Grace à sa renommée, son rang social et aux recommandations de haut lieu avec lesquelles il était arrivé au pays, le prince allemand eut droit à un accueil privilégié, tant dans les milieux consulaires de Tunis que par les tenants du pouvoir et les autorités dirigeantes. Il se trouva par conséquent en très bonne position tant pour apprendre en auditeur recherché ce qui se déroulait et se tramait dans les coulisses du pouvoir à Tunis, que pour assister en spectateur privilégié et témoin oculaire à des situations et déroulements inhérents à la scène politique. Depuis son arrivée jusqu’à son départ, il est l’hôte de marque des deux Beys, qui s’étaient succédé alors, de Hussein ben Mahmoud (1824-1835), d’abord, puis son frère Mustapha (1835-1837).
Arrivant d’Alger par mer, via Bône/Annaba, le prince Pückler foula le sol tunisien d’abord à Tabarka puis à Bizerte. Le 24 avril 1835, il fit son entrée à Tunis. Il s’est d’emblée délecté de trouver l’Orient qui lui a fait défaut à Alger, déjà fort défigurée, à son goût, par l’assaut de la civilisation européenne. Comme tant de ses contemporains occidentaux, il était en effet à la recherche de cet Orient mythique et des plaisirs sensuels et spirituels de l’exotisme oriental. Sa disposition intellectuelle à s’adonner au charme de l’Orient rêvé, celui des Mille et une Nuits, lui a facilité de supporter les vexations et mille et un inconvénients de l’Orient réel. On le verra vadrouiller pendant près de deux mois et demi, en plein été, de long en large à travers le pays, passant de ville en bourgade, d’une tribu à l’autre et d’un pauvre douar à un hameau plus pauvre, partageant les commodités des lieux et leur «table», sans se plaindre et sans rouspéter, à moins de déplorer la pauvreté des gens et exprimer le regret qu’ils ne soient sous un meilleur gouvernement.
Sa première visite dans la médina de Tunis et ses souks se fit dans une ambiance de liesse populaire. On se réjouissait du rétablissement du Bey, gravement malade en cette période. Ce ne fut qu’un bref répit, car Hussein Bey ne va pas tarder à succomber à son mal. Il meurt le 20 mai, et le curieux voyageur ne rata pas l’occasion d’assister au défilé d’un cortège funèbre beylical, toutefois en spectateur clandestin, derrière les stores d’une lucarne. Quelques jours auparavant, le 9 mai (1835), il est reçu en audience par ce même souverain, dans son «harem», au Bardo, précise-t-il. Le prince allemand, arrivé dans son superbe uniforme de haut officier de l’armée prussienne, complimenta le Bey «pour l’état où se trouvait son armée régulière, suivant le modèle européen»; et au Bey de lui proposer «spontanément» de lui faire organiser des manœuvres militaires. A défaut de cela, étant donné la mort de Hussein Bey, Pückler eut à observer à loisir le nouvel uniforme moderne que portaient les hauts personnages de la Cour présents à cette audience. Tout en louant l’aspiration à la modernisation, en «Barbarie», il déplore le troc d’une tradition vestimentaire originalement orientale contre un uniforme plutôt difforme et mal séant à son goût.
N’empêche qu’il arriva à Tunis, comme auparavant à Alger, porteur, tel un credo, de cet optimisme culturel qu’arborait une grande part de l’intelligence européenne à l’égard des entreprises colonialistes d’outre-mer, perçues alors, en cette époque de mutations et de révolutions politiques, sociales et industrielles, plutôt en tant que louables initiatives civilisatrices. Il résume son point de vue, les premiers jours à Tunis, en notant: «Les récents évènements en Europe, dernièrement et avec efficacité la prise d’Alger par les Français, ont provoqué ici aussi un changement remarquable, et le manifeste esprit du progrès qui semble avoir touché presque toute l’humanité s’est emparé, par la force, même des musulmans qui sont restés si longtemps en état de stagnation, et les pousse, presque sans qu’ils en soient conscients, en avant, vers une nouvelle civilisation.»
Parmi les personnes rencontrées au Bardo, ce fut le Premier ministre de Hussein Bey qui capta particulièrement l’attention du visiteur allemand. En effet, Chakir Saheb-et-Tabaâ était alors sans doute l’acteur le plus en profil sur la scène politique de Tunis dans ces années 1830. Grâce à ce qu’il avait déjà appris sur lui, Pückler vit en lui, avec intérêt, l’homme le mieux habilité et le plus capable, par une stricte politique d’austérité et d’énergiques mesures de réforme, à redresser l’état déficitaire de l’économie et des finances de la Régence et à faire face aux pratiques usurières des négociants et spéculateurs étrangers, forts de la protection de leurs consuls, pour exploiter la population paysanne (surtout au Sahel). «Il fit preuve, écrit Pückler, de grandes qualités administratives pour avoir cherché à contrer ces calamités en ouvrant lui-même, dans la capitale, une caisse pour permettre d’emprunter de l’argent à faible intérêt, ou assurant lui-même l’achat des récoltes d’huile pour en faire tomber le prix jusqu’à la moitié aux périodes de cherté.» Le prince allemand va d’autant plus déplorer la chute de Chakir à la mort de son maître (et beau-père), Hussein Bey. Soupçonné d’avoir cherché à hisser l’aîné de ce dernier (le future Mohammed Bey 1855-59) sur le trône husseinite, au détriment de son oncle Mustapha, pour raffermir sa position et son pouvoir, Chakir est dès lors fatalement disgracié et sa carrière prometteuse entravée. En septembre 1837, alors qu’il se trouvait en Egypte, à l’invitation de Mohammad-Ali, Pückler apprit probablement la mort de Chakir, exécuté par ordre de Mustapha Bey et son fils Ahmed.
Bientôt après le décès de Hussein Bey et l’intronisation de son successeur, Mustapha, le prince Pückler est de nouveau bienveillamment reçu au Bardo. Le nouveau souverain l’assure de sa pleine sollicitude, lui accorde le vœu d’assister à une séance de justice beylicale, minutieusement dépeinte, et surtout celui d’une grande randonnée à travers les régions de la Régence. Il lui fournit tous les ordres et sauf-conduits nécessaires aux Caïds et autres chefs régionaux et met à sa disposition une escorte, composée d’un mamlouk, de deux hambis, de deux palefreniers, et surtout d’un officier d’origine polonaise, le lieutenant-colonel Szczepanowski, avec son valet. Pückler était par ailleurs venu d’Alger accompagné d’un secrétaire, un jeune compatriote du nom de Jäger, libéré de la Légion étrangère. Il emmena en plus un valet personnel et un traducteur. La caravane, composée de onze personnes, avec montures et une charrette à bagages, quitta Tunis le 13 juin (1835) et n’y retourna qu’à la fin d’août. [image 08] [image 09]
Parmi les moments forts de cette singulière randonnée, tel que les avait vécus le prince Pückler, l’été 1835, et dépeints avec verve et enthousiasme, la halte qu’il fit, entre Kairouan et Sbeïtla, chez la tribu des Ouled-Sendessen, une branche des Jlass. En voici, comme échantillon, le récit dans la traduction française du voyage.
Il nous transporte dans un monde, inhérent à la réalité tunisienne du 19e s., que cette même civilisation irrésistible, vénérée et prônée par les contemporains du prince Pückler, a fort contribué à refouler et faire disparaître:« Au lever de la lune nous arrivâmes à un douar, qui, ainsi que ses habitants, peut compter au nombre des plus élégants et des plus propres de la Barbarie. Il n’était pas disposé, comme à l’ordinaire, en cercle, mais sur deux lignes; celle de derrière, la plus longue, était destinée au gros de la tribu; l’autre, plus courte, avait été réservée pour les scheiks et pour le Caïd héréditaire qui, avec ses deux frères, commande à plus de vingt mille Arabes. Un peu plus loin une tente isolée servait pour l’école, car ici régnait déjà un plus haut degré de civilisation; enfin deux autres tentes étaient dressées pour loger les étrangers. Quand le caïd vint en cérémonie au-devant de nous, nous fûmes tous on ne saurait plus frappés de son aspect. C’était une des plus belles figures de Raphaël qui se présentait vivante à nos yeux […].
Pendant toute cette soirée, je me crus transporté au temps des patriarches. Je m’étais assis devant ma tente sur un banc de gazon fort propre et encore assez vert; l’air distillait de l’ambroisie; la lune dans son plein éclairait tous les objets, jusqu’aux montagnes argentées dans le lointain, et répandait une lumière si vive, qu’on aurait pu lire sans peine un livre. Sur le plan du milieu, j’avais la double rangée de tentes, parmi lesquelles celle du chef s’élevait comme un dôme, au-dessus de toutes les autres, et était divisée en plusieurs compartiments. Une guirlande de feux jetait sur le camp une lumière rougeâtre […].
A ma droite était assis le caïd, à ma gauche son fils, qui, aussi curieux que modeste, examinait avec la naïve confiance d’un enfant de la nature, alternativement ma montre, mes éperons ou tout ce qui lui paraissait digne de fixer son attention […]. Les relations de père et de fils subsistent encore ici dans toute leur touchante simplicité, peut-être avec un peu moins d’aveugle soumission que dans les villes, mais avec plus d’affection. Tous écoutaient avec attention, et sans doute avec sur- prise, les récits que je leur faisais de l’Europe, récits que mon drogman leur interprétait. Aux questions qu’ils m’adressaient et à leurs observations sur ce qu’ils entendaient, il était impossible de ne pas admirer à la fois la perspicacité, le tact et la politesse innée de ces incultes habitants du désert, qui prenaient les plus grandes précautions pour ne rien dire qui pût me choquer […]. Je prolongeai la séance tant qu’il me fut possible, j’offris au caïd à fumer dans ma propre pipe, je fis servir du café à lui, à Bubaker et aux scheiks, et distribuai aux autres du sucre qu’ici, non seulement les enfants, mais encore les hommes de tout âge, aiment avec passion […].
Dès le point du jour, je fus réveillé par la petite école qui se tenait à peu de distance de ma tente, et dans laquelle tous les enfants, assis devant des tables de bois, lisaient très rapidement à haute voix et tous à la fois la même chose pendant des heures entières, ce qui occasionnait un bruit insupportable, mais un spectacle assez singulier […]. Pendant que l’on emballait mes effets, le caïd fit promener devant moi quelques-uns de ses chevaux, dans le nombre desquels il y avait un étalon blanc, haut de quinze paumes, avec la queue et la crinière noires, et qui était aussi remarquable par sa taille et sa force, que par ses autres qualités. Il le monta ensuite lui-même afin de nous faire la conduite jusqu’aux limites de ses domaines. Longtemps après qu’il nous eut dit son salem, nous continuâmes à regarder cet homme superbe, bien convaincus que nous n’en reverrions plus jamais qui lui ressemblât. Son nom était Muhammed di Sboy [], et son douar s’appelait Ulad Sendessen.».
Mounir Fendri
Chroniques, lettres et journal de voyage, extraits des papiers d’un défunt. 2e partie: Afrique, Tome 3e. Paris (Fournier Jeune) 1837, pp. 172
انظر الترجمة العربية: بوكلير موسكاو – سميلاسو في إفريقيا. رحلة أمير ألماني إلى الإيالة التونسية في سنة 1835. قرطاج (بيت الحكمة) 1989، ص 336-341.