Urgence Climat : Fini de tergiverser ! Il faut agir maintenant !
Notre pays vient de subir le douloureux choc de la tragédie de Nabeul après un été torride. L’infrastructure, les constructions anarchiques, le plastique dans les canalisations, l’absence d’entretien des lits des oueds et du réseau d’assainissement…ont contribué au drame. Il n’en demeure pas moins que le changement climatique est ici un facteur incontournable : 295 mm d’eau de pluie en un court laps de temps, cela s’appelle le déluge ! Nos frères du Cap Bon continuent de souffrir: le Centre européen de prévention de risque d’inondation (CEPRI) explique en effet qu’ « un évènement d’inondation est une expérience traumatisante : transformation du paysage, destruction au sein de la sphère personnelle, destruction de repères, mise en danger, évacuation… » Ce qui nécessite souvent une prise en charge médico-psychologique.
De tels drames ont lieu ailleurs aussi: pluies et inondations ont fait 10 morts à Majorque (Espagne) et 2 morts dans le Var (France) le 10 octobre, des villages rasés et 26 morts en Floride et, ce 15 octobre, 13 morts suite à des pluies diluviennes dans le département de l’Aude (France). Le 29 octobre 2018, la Corse a vécu un épisode climatique très violent avec des vents à plus de 200km/h.
Buvons Aujourd’hui…. ? Vraiment ?
Lundi 8 octobre 2015, le GIEC- Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat- relevant de l’ONU a publié à Incheon, en Corée du Sud, son rapport spécial relatif à un réchauffement de la planète de 1,5° C, rapport demandé par l’ONU suite à l’accord de Paris de 2015. Il s’agissait d’examiner les conséquences d’une augmentation de la température de 1,5° C par rapport à une augmentation de 2° C convenue à Paris. Ce rapport a été approuvé lors de la plénière réunissant 195 nations et après que les Etats Unis et l’Arabie Saoudite aient levé leurs fortes réserves de peur d’être isolés et pour ne pas ternir leur image. Il établit que la température du globe a déjà augmenté de 1° C par référence à la période préindustrielle. Certaines régions ont même dépassé le 1° C. L’impact de ce réchauffement est déjà visible cette année avec les vagues de chaleur et de sécheresse en Europe et en Chine, les feux de forêts aux Etats Unis, les tempêtes de poussière et des pluies sans précédent aucun en Inde – au Kérala notamment- ainsi qu’au Japon.
En Tunisie, nous avons tendance à négliger tous ces signaux pourtant forts. Nous nous intéressons aux élections de 2019, au tourisme parlementaire, au père, au fils….et nous pensons que le rapport du GIEC est un document abscons d’experts qui ne concerne guère nos problèmes. Or, il ne s’agit pas d’un dossier comme les autres mais d’un fil rouge à suivre par les responsables politiques et associatifs, les militants, les syndicalistes et les scientifiques ainsi que par les entreprises et les collectivités publiques. Se trompent ces Tunisiens qui croient que les difficultés environnementales se manifesteront peut-être dans cent ou mille ans ! Alors, nos concitoyens se révèlent adeptes du génial Abou Nawas qui clamait du fond des tavernes de Bagdad : « Buvons aujourd’hui, demain est un autre jour ! »
Hélas ! Les temps ont changé !
Ainsi, M. Le Premier Ministre a récemment annoncé que les voitures populaires seront plus accessibles. Il est clair qu’à la Kasbah, le CO2 et les particules fines (PM2,5) émanant de ces voitures populaires et des autres – avec leur funeste cortège de cancers et de BPCO- seraient des vues de l’esprit en cette année pré-électorale. Pour ne rien dire des émanations de ces bus hors d’âge qui sillonnent cahin-caha nos routes et nos rues*. Or, la pollution de l’air tue 600 000 enfants par an (Le Monde, 30 octobre 2018, p. 10)
Quant au Ministre de l’Environnement, s’il admet que le changement climatique érodera nos plages et nous fera perdre 36 000 emplois dans le tourisme (Le Maghreb, 11 octobre 2018, p. 2), il n’avance pas de solutions pour faire face à ce désastre annoncé.
«Le Point De Non-retour» Dans Les Dix Prochaines Années ?
Le rapport du GIEC est rédigé par des scientifiques qui ne sont ni des militants écologistes ni des activistes échevelés. Ils sont au nombre de 91 et viennent de 40 pays mais hélas ! Ceux originaires du Sud sont peu nombreux. Ils ont compilé 6000 études scientifiques. Quand donc ils annoncent les pires catastrophes si nous atteignons les 2° C (par rapport à 1850 en gros), il convient de prêter sérieusement l’oreille. D’autant plus que, pour certains observateurs, les experts du GIEC, avec ce rapport sur le 1,5° C, seraient par trop optimistes : « Si les politiciens ne font pas des efforts pour limiter le réchauffement à 1,5° C, les dangers sont plus graves que ne le dit le résumé du rapport » (The Guardian, 8 octobre 2018). Pour ces critiques, le travail des experts n’aurait pas pris en compte cette « spirale d’évènements » que l’on appelle « le point de non-retour » et qui serait libérée lors de l’élévation de la température de la terre. Face à ces évènements, il y a donc des risques d’emballement non maîtrisables une fois certains seuils dépassés.
L’objectif de 1,5° C est tenable, à la condition expresse de transformer radicalement et vite nos systèmes de production, avertit le GIEC. Son rapport met chacun et tous face à un besoin de mobilisation. Des décisions radicales doivent être prises. Il faut dépasser le cadre insuffisant et étriqué des efforts individuels.
Pour Sunita Narain du Centre pour la Science et l’Environnement de New Delhi (CSE), « ces nouvelles annonces ne sont pas bonnes. Il est temps de comprendre qu’il faut arrêter de mettre en doute la science du changement climatique. » De fait, le GIEC a revu ses données antérieures. Les impacts du changement climatique seront plus forts que ce qui a été précédemment anticipé pour une augmentation de la température de 1,5° C. Mais, à 2° C, il y a danger : la Nature souffrira beaucoup. Les insectes nécessaires à la pollinisation de nos récoltes et les plantes perdraient la moitié de leur habitat à 2° C comparativement à 1,5° C. Les coraux disparaitraient. A 2° C, un modèle montre que l’on perdrait 3 millions de tonnes de poissons, soit le double par rapport à une température de 1,5° C. La montée du niveau de la mer affecterait dix millions d’humains de plus en 2100.
Aujourd’hui, dans les pays du Sud, cet impact est dévastateur et le GIEC nous annonce pire encore. Il faut donc nous être réalistes et nous préparer malheureusement pour d’autres Nabeul….avant de tout miser sur les élections de 2019. Julian Huxley disait : «Tout savant qui met le nez hors du tranquille abri de sa spécialité ne peut faire autrement que de revêtir le manteau d’Elie. Il prophétise la catastrophe; mais parce qu’il est un savant, la catastrophe qu’il annonce est conditionnelle: elle se produira sauf si l’ont fait certaines choses.» (Science et Synthèse , Gallimard « Idées », Paris, 1967)
La question de fond est aujourd’hui celle-ci : que doit-on faire pour que la température du monde demeure sous le seuil de 1,5° C ?
Le GIEC dit : Par rapport à 2010, les émissions anthropogéniques doivent impérativement diminuer de 45% et atteindre 0% (zéro pour cent) en 2050. C’est ainsi que l’on maintiendra le cap sur cette température «rampe de sécurité».
Entrons un peu dans les détails même si tout un chacun doit se reporter à la lecture du rapport pour se convaincre.
Ainsi donc, les émissions de CO2 générées par les humains doivent être diminuées de moitié d’ici 2030. Il s’agit là d’ «émissions nettes». Ce qui signifie que l’Humanité peut émettre plus mais à condition que ces émissions soient absorbées afin d’atteindre l’objectif. C’est alors qu’entrent en jeu «les puits naturels» de gaz carbonique, véritables systèmes naturels de nettoyage et d’assainissement de notre atmosphère. Citons rapidement parmi les «puits» les plus importants: les océans et les mers ainsi que les forêts qui séquestrent le gaz carbonique. Le rapport du GIEC cite aussi les CCS, «les systèmes de captation du carbone». Cette dernière technologie capte le gaz et l’enterre dans les tréfonds sous la couche terrestre. L’installation japonaise de Tomakomai est actuellement capable d’enfouir 100 000 t/an de CO2.
Quid Des Besoins Energétiques Des Pays Du Sud Et De La «Justice Climatique»?
A ce point de notre discussion, il faut quand même réaliser que la consommation énergétique du Malawi, de la Tunisie ou du Togo n’a rien à voir avec celle des pays riches. Ces pays n’ont pas de canons pour faire de la neige artificielle ou des remontées mécaniques pour les skieurs. Ils n’affrètent pas des avions pour transporter des chevaux participant à des courses transatlantiques.
Problème : comment réduire cette consommation et dans le même temps permettre aux moins riches de consommer plus d’énergie pour s’éclairer, pour se déplacer….? Le GIEC dit: le budget global restant de CO2 pour pouvoir rester en dessous de 1,5° C est de l’ordre de 420 à 585 gigatonnes. A l’allure actuelle avec laquelle se font des émissions, ce budget sera à sec en 2030.
Rappelons cependant que la grosse part de ce budget a servi aux pays riches. En 2030 quand ce budget aura été consommé et si le monde veut respecter la barrière de sécurité de 1,5° C il devra émettre MOINS que ce que peuvent absorber «les puits naturels».
Comment feront alors ces millions d’humains qui n’ont pas accès à l’énergie et ces millions d’êtres qui aspirent à se débarrasser de la pauvreté? Comment assurer l’approvisionnement en eau potable à toute cette humanité? Comment la protéger de la maladie et de la faim ?
«Justice climatique», voilà la réclamation que Washington, Berlin, Tokyo….ne veulent pas entendre. Voilà une «obscénité» que M. Trump veut écarter derechef. Avec la plus extrême des rigueurs. Mais lui, car il est le plus fort, voudrait polluer tout son soûl. Comme chacun sait, semble dire M. Trump, à l’unisson de MM. Bush père et junior, «le mode de vie des Américains n’est pas négociable». Aujourd’hui encore, certains ne veulent pas discuter des responsabilités des pays du Nord qui ont tant chargé l’atmosphère en gaz à effet de serre et ont détruit tant de forêts dans les pays du Sud colonisés, quand l’île de Madère signifiait « l’île boisée »(Lire Richard Grove, Science coloniale et naissance de l’écologie, Ecologie et Politique, n° 56, 2018, p.82-102). Ils rechignent à verser les 100 milliards de dollars convenus à Paris en 2015 pour permettre aux Etats du Sud de combler leur retard énergétique.
Le feront-ils en Pologne en décembre prochain?
Signalons que le grand chimiste suédois Svante Arrhenius, Prix Nobel de chimie 1903, a averti, dès le XIXème siècle, des risques d’accumulation du gaz du CO2 dans l’atmosphère terrestre.
Que Faire Maintenant ?
L’équité et la justice devraient conduire les pays riches à diminuer leurs émissions. Elles devraient aussi les inciter à accorder une assistance financière et technique pour aider les pays pauvres en énergies à augmenter leurs émissions de manière différente et avec moins de rejets carbonés.
Que dit le rapport du GIEC à ce sujet ?
Il dit : agir. Maintenant.
Le GIEC suggère des transitions rapides et d’ampleur au plan énergétique. Celles-ci s’adressent aux villes, aux infrastructures, au transport, à la construction car les cimenteries émettent fortement. Il en ressort que les énergies renouvelables doivent, en 2050, fournir entre 70 et 85% de l’électricité produite dans le monde. Actuellement, la houille blanche (les barrages) fournit 20% de la fée électricité. La part du gaz naturel avoisine les 8-9% du mix énergétique. Par-dessus tout, l’usage du charbon (houille, anthracite, tourbe…) doit être quasi nul. Or, la Grande Bretagne encourage le gaz de schiste, la Norvège explore le pétrole en plein Arctique et l’Allemagne veut abattre la forêt de Hambach pour extraire du charbon. Comment alors sevrer la Russie, les Etats Unis, l’Allemagne, la Chine de ce carbone bon marché pour obtenir leur électricité? Comment ces pays peuvent-ils complètement décarboner leur électricité en se passant de la houille ? Drew Shindell, de l’Université Duke (EU) et un des auteurs du rapport insiste: «Le rapport est parfaitement clair: il n’y a aucun moyen de réduire le changement climatique sans abandon du charbon.» (The New York Times, 7 octobre 2018)
Quant aux pays du Sud, ils ne peuvent se développer sans électricité.
L’équation est ainsi posée. Mais il faut malgré tout agir vite quand la maison commune brûle. Gare aux faux-fuyants et aux tergiversations car il n’y a pas de planète de rechange.
Le rapport du GIEC prouve enfin que progrès social et qualité de l’environnement deviennent inséparables : produire comment et pour qui, that the question ! Le biophysicien Pierre Joliot interroge: «Une société qui survit en créant des besoins artificiels pour produire efficacement des biens de consommation inutiles ne paraît pas susceptible de répondre aux défis posés par la dégradation de notre environnement.»
En Tunisie, il nous faut adapter notre mode de vie : remplacer les fossiles, donner la priorité au transport collectif, faire des constructions à isolation thermique de qualité, se doter d’une stratégie de codéveloppement. Nul ne dit que ce sera facile mais c’est aussi important que les élections de 2019 : il suffit de penser à la Tunisie où vivront nos enfants et nos petits enfants en 2030, 2040 et au delà.
Mohamed Larbi Bouguerra
* Depuis septembre 2018, la ville de Southampton (GB) a mis en service des bus (BlueStar) filtrant les gaz d’échappement pour rejeter de l’air propre dans l’environnement. (The Guardian, 27 septembre 2018)