Jalloul Sghari: La Tunisie pourrait-elle s’affranchir de sa pauvreté en eau?
Pour beaucoup de pays, la pauvreté en eau s’explique par des précipitations extrêmement faibles, comme en Libye avec 56 mm/an ou en Arabie Saoudite avec 59 mm/an. Mais, ceci n’est pas le cas de la Tunisie qui n’est pas pauvre en eau pluviale. Sa pénurie en eau est due au manque et à l’inadaptation des moyens consacrés à la mobilisation de ce bien.
I. Les ressources en eau de la Tunisie
En Tunisie, les précipitations moyennes sont d’environ de 230 mm par an. Pour conserver le maximum possible de cette eau pluviale, le pays s’est doté d’une infrastructure hydrique. Ces efforts consentis ont permis au pays de se munir de 34 barrages, 230 barrages collinaires et 894 lacs collinaires (MARH, 2015).
Cette infrastructure permet de mobiliser 4825 Mm3 d’eau (dont 640 Mm3 non renouvelables),ce qui donne un ratio de 432.24 m3/hab./an. En dépit de sa variabilité d’une année à l’autre, il est toujours inférieur à 500 m3/hab./an. Ce qui place la Tunisie comme un pays pauvre en eau. Il s’agit bien d’une pauvreté absolue.
La pauvreté en eau de la Tunisie contraste avec son potentiel pluviométrique qui lui permet de s’en affranchir. En effet, le pays reçoit en moyenne 36 milliards de m3 d’eau par an. Une partie de cette quantité, estimée à 60 % correspond à l’eau verte, Elle est absorbée par les plantes ou bien elle finit par s’évaporer dans l’atmosphère à travers le phénomène d’évapotranspiration.
L’autre partie (les 40% restants , soit 14.4 milliards de m3), constitue l’eau de ruissellement (l’eau bleue). Actuellement, la capacité de stockage du pays ne peut retenir que 4,185 milliards de m3 effectivement mobilisables. En conséquence, 10.215 milliards de m3 d’eau sont non valorisés. Il est anormal que d’une richesse stratégique telle que l’eau, ne soit utilisée qu’environ pour le tiers (29%) et que 71% soient perdues. Ce résultat, aussi choquant soit-il, laisse entrevoir la possibilité pour le pays de tripler ses ressources en eaux et s’affranchir de cette pénurie.
II. La problématique de l’eau bleue
Il y a des limites infranchissables dans le captage des eaux de surface. On ne peut pas augmenter indéfiniment le nombre des barrages d’eau. La région du Nord, qui est le château d’eau du pays, n’est pas suffisamment grande. Elle peut supporter encore quelques dizaines de barrages mais certainement pas des centaines. Il est urgent de donner la priorité à d’autres éléments tels que: la recharge des nappes souterraines et le transfert d’eau vers le Centre et le Sud du pays.
II.A. La recharge des nappes souterraines
Lorsque l’infiltration, au rythme naturel de l’eau dans le sol n’est pas suffisante pour recharger les nappes souterraines, la méthode la plus simple consiste à créer des bassins d’infiltration ou des tranchées sur un sol ayant une perméabilité suffisante. Elle est utilisée notamment dans les pays de l’Europe du sud (Italie, Espagne, Portugal) pour maintenir les nappes phréatiques à un niveau suffisant, dans le but de continuer à être exploitables dans des contextes d’utilisation intensive.
C’est aussi le cas de la Tunisie, la recharge se fait naturellement à travers les oueds asséchés qui se remplissent d’eau lors de forte affluence ou à cause des inondations. L’eau s’infiltre au fond de ces oueds lors de leurs crues passagères. Ces oueds auraient pu (et auraient du) être utilisés comme des tranchées et des bassins d’infiltration pour augmenter artificiellement l’infiltration des eaux vers les nappes souterraines.
II.B. Le transfert d’eau vers le Centre et le Sud du pays
Ce réseau d’oueds devrait être réaménagé et renforcé par des canaux qui prendraient le fleuve de Medjerda comme point de départ et seraient orienté selon un axe Nord-Sud par rapport au fleuve. Une telle stratégie serait capable de capter la totalité des eaux de ruissellement et de transférer le surplus au Centre et Sud du pays. En prime, elle permet de maîtriser les inondations (voir Leaders du 21/10/2018).
III. Conséquences et conditions de réussite
III.A. Les conséquences
Résoudre la problématique de l’eau bleue, c’est permettre au pays d’affranchir le seuil de pauvreté en eau. En effet, en mobilisant les 10.215 milliards de m3 d’eau perdue, le ratio passe de 432.24 m3/hab./an à 1309 m3/hab./an. En dépassant ainsi le seuil de 1000 m3/hab./an, le pays s’affranchirait de la pauvreté en eau et assurerait son autosuffisance alimentaire.
III.B. Les conditions de réussite.
Ce n’est pas par hasard qu’on rencontre les situations de pénurie les plus sérieuses dans les pays pauvres, c’est-à-dire les pays incapables de fournir les efforts d’investissements indispensables pour en assurer la disponibilité. Ainsi, il y a un lien de causalité entre la pauvreté en eau et le sous-développement. Les pays pauvres ont des capacités de décollage économique bloquées par plusieurs facteurs tels que la faiblesse des infrastructures notamment hydrique, le manque d’épargne et la difficulté d’accès à l’eau. Ainsi, un pays pauvre n’a pas les moyens d’investir dans l’infrastructure hydrique et en même temps il ne peut pas décoller économiquement parce qu’il n’a pas d’infrastructures (notamment hydrique).C’est le cercle vicieux qui conduit à la trappe de la pauvreté.
La Tunisie a beaucoup d’atouts qui peuvent l’aider à s’en sortir. Pour cela, le pays doit s’engager franchement et résolument dans une politique budgétaire anticyclique ambitieuse, basée sur des grands projets de travaux d’infrastructures.
Jalloul Sghari
Docteur en Economie Enseignant chercheur à l’université Paris Descartes