Abderrazak Zouari: Pour une refonte des relations tuniso-européennes ou comment permettre à la Tunisie de réussir sa transition économique
« … et si elle (la Tunisie) échoue, nous échouerons », Emmanuel Macron
La Tunisie est bien souvent présentée, dans les discours des responsables européens, comme étant l’exception du monde arabe. Pays ouvert, statut de la femme, avènement de la démocratie, respect des droits de l’homme, autant d’acquis de la Tunisie qui véhiculent les valeurs tant défendues par l’Europe.
Responsables et médias européens vantent l’expérience et l’exception tunisienne ; « six ans après la révolution de 2011, le peuple tunisien a ouvert la voie à une démocratie basée sur le respect des libertés, le développement socio-économique et la justice sociale » peut-on lire par exemple. Aujourd’hui, il s’agit de sauvegarder cette expérience comme exemple et d’en parler comme une expérience réussie comparativement à tous les soulèvements qui ont eu lieu au cours de ce qui fut appelé le « Printemps Arabe ».
Malheureusement, du côté Sud de la rive méditerranéenne, la présence de l’Europe se résume seulement à une convergence d’intérêts commerciaux par la mise en place de nombreux accords préférentiels d’abord, l’établissement d’une zone de libre échange ensuite et, enfin, la négociation d’un futur accord de libre échange complet et approfondi.
Cette perception a été exacerbée lors des deux épisodes de « Blacklistage » de la Tunisie, d’abord sur la liste noire des paradis fiscaux, retirée depuis, et ensuite sur celle qui prévaut encore aujourd’hui, celle des pays exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme. Ces deux inscriptions successives ont conduit à un sentiment d’incompréhension alors même que les Tunisiens pensaient être un exemple pour les autres pays de la région, cet exemple tant loué, à juste titre, par les responsables politiques européens.
Il est indéniable que la Tunisie se débat contre une situation économique difficile et doit faire face à des défis majeurs : des déficits sans cesse croissants, une croissance atone, des réserves de change qui s’amenuisent, un taux de chômage élevé couplé par une recrudescence de l’inflation, alors même qu’elle doit mettre en œuvre des réformes structurelles à tous les niveaux.
L’économie Tunisienne ne peut pas survivre sans l’Europe, il le faut dire clairement. C’est pour cette raison que l’UE demeure le partenaire essentiel de la Tunisie tant au niveau du commerce extérieur qu’au niveau des IDE. Il est donc primordial pour la Tunisie de sauvegarder et de développer ses relations avec les pays de l’UE.
A l’occasion de la tenue du conseil d’association du 11 mai 2017, « la Tunisie et l’Union européenne ont convenu d’entamer une réflexion sur l’identification d’un nouveau cadre pour le futur partenariat UE-Tunisie, destiné à succéder au plan d’action 2013-2017 en cours et définir des priorités qui reflètent l’ampleur et la profondeur des relations privilégiées et de répondre à plus long terme aux ambitions partagées pour le futur, dans le respect du principe de différenciation prévu par la politique européenne de voisinage révisée »(1)
Ce papier a pour objectif de proposer un nouveau cadre pour le futur partenariat UE-Tunisie et définir une stratégie qui reflète l’ampleur et la profondeur des relations privilégiées et de répondre à plus long terme aux ambitions partagées pour le futur en tenant compte des besoins réels actuels de la Tunisie dans le respect du principe de différenciation qui va au-delà de la politique européenne de voisinage révisée.
Les relations entre la Tunisie et l’UE: de l’«association» au «partenariat» au «statut avancé»
Conflictuelles soient-elles ou pacifiques, les relations entre la Tunisie et le continent européen ont toujours été étroites. Economiquement plus tournée vers l’Europe, la Tunisie constitue un espace de prédilection de la zone européenne.
Pour ne s’en tenir qu’à l’histoire très récente de la Tunisie (depuis l’Indépendance), nous pouvons retracer comme suit une brève chronologie de ses relations avec l’Europe.
La période post-indépendance-1990
Après une phase de relations conflictuelles qui s’est achevée avec l’indépendance du pays et la formation de la première république, les relations entre la Tunisie et l’Europe, s’esquissaient sous l’hypothèse d’une« association » conformément au traité de Rome (1957). Pour la Tunisie, ce Traité ébauche le principe d’association mais les relations restent jusqu’au 1963 étroitement liées à la France sans que de vrais accords soient contractés avec les pays fondateurs de la CEE. Depuis la Déclaration du marché commun et de l’Euratom, la coopération avec la CEE s’est renouvelée dans la première moitié des années 60 avec les Etats indépendants du l’Afrique du Nord sur une base contractuelle avec la conclusion d’un ensemble d’accords bilatéraux qui préserve dans l’essentiel les principes d’égalité et de la Nation la Plus Favorisée (NPF). De point de vue du contenu, ces accords ont prévu le développement des relations principalement commerciales entre les parties contractantes et ne portaient pas préjudice aux avantages accordés et exemptions prévues avec les partenaires de la rive Sud de la Méditerranée. Les négociations entre la Tunisie et les « six » Etats membres ont abouti en 1976 à la conclusion d’un « Accord d’association » (suivi d’un protocole additionnel en 19872) qui fixe formellement le commerce entre la Tunisie et la CEE et sous-entend une assistance technique et financière nécessaire au développement économique et social de la Tunisie. L’accord signifiait la communautarisation des avantages accordés par la France à la Tunisie. Il reste toutefois partiel et polémique vis-à-vis des Accords du GATT3.
La période 1990-avant révolution (2010)
A partir de 1990, par l’adoption de la « politique méditerranéenne globale » (PMG), l’Europe affirme sa volonté d’engager avec ses partenaires tiers de la Méditerranée (PTM) une nouvelle phase de relations plus larges et plus globales. Sous une dimension politique régionale et avec un regain d’intérêt d’ordre sécuritaire, social et politique, la CEE maintient les accords conclus avec les pays du Maghreb avec toutefois une assistance financière assez timide, les étend à de nouveaux partenaires du Moyen-Orient et accorde le régime d’union douanière à Malte, Chypre et Turquie.
En 1990, la Tunisie affirme ainsi son adhésion au cadre multilatéral avec la signature des accords du GATT et participe au Dialogue 5+54. En 1995, elle s’associe au processus de Barcelone, ou « partenariat euro- méditerranéen » (partenariat Euro-Med), négocie et signe en cette même année un « Accord de libre échange » avec l’Union Européenne (Accord d’Association Tunisie-UE) qui exclut les secteurs de l’Agriculture(5) et des services. Le partenariat Euro-Med dessine le contour d’une politique européenne revendiquant aux PTM la réciprocité des concessions tarifaires (conformément aux accords de l’OMC) et proposant un partenariat plus ambitieux s’ouvrant sur de nouveaux volets : paix, sécurité, développement social et démocratie. Des volets qui seront les objectifs principaux de la politique européenne de voisinage (PEV)(6) depuis 2003 avec l’instrumentalisation d’une assistance financière(7) créditée à environ 11 milliards d’euros pour la période 2007-2013, (remplaçant ainsi MEDA- pour les pays méditerranéens).Bien que la période 2000-2010 a vu la création de structures institutionnelles pour l’Euro-Med avec l'Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne (APEM) et la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures en 2005 et l’Union pour la Méditerranée en 2008, le bilan général du processus de Barcelone reste largement mitigé entre l’UE et ses partenaires de la rive sud. Considéré sur une base bilatérale, ce bilan est cependant variable d’un PTM à l’autre. Dans ce contexte, l’accord d’association Tunisie- UE a été à la fois nécessaire (compte tenu de notre engagement à l’égard de l’OMC) et bénéfique (compte tenu de la complémentarité des biens échangeables, de la non similarité des appareils productifs et de la mise en œuvre du programme de mise à niveau). Une brève digression sur l’intérêt de l’accord d’association est à ce niveau utile.
Un bref retour sur l’Accord d’Association avec l’UE de 1995
On rappelle que la Tunisie fut le premier pays des PTM à signer en 1995 un « Accord d’Association avec l’UE » prévoyant la mise en place progressive d’une ZLE à l’échéance 2008 entre les deux partenaires commerciaux, et ce quelques mois après la finalisation de l'Acte fondateur de l'Organisation Mondiale du Commerce. Cet accord signe la fin d’un système de « préférences commerciales asymétriques » qui, aux termes contenus dans ses articles, prévoit l’abolition du traitement préférentiel dont bénéficiait la Tunisie, comme tous les autres pays, et l’institution de nouveaux rapports de réciprocité entre les parties. Par la signature de l’accord se manifeste une réelle volonté d’ouverture économique de part de la Tunisie avec :
(i) un cadre de dialogue centré autour de la mise en œuvre des réformes accompagnant l’adhésion de la Tunisie à l’OMC,
(ii) une libéralisation douanière pour les produits manufacturés tunisiens et un démantèlement tarifaire graduel sur les importations de produits industriels de Tunisie en provenance de l'UE, sous condition de respect des règles d'origine cumulées de l'UE, du Maroc et de l'Algérie,
(iii) un calendrier de réduction des droits de douane et des quotas tarifaires applicable aux produits de l'agriculture et de la pêche, qui prévoit une reprise ultérieure des négociations sur la mise en place éventuelle d’une ZLE pour ces produits(8) et,
(iv) un véritable effort de réformes devant assurer le rapprochement des législations et donc l’obligation d’adapter le système fiscal et douanier tunisien afin d’être plus cohérent avec les règles établies à l’échelle communautaire.
On ne connait pas l’existence de rapports approfondis élaborés pour établir le bilan de cet accord d’association. Il est cependant possible, en se basant sur une revue rapide des statistiques de commerce(9) , montrer l’importance du marché européen pour le Tunisie:
- L’UE est, depuis plusieurs décennies, le premier partenaire commercial de la Tunisie, ce qui représente une moyenne de 62,3% de son commerce pour l’année 2017. Les derniers chiffres de 2017 montrent que 74,2 % des exportations tunisiennes étaient destinées vers le marché européen et 54% des importations provenaient des pays de l'UE. La Tunisie est le 32ème partenaire commercial de l'UE, représentant 0,6% du commerce total de l'UE avec le monde.
- Quant au déficit commercial, les chiffres sont encore plus explicites. La Tunisie accuse un déficit commercial global de 15,5 milliards de DTN dont 1,4 milliards de DTN de déficit vis à vis de l’UE soit 9% du total alors que près de la moitié des importations proviennent de celle-ci. Mieux, la Tunisie accuse un excédent commercial de 3 milliards de DTN avec la France et un très léger déficit avec l’Allemagne de 21,6 millions de DTN. Ce n’est qu’avec l’Italie que le déficit est important dépassant le déficit global (2,1 milliards de DTN). Parallèlement, la Tunisie accuse un déficit de 1,8 milliards de DTN avec la Turquie soit 12% du total du déficit et 4,4 milliards de DTN avec la Chine soit 28,4%. Avec ces deux pays, le déficit totalise 40,4% alors que leur part dans les importations ne représente que 13,5% du total.
- Concernant les investissements directs étrangers (IDE), la mise en œuvre de l’accord d’association s’est traduite par une augmentation de la part des pays de l’UE. Selon les données de la FIPA de 2016, la part des pays de l’UE dans les IDE hors énergie a représenté 71% du total des IDE, 90% des projets et plus des 3/4 des emplois créés. A titre de comparaison avec les pays vis à vis desquels la Tunisie accuse les déficits commerciaux les plus importants, les IDE en provenance de la Turquie, en 2016 ont représenté 2,83% du total des IDE avec seulement deux projets et 50 emplois crées. Quant à la Chine, notons une quasi-absence d’IDE en provenance de ce pays : 0,2% du total des IDE avec 3 projets et 6 emplois crées. En terme de stocks, au 31/12/2016, les IDE en provenance de l’UE représentent 49% du total et 90% des emplois crées, bien que les investissements en provenance du Golfe soient importants avec une consolidation de la position des Emirats Arabes Unis (23,7% du total) et celle du Qatar (11,3%).
En conclusion, l’arrimage de la Tunisie à l’Union Européenne reste décisif pour elle, que ce soit en matière de relations commerciales qu’en matière d’IDE. De plus les relations Tuniso-Européennes ne se limitent pas seulement aux relations commerciales ou aux IDE mais également à une coopération financière importante permettant la mise en place de programmes d’appui dans différents domaines, coopération renforcée depuis la révolution.
Le soutien de l’Union à la Tunisie au cours de la période post-révolution
Pour mener à bien sa transition politique, la Tunisie doit impérativement réussir sa transition économique. Celle-ci repose sur des réformes lourdes et coûteuses. Avant même la révolution, la Tunisie bénéficiait dans le cadre de son partenariat avec l’UE d’un soutien financier pour ses réformes et son développement par le biais des instruments inclus dans la politique européenne de voisinage (PEV). Avec ses élargissements successifs aux pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO), le soutien de l’Union s’est diversifié. On note à ce niveau que l’Euro- Méditerranée se présente comme un modèle d’intégration régionale de type Centre-périphérie avec toutefois deux périphéries : une « périphérie de proximité » plutôt développée, géographiquement limitrophe à une Europe développée et une « périphérie de voisinage » incluant des pays à niveau de développement intermédiaire et présentant des conditions macroéconomiques moins favorables à l’investissement et à l’exportation. La première périphérie inclut les pays ex-candidats à l’adhésion, intégrés depuis, qui bénéficièrent d’instruments financiers multiples. La deuxième périphérie inclut les pays de la rive Sud de la Méditerranée (les PTM), y compris les pays du Maghreb, pour lesquels l’Union consacre des fonds couvrant l’ensemble des domaines de coopération. Ces montants restent cependant disparates, limités par rapport aux besoins de ces pays et dont l’impact réel sur les citoyens restent encore à évaluer.
De ce fait, la Tunisie faisant partie de la périphérie de « voisinage » bénéficie de fonds pour la restructuration et l’investissement, principalement décrits dans l’instrument européen de voisinage (IEV) pour lequel les crédits alloués au titre de la période 2014-2020 à 15,4 milliards de d’euros couvrant 16 pays, soit en moyenne environ 1 milliards d’euros par pays. En revanche, pour seulement trois pays reconnus comme candidats à l’UE (Islande, Turquie et Balkans occidentaux), l’aide extérieure déploie l’instrument de pré- adhésion (IPA) pour lequel les crédits alloués au titre de la même période s’élèvent à 11,7 milliards d’euros, soit environ 4 milliards d’euros en moyenne.
En réponse aux changements intervenus en 2011, L’UE a décidé d’un ensemble de mesures visant principalement à redéfinir la conditionnalité par la création du « Partenariat pour la démocratie et la prospérité partagée » et la révision de la politique européenne de voisinage(PEV), ainsi que par un certain nombre de décisions concernant l’octroi d’aides financières à la région. C’est ainsi que depuis la révolution, l’aide financière européenne a doublé pour la Tunisie, couvrant des domaines divers (en particulier la consolidation de la démocratie, la sécurité, le développement régional et local, et la croissance inclusive). La Tunisie est à ce titre le premier bénéficiaire, dans le voisinage sud, du Programme "Faîtier" ("Umbrella") qui reconnaît les progrès en matière de démocratie et de droits de l'Homme. Sur le plan financier, l’Union a mobilisé, via ses institutions financières (Banque européenne d’investissement –BEI-, Agence française de développement –AFD-, Banque européenne de reconstruction et de développement –BERD- notamment), des prêts allant jusqu’à 800 Millions d’euros par an jusqu’en 2020, en vue de soutenir les projets stratégiques et le développement du secteur privé dans le cadre de la mise en œuvre du plan de développement quinquennal 2016-2020. De même, au titre de l’initiative européenne sur l’inclusion financière, l’Union a accordé 200 millions d’euros au profit des micro, petites et moyennes entreprises tunisiennes leurs permettant ainsi un meilleur accès aux financements et assurant la qualité de leur production et leur capacité d'exporter vers l'UE. La Tunisie a également bénéficié, au titre de l’IEV, de don d’un montant de 186,5 Millions d’euros en 2015 passant à 300 Millions d’euros en 2017. Au total, en cumulant les dons (plus d'1,2 milliard d'euros), l'assistance macro-financière (AMF − 800 millions d'euros) et les prêts – y compris ceux de la Banque européenne d'investissement (1,5 milliards d'euros), le soutien apporté à la Tunisie, de 2011 à 2016, s'élève à environ 3,5 milliards d'euros(10).
Par-delà cette augmentation, la nature de l'aide et ses méthodes se sont diversifiées durant ces cinq dernières années pour répondre aux besoins de la transition démocratique : aide à la mise en place d’une politique sécuritaire moderne, appui au développement local et aux politiques de décentralisation mises en place, mise en place d’un programme de recherche de l'UE Horizon 2020, offrant de nouvelles opportunités aux chercheurs et universitaires tunisiens.
Les engagements actuels de l’UE prennent la forme de cinq programmes d’appui à
(1) la réforme fiscale, l’inclusion financière et le développement de l’économie sociale et solidaire
(2) la transition énergétique
(3) la société civile et aux instances indépendantes
(4) la compétitivité et aux exportations (PACE) et (5) la réforme de la justice (PARJ) ;
Au delà de ces programmes, les discussions focalisent l’intérêt sur l’établissement d’un Accord de Libre Echange Complet et Approfondi : l’ALECA qui constitue une ouverture de tous les secteurs qui n’avaient pas été pris en compte par l’accord d’association de 1996 : l’agriculture, les marchés publics et les services. Beaucoup de choses ont été dites sur cet Accord. Certains demandent même de mener une évaluation de l’accord de 1996 avant de signer un nouvel accord alors que les chiffres du commerce extérieur montrent que le déficit avec un ensemble aussi important que l’UE ne représente que 9% du déficit global de la Tunisie. De plus, il est à remarquer que ceux qui sont les plus opposés à cet accord sont les producteurs ou fournisseurs des secteurs concernés tout en oubliant les effets positifs sur l’économie, les réformes induites par cet accord et surtout les intérêts des consommateurs et des usagers.
Toutefois, la signature d’un accord commercial doit s’inscrire dans une stratégie de sortie de crise et de mise en œuvre de réformes bien identifiées permettant à la Tunisie de se positionner dans une trajectoire de croissance équilibrée et inclusive. La signature d’un accord commercial et les différents programmes d’appui sont-ils suffisants pour réaliser ces objectifs ? La réponse ne peut qu’être que négative. Que faut-il donc faire pour mettre à exécution la déclaration de l’UE qui affirme que « l’UE reste convaincue de la nécessité de continuer à appuyer son partenaire privilégié afin de garantir que sa transition démocratique et économique soit une véritable réussite et bénéficie aux citoyens tunisiens en leur apportant des résultats concrets ».
Croissance en berne, déficits jumeaux élevés, dette publique insoutenable, poursuite des mêmes politiques économiques et absence de réformes structurelles
L’économie tunisienne fait face, sept ansaprès le déclenchement de la révolution, à de nombreuses vulnérabilités consécutives à une dégradation de la situation économique peu soutenable sur le long terme. Les déficits jumeaux ( déficit budgétaire et déficit de la balance des transactions courantes) et leurs conséquences sur l’accroissement de la dette publique qui atteint, fin 2017, 69,7% du PIB, contre 40,7% en 2010engendrent de fortes pressions sur la valeur de la monnaie.
Le taux de croissance, enregistré en 2017, avoisine les 2,3% après deux années de croissance molle (autour de 1%), conséquence directe des climats social et sécuritaire qui ont fortement affecté les performances tant du secteur des phosphates que du secteur touristique. Le premier trimestre de 2018 vient confirmer ce taux (2,5% en glissement annuel) et les prévisions du gouvernement tablent sur un taux de 3% pour toute l’année 2018.
Le regain de croissance constaté durant le premier trimestre de 2018 est la conséquence d’une embellie des secteurs primaires (Agriculture, Industries agro-alimentaires, phosphates et Tourisme) ; autant dire que l’économie reste très fragile. Et même si la reprise devait s’affermir, elle resterait à son niveau potentiel de 3% c’est à dire insuffisante pour résorber le taux de chômage qui avoisine les 15%. La croissance trouve sa source dans une consommation soutenue des ménages. La faiblesse de la productivité globale des facteurs et des niveaux d’investissement a fortement affecté la croissance potentielle du pays, désormais comprise dans une fourchette de 2,5% à 3% dans un contexte difficile de mise en œuvre des réformes déjà identifiées de longue date.
En effet, du temps où la Tunisie réalisait un taux de croissance de 5 %, la productivité globale des facteurs (PGF) y contribuait à raison de 2 %. Dès lors que ces 2 % ne sont plus de mise, le taux de croissance potentielle ne peut désormais plus dépasser les 3 %. La reprise de cette croissance ne se fera que moyennant une reprise de la productivité, une politique fiscale rénovée, le développement des infrastructures, une nouvelle politique industrielle, un système éducatif plus efficace, une ouverture plus prononcée et des réformes institutionnelles rendant le fonctionnement des marchés plus transparent.
Si le taux de chômage a légèrement baissé, cela n’est pas dû à la croissance économique mais plutôt à la baisse constatée des nouveaux demandeurs d’emploi, phénomène lié aux effets de la transition démographique constatée depuis quelques années. En effet, la demande additionnelle d’emplois a totalisé, en 2017, 37 000 alors qu’elle était de 80 000 en 2010 alors que la création d’emplois a atteint 40 500 contre 78 500 en 2010. Notons également que le taux de chômage (15,3% en 2017) se caractérise par une variabilité importante entre les régions (6,1% à Monastir et 32,4% à Tataouine).
Après avoir ralenti durant trois années consécutives, l’inflation est repartie à la hausse depuis la fin de l’année 2016. A la fin du mois de Mai 2018, l’indice des prix à la consommation (IPC) a atteint 147,4 (base 100 en 2010). Sur les 12 mois (Mai 2017- Mai 2018), le glissement annuel est de 7,7%. La dépréciation du dinar qui s’accélère depuis deux ans, renforce cette tendance en générant de l’inflation importée. Cela conduit les tunisiens à ressentir une forte augmentation du coût de la vie malgré les augmentations successives des salaires.
Le dérapage de la situation budgétaire date des premières années de la révolution : le déficit budgétaire, en trois ans, passe de 1% en 2010 à 6,9% en 2013. Après une certaine stabilisation en 2014 (5%), le budget tunisien a encore dérapé en 2017 atteignant 6,1% du PIB. Il reste à espérer que le déficit annoncé par la loi des finances 2018 (4,9%) soit atteint.
Cette situation désastreuse constitue la conséquence directe du gonflement des dépenses de fonctionnement qui passent de 10 milliards de DTN en 2010 à 17,4 milliards en 2013 (plus de 70% en 3 ans). Ces dépenses, stabilisées en 2014 au même niveau, ont continué à augmenter les années suivantes pour atteindre 21,3 milliards de DTN en 2017. L’augmentation de la masse salariale a suivi le même rythme que l’accroissement des dépenses de fonctionnement maintenant leur part au niveau de 67%. Toutefois, rapporté au PIB, la masse salariale représente près de 15%. Etant donné que les finances publiques sont contraintes par le niveau des dépenses de fonctionnement, les autorités n’ont eu d’autres choix que d’utiliser le budget d’équipement comme variable d’ajustement. De ce fait, les dépenses d’équipement qui ont représenté, en 2010, 30% du total des dépenses publiques ne représentent plus que 21,5%, à supposer que les dépenses prévues dans le budget aient été effectivement réalisées.
Du coté des recettes, il faut remarquer qu’en l’absence de réformes, la politique fiscale reste figée. A chaque loi de finances, un débat malsain et stérile s’instaure car les nouvelles mesures d’augmentation des taux d’impôt engendrent un mécontentement des catégories professionnelles touchées. Tout le monde s’accorde à dire que le système fiscal tunisien est complexe, instable, non transparent, déclaratif et sans contrôle. Une étude intitulée « Ancrage de la justice fiscale et mobilisation des ressources propres(11) » dégage les caractéristiques suivantes:
- Même si le tiers de la population active occupée (3,4 millions) exerce dans l’informalité et plus du cinquième des salariés (2,5 millions) ne sont pas imposés,les 1,9 millions de salariés contribuent à 71% de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) alors que les 414 000 forfaitaires (60% du tissu économique tunisien) contribuent à seulement 0,7% de l’IRPP et à 0,2% des recettes fiscales et que les professions libérales ne contribuent qu’à hauteur de 2% de l’IRPP ;
- Sur les 136 000 sociétés répertoriées par l’administration fiscale, seules 32 000 se déclarent bénéficiaires dont 250 contribuent à raison de 75% de l’impôt dû par les grandes entreprises et de 50% de l’impôt sur les sociétés ;
- La moitié des contribuables répertoriés par l’administration fiscale (734 000) est en défaut (302 000 personnes physiques et 63 personnes morales) et pour le reste le taux de couverture du contrôle fiscal approfondi ne dépasse pas 1%.
A défaut d’engager une vraie réforme du système fiscal, les gouvernements successifs, d’une loi des finances à une autre, se limitent à prendre de nouvelles dispositions ayant pour objectif d’augmenter les taux, espérant par làun accroissement des recettes fiscales. Or, aussi bien la théorie économique que les expériences de par le monde montrent que cette idée est erronée. En effet, l’augmentation des taux implique des effets sur le comportement des agents économiques qui fait qu’in fine, les recettes fiscales diminuent. Il en résulte d’une part une prédominance desimpôts indirects dans la structure des recettes fiscales qui atteint 59,1% en 2017 dont les conséquences affectent le pouvoir d’achat des citoyens et, d’autre part, une importante évasion fiscale. L’étude pré citée estime que cette dernière se situe dans une fourchette comprise entre 1,9 et 2,5 milliards de DTN.
La dette publique est d’autant plus préoccupante qu’elle est utilisée pour financer des dépenses de fonctionnement. Elle avait atteint 69,7% du PIB en 2017, contre 40,7% en 2010. Si l’on ajoute les comptes sociaux ainsi que les emprunts des entreprises publiques, ce taux atteint les 85% du PIB. Plus des deux tiers de cette dette (69,7%) sont libellés en devises, ce qui appelle à une vigilance renforcée, compte tenu notamment du rythme auquel se déprécie le dinar.
Un autre élément défavorable, important, mais généralement occulté dans les débats, réside dans le déficit de l’épargne par rapport à l’investissement, engendrant un besoin de financement de plus en plus alarmant. En effet, le taux d’épargne (en % du revenu national disponible) n’a cessé de diminuer pour atteindre 10,7% en 2017 contre 22,2% en 2010. En dépit de la baisse du taux d’investissement (19,4% du PIB en 2017 contre 24,6% en 2010), le besoin de financement de l’économie, qui n’était que de 18,7% de l’investissement, n’a cessé d’augmenter pour atteindre 44,5%. Depuis la révolution, nonobstant une conjoncture défavorable à l’investissement et avec une politique économique plutôt keynésienne, le taux de consommation n’a cessé d’augmenter pour atteindre 89,3% en 2017 contre 78,8% en 2010.
Le déficit de la balance des transactions courantes reste une source croissante de vulnérabilité ; il s’est établi à environ 9,1% du PIB en 2017, comme d’ailleurs en 2015 et 2014 contre 4,8% en 2010. Il faut dire que la dépréciation du Dinar n’a eu que peu d’impact sur la sphère réelle ; la compétitivité des produits tunisiens à l’exportation continue de s’éroder (la dépréciation n’a eu pour effet que de maintenir un taux de croissance des exportations, exprimées en DTN, positif) tandis que,au vu de l’inélasticité constatée de la demande des importations, ces dernières ne cessent d’augmenter. De plus, les capacités de la Banque Centrale pour intervenir sur le marché des changes s’amenuisent du fait que les avoirs nets en devises ne représentent plus que 74 jours d’importations en Mai 2018.
Face à cette situation, les bailleurs de fonds (FMI, Banque Mondiale, UE…) interviennent sous forme d’appuis budgétaires afin de desserrer les contraintes pesant sur les réserves de changes, permettant ainsi à la Tunisie d’honorer ses engagements et de lui éviter des conditions de financement défavorables dont elle pourrait bénéficier. En effet, si la dette reste encore soutenable, c’est bien grâce aux maturités relativement longues et un taux d’intérêt relativement bas par rapport aux taux pratiqués sur les marchés financiers internationaux. En contrepartie de ces conditions favorables, l’appui des bailleurs de fonds est conditionné par la nécessité de prendre des mesures d’austérité, bien qu’impopulaires, telles que baisse de la masse salariale de la fonction publique, révision des prix des produits de base et du carburant, privatisations ...
En résumé, avant même le soulèvement de 2011, la croissance économique en Tunisie a connu un tassement datant de 2008 caractérisé par une saturation des secteurs manufacturiers et un déficit important en termes de création d’emplois notamment pour les diplômés. La croissance, loin d’être inclusive, ne témoignait alors que d’une économie de rente reposant dans une large mesure sur l’exploitation et la protection de privilèges et de faveurs d’affaires à l’abri de la transparence et de l’efficacité du marché. Par contre, au niveau des équilibres financiers, la Tunisie disposait d’une situation macro-économique relativement saine.
Depuis la révolution, l’économie enregistre des déséquilibres financiers alarmants sans que la croissance ou la réduction du chômage et des inégalités ne soient au rendez-vous. Cette politique n’a donc pas eu les effets escomptés sur la croissance, entraînant par là un déséquilibre dans l’allocation du revenu national avec un effet d’éviction sur l’épargne nationale au profit de la consommation des ménages, désormais de moins en moins solvables. Etant donné que le déficit budgétaire doublé d’un déficit courant et d’un déficit d’épargne privée restent confinés dans une spirale qui s’institutionnalise de plus en plus, la situation économique du pays s’est dégradée. Toute tentative de relance par la demande (politique suivie par les gouvernements successifs depuis la révolution surtout durant les années 2013-2014) n’aura fait que creuser les déficits sans pour autant retrouver un sentier de croissance élevé. Les analyses montrent que la Productivité Globale des Facteurs, en tant que facteur de croissance, n’est plus en œuvre. Face à une inflation en hausse, des réserves de change insuffisantes, un gonflement rapide de la dette publique et une accumulation de déficits jumeaux, la Tunisie paraît être incapable, à elle seule, de relever ces défis et, en cas d’échec, cela risquerait de tout remettre en question. Les thérapeutiques du FMI sont nécessaires mais ne constituent pas une stratégie de croissance même si elles contribuent à réduire les déséquilibres financiers.
Par conséquent, la Tunisie devra, sur un horizon de 10 ans, déployerdes efforts colossaux pour réussir ses transitions politique, économique et sécuritaire. L’aspect le plus préoccupant est qu’il existe des signaux économiques alarmants pouvant remettre en cause les acquis démocratiques de la révolution. On ne peut ignorer que la situation actuelle reflète le résultat conjuguée de l’absence de réformes structurelles, indispensables à mettre en œuvre durant les années quatre vingt dix, mais esquivées sous le régime Ben Ali,ainsi que du coût économique d’une transformation consécutive à un soulèvement populaire. De surcroît, les gouvernements qui se sont succédés depuis la révolution, loin de convaincre par une vision politique et économique claire, persistent à gérer les affaires courantes et à faire face à la pression des manifestations répétitives.
Le durcissement de la politique monétaire, constaté récemment, accroit aussi bien les niveaux des taux d’intérêt que la pression sur la liquidité bancaire alors même que ses effets sur l’inflation demeureront limités tant que le Dinar continuera à se déprécier. Il est à craindre que la Tunisie soit, bel et bien, entrée dans un cycle de stagflation.En conséquence, Il n’est donc plus possible de mener une politiquede relance par la demande, rendant indispensables des mesures d’austérité et de réorientation de la politique économique vers une politique de relance par l’offre.
Cette politique devrait dans un horizon de 5 ans ramener le déficit budgétaire à 3%, le déficit des transactions courantes à 5% et l’endettement à 60% du PIB. Il s’agit du premier élément de compromis entre les différents partenaires politiques et sociaux. Cependant, cette politique n’est pas suffisante notamment pour permettre à la Tunisie de retrouver un sentier de croissance suffisant afin de réduire le chômage et les inégalités tant sociales que régionales.
En effet, la politique de relance par l’offre doit désormais reposer sur les gains de productivité, la qualité des institutions et l’ouverture sur l’extérieur. Outre l’assainissement des finances publiques, les priorités sont multiples : une amélioration du climat des affaires et de l’attractivité du pays,une réforme de l’administration et une simplification des procédures, une amélioration des services logistiques et douaniers, une réforme fiscale, une restructuration des entreprises publiques, une réforme des caisses sociales, une réforme du système de financement de l’économie, une réforme du système éducatif, une intensification de la lutte contre l’économie parallèle et la corruption et conduite d’une vraie politique territoriale et de décentralisation.
La Tunisie post-révolution, plusieurs réformes sur la liste…
Afin d’éviter que la Tunisie « échoue », le rôle de l’UE devient primordial ce rôle doit sortir des sentiers battus de la politique de voisinage et dépasser la simple signature d’un accord commercial pour encore s’affirmer et permettre ainsi à la Tunisie, non seulement de sortir de la crise, mais également d’engager des réformes institutionnelles nécessaires et de mettre en œuvre une stratégie de croissance inclusive.
Dans l’état actuel de la crise et au-delà d’une vigilance sécuritaire impérative et continue, plusieurs réformes entremêlées sont sur la liste pouvant être résumées en six points:
- Engager urgemment une vraie réforme institutionnelle afin de rétablir les « règles du jeu » en termes d’Etat de droit et d’intégrité, et faire face à la montée de groupes de pression très favorables au développement de la corruption, à une mauvaise qualité des services publics conjuguée à un manque d’intégration des institutions publiques et un dysfonctionnement et une faible transparence des marchés. L’investisseur cherche à réduire les incertitudes et à abaisser les coûts de transaction, d’où la recherche d’un environnement économique et social avec un bon niveau de régulation et un minimum de distorsions.Cet environnement est directement lié aux règles régissant l’investissement au sens large, (code d’investissement, fiscalité, code du travail, procédures douanières, système légal et judiciaire…), mais aussi aux procédures administratives elles-mêmes, qui peuvent comporter des obstacles défavorisant l’investissement et détourner ainsi les flux d’IDE vers les pays bénéficiant d’une législation plus efficace et plus transparente. De manière plus insidieuse, l’inefficacité des réglementations peut affecter la qualité des investissements et contribuer au développement d’une économie de rente.
- Relancer la croissance économique par une politique de l’offre, améliorer les gains de productivité, utiliser l’instrument fiscal vers l’objectif de croissance et une montée en gamme de l’industrie. Cette politique de relance par l’offre est plus efficace, dans les conditions actuelles de la Tunisie, qu’une politique de relance par la demande qui, tôt ou tard, aboutira à des déséquilibres financiers.
- Adopter une politique d’emploi plus efficace appelant à une plus grande adéquation du système éducatif et conditionnée par un environnement des affaires devant être plus attractif aux investissements privés nationaux et étrangers. On rappelle ici à juste titre que ces politiques (emploi et investissement) représentent les conditions sine qua none d’une croissance soutenue et équilibrée. Sans activités supplémentaires et sans réels projets d’investissement, on ne peut prétendre à la création de richesse. Il va sans dire que sans universités de qualité permettant une main-œuvre qualifiée et employable, les taux de résorption sur le marché de l’emploi resteront faibles.
- Restructurer profondément le système bancaire nécessaire à l’appui et l’accompagnement des transformations structurelles du secteur privé tout en rationalisant l’intervention de l’Etat dans ce système et en particulier, en rétablissant la vraie mission confiée à la Caisse des Dépôts et Consignations, celle de financer les grands projets d’infrastructures et d’améliorer l’offre des services de base avec une optique régionale prononcée.
- Instaure une politique fiscale qui ne doit plus s’accommoder de solutions de facilité mais s’édifier de façon plus efficace, plus juste et plus équitable ; garant d’un Etat moderne et démocratique.
- Mettre en œuvre une réelle politique de développement régional, dossier longtemps maquillé sous l’ancien régime par des politiques dites « pro-pauvres », et pour ce faire l’Etat doit réduire la fracture entre l’administration centralisée et les régions, déployer des instruments d’inclusion et de lutte contre les inégalités et lutter contre les risques sociaux par l’implémentation d’un modèle social plus cohérent. Rappelons que dès 2011, quelques mois après la révolution, le gouvernement Tunisien s’est donné pour objectif «d’accroître le revenu moyen de la population des régions défavorisées tout en stimulant encore la compétitivité des gouvernorats et des villes dynamiques du littoral. Sa vision comprend trois objectifs. Le premier est de faire progresser ces régions en réduisant les disparités socio-économiques. Le second est de les connecter aux régions leaders afin qu’elles profitent des retombées positives des agglomérations. Le troisième est d’intégrer toutes ces régions dans l’économie mondiale afin qu’elles puissent se développer de manière plus dynamique et durable(12).»
La Tunisie a-t-elle, actuellement les moyens de mener de front toutes ces réformes ? La réponse est positive mais elle reste conditionnée par l’appui de son principal partenaire stratégique, l’Union Européenne.
La révolution tunisienne, un «bien public mondial»
Bien que difficile, la situation en Tunisie suscite au niveau international un grand engouement. La mobilisation de beaucoup de personnalités politiques pour considérer la Tunisie comme un « bien public mondial » témoigne de l’intérêt grandissant de la communauté internationale à la réussite de son expérience démocratique. On se rappelle bien les mots d’un ancien directeur général de l’AFD(13) : « Il faut aider la Tunisie à retrouver le sentier de la croissance…L’aide de la communauté internationale doit être globale et spécifique…pour éviter que les Tunisiens ne choisissent l’émigration ou le radicalisme… L’Union Européenne doit lancer un plan d’urgence pour ce pays pour stabiliser son flanc sud...Ne perdons pas de temps…N’attendons pas l’irréversible… ».Plus récemment, des propos du président français Emmanuel Macron témoignent aussi d’une complicité affirmée que nous rappelons : « « La Tunisie et la France ont une histoire commune parfois tumultueuse, c’est pourquoi nos destins sont liés, d’où ma conviction que si la Tunisie gagne ses défis, la France sera gagnante, et si elle échoue nous échouerons ».
La réussite de la Tunisie produit des externalités positives sur l’ensemble de la zone euro-méditerranéenne. C’est pourquoi nous qualifions la révolution Tunisienne de bien public international. L’Europe doit dans ces conditions dépasser l’approche actuelle et s’orienter vers l’établissement d’une relation spécifique à la Tunisie qui dépasse le cadre strictement commercial, d’en faire un pays associé sans aller jusqu’à l’adhésion. C’est donc le « scénario rationnel » que l’on doit privilégier.
Si une nouvelle perspective s’ouvre permettant à la Tunisie de devenir un Etat associé de l'Union Européenne, elle s’avèrera non seulement prometteuse mais essentielle pour assurer pleinement la transition démocratique de la Tunisie. Les Tunisiens doivent prendre conscience qu’il est impératif de continuer les réformes dans la voie de la démocratie et de l'Etat de droit et en entamer de nouvelles pour assurer la stabilité politique et économique par des moyens pacifiques et démocratiques. De son côté, l'Union Européenne doit réaffirmer son soutien politique et économique à cette démocratie naissante. Cette position peut se faire par l’adaptation de la Tunisie aux critères de Copenhague par le biais des instruments financiers de pré-adhésion.
L’avenir des relations Tunisie-UE: du statut de «partenaire privilégié» au statut de «pays associé», les conditions de pré-adhésion sont-elles applicables au cas Tunisien?
Le temps est venu pour la Tunisie de sortir des sentiers battus pour reconsidérer ses relations avec l’Union sur la base de nouvelles ambitions. Une préoccupation qui semble partagée du côté européen si l’on se tient aux déclarations du commissaire européen à l’élargissement et à la PEVJohannes Hahn, lors de sa dernière visite en Tunisie (septembre 2017) qui dit que « le temps est venu pour discuter de l’avenir des relations entre la Tunisie et l’UE».
Dans la réflexion qui préside l’avenir des relations Tuniso-Européennes, plusieurs scénaris peuvent être envisagés :
- Un premier scénario, celui du statu quo, avec des améliorations plus ou moins importantes par rapport aux accords existants qui, aux termes des négociations entreprises dans le cadre de l’ALECA doivent être incluses dans ce dernier.
- Un deuxième scénario, ambitieux où la Tunisie demande officiellement son adhésion à l’UE une fois remplis les critères de préadhésion. Ce scenario peut sembler pour le moment si prétentieux ne faisant pas partie de l’Agenda des ambitions des responsables politiques du pays, qu’il demande une volonté d’envergure de la part du partenaire européen.
- Un troisième scénario, celui que l’on peut qualifier de rationnel, dans lequel les deux parties s’accordent à considérer la Tunisie comme « pays associé» devant remplir les conditions de préadhésion sans pour autant accéder au statut de pays membre. Dans ce scénario, l’UE affirme son aide pour la Tunisie en déployant les mécanismes financiers de la préadhésion. En retour la Tunisie s’engage à assurer les réformes politiques et économiques nécessaires telles que définies par les critères de Copenhague.
Sans prétendre discuter la pertinence d’une telle ébauche, notre souhait est de faire comprendre aux dirigeants du pays que ce que nous avons qualifié de « scénario rationnel » représente à l’heure actuelle pour la Tunisie sa seule « planche de salut ». Pour ce faire, deux interrogations importantes se doivent d’être posées : Quelles sont les réformes qui se sont imposées depuis la révolution et qui deviennent urgentes eu égard à la situation économique actuelle du pays ? Quels enseignements peut-on tirer des conditions de pré-adhésion pour le « paradigme tunisien » ?
Conformément aux actions entreprises vis à vis des pays des Balkans, l'Union Européenne (UE) doit prendre conscience que la stabilité de la Tunisie est une condition de la sécurité en Europe et rendre nécessaire l'adoption d'un Pacte de Stabilité avec la Tunisie visant à renforcer la paix, la démocratie, le respect des droits de l'homme et le développement économique. L'UE a pour devoir d’établir, avec la Tunisie, conformément à ce qui a été fait avec d’autres pays, un nouveau type de relation contractuelle à savoir l'Accord de Stabilisation et d'Association (ASA). Il s'agit avant tout d'un signal politique important à l’adresse de la Tunisie. Le cadre général de l'accord de stabilisation et d'association comprend, outre les quatre volets traditionnels (le volet « dialogue politique », le volet commercial portant sur la généralisation de la libéralisation progressive des échanges, le volet relatif à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux et le volet « coopération » dans des domaines prioritaires), l’intégration de l’acquis communautaire. Ce dernier est permis par le rapprochement de la législation du pays avec l’acquis communautaire, notamment par des dispositions précises en matière de concurrence, de droits de propriété intellectuelle et de marchés publics.
Pour que la Tunisie continue à représenter cette lueur d’espoir pour la démocratie et la liberté politique dans la région, la communauté internationale se doit d’aider à veiller à ce que ce pays puisse s’engager dans des réformes institutionnelles afin de faire face aux nouvelles exigences de l’économie mondiale. A notre avis, cette mise à niveau institutionnelle doit relever d’une intégration plus étroite avec l’UE comme cela a été le cas pour d’autre pays comme par exemple pour l’Ukraine et plus généralement pour les pays de l’Europe Centrale et de l’Est. En contrepartie l’UE a le devoir de s’engager à financer, sous forme de fonds structurels, la mise en œuvre d’une véritable stratégie comparable à celle de préadhésion destinée à soutenir financièrement la transition économique de la Tunisie. Au delà des aspects économiques, l’ancrage de la Tunisie à l’Europe constitue pour cette dernière une pièce maîtresse pour la stabilité de la région, sa zone d’influence et sa périphérie de voisinage, et pour la Tunisie, un gage de sécurité et de stabilité de ses nouvelles institutions démocratiques. Il faut considérer cependant que, l’intégration progressive de la Tunisie sur le marché européen doit se faire sur la base d’une approche asymétrique et selon des modalités et un rythme adaptés à l’économie du pays.
Par conséquent, la solution réside, à notre avis, dans l’affermissement des relations entre la Tunisie et l’UE sous la forme d’un statut spécifique de la Tunisie comme pays candidat à l’adhésion mais sans aboutir à une adhésion effective. Ce nouveau statut impose, de part et d’autre, aux deux partenaires une série d’engagements :
- la Tunisie s’engage auprès des instances européennes à mettre en oeuvre les réformes propices à l’adhésion, réformes qui coïncident avec les besoins réels du pays. Afin d’assurer une meilleure gouvernance de ces relations, il est nécessaire de nommer un « Monsieur Europe » qui aura pour fonctions d’assurer la coordination des départements concernés et de représenter la Tunisie auprès des instances européennes.
- L’UE s’engage à accepter cette demande et met à la disposition de la Tunisie un fond structurel pouvant être estimé à 3 milliards d’euros par an sur la période des dix ans. Ce montant correspond à une fois et demi le montant alloué au Titre II du budget, ce qui est de nature à l’alléger et à réduire le déficit budgétaire de façon drastique, condition d’une relance de l’économie.
Ces fonds structurels ne doivent pas transiter par le Budget mais devront être gérés par une instance telle que la Caisse des Dépôts et Consignations dont la principale mission est, normalement, d’appuyer les politiques publiques conduites par l’Etat et les collectivités territoriales dans le financement des projets publics et les grandes infrastructures.
C’est cette proposition qui, à notre avis, permettra à la Tunisie, non seulement de sortir de sa cris actuelle mais aussi conduire, avec l’aide de l’UE, les réformes structurelles dont elle a besoin afin de restaurer une croissance soutenable, créer des emplois, réduire les inégalités et faire face aux risques concernant sa stabilité politique et financière.
Abderrazak Zouari
Professeur des Universités
Ancien Ministre du Développement Régional. Tunisie.
(1) Conseil de l’Union européenne : Rapport sur l’état des relations UE-Tunisie dans le cadre de la politique européenne de voisinage révisée MARS 2017-MARS 2018.
(2) Un protocole qui tient compte des élargissements de la CEE à d’autres pays européens.
(3) L’accord du GATT fait exception à son article 24 et autorise à la CEE de maintenir des « préférences historiques » vis-vis des pays tiers du Méditerranée si l’aménagement est entériné par les parties au GATT.
(4) Entre cinq pays de l’Union du Maghreb arabe (Tunisie, Algérie, Maroc, Mauritanie et Libye) et cinq pays de l’Union Européenne du bassin occidental de la Méditerranée (Espagne, Portugal, France, Italie et Malte).
(5) Secteur régi par des protocoles de réduction de protection.
(6) PEV se présente comme un recadrage de la politique extérieure de l’Union suite à l’élargissement aux pays de l’Est.
(7) Instrument Européen de Voisinage et de Partenariat (IEVP).
(8) Certains produits à caractère social sont exclus des réductions tarifaires et font ainsi partie d’une « liste négative » comme les produits de l'artisanat et de friperie.
(9) Les données de cette section dérivent principalement de : http://ec.europa.eu/eurostat/data/database et http://ec.europa.eu/trade/policy/countries-and-regions/countries/tunisia/.
(10) Pour plus de détail sur les discussions actuelles voir : Conseil de l’Union européenne : Rapport sur l’état des relations UE-Tunisie dans le cadre de la politique européenne de voisinage révisée MARS 2017-MARS 2018.
(11) M. Hadar et M Bouzayene « Ancrage de la justice fiscale et mobilisation des ressources ». 2017.
(12) Livre blanc « Tunisie : nouvelle vision du développement régional » 2011. Cité par Banque Mondiale « Faire de la diversité des territoires tunisiens un atout. Comment la Tunisie peut exploiter le potentiel de ses régions de manière différenciée pour une prospérité partagée ». Note d’orientation du projet 159072, Mars 2018.
(13) Dov Zerah : chronique parue dans le magazine African Business le 7 Octobre 2015.