40e jour du décès d'Abdessatar Mabkhout: Une œuvre riche et enrichissante
Par Abderrahmen Fendri. C’était en 1973, quand j’ai rencontré pour la première fois Abdessatar Mabkhout alors que je m’apprêtais à passer devant le jury d’admission à l’ISG. Poliment, il venait demander ma permission pour passer l’entretien avant moi arguant son obligation de rejoindre le bus qu’il ne pouvait rater. C’était celui qui devait le mener avec sa troupe théâtrale pour un long cycle de présentations de sa pièce : «Al Ardh El Maghlouba » (La terre vaincue). Et c’est ainsi que nous avons découvert un premier centre d’intérêt partagé.
Nous avons fait ensemble le double cursus universitaire : ISG / expertise comptable.
Etudiant, Abdessatar a obtenu sa maîtrise en gestion comptable et financière avec un prix présidentiel. Il a été le premier de notre génération à soutenir, avec succès, son mémoire d’expertise comptable.
Nous avons fait notre stage professionnel dans le même cabinet : Cabinet Rached Fourati (KPMG). Stagiaire, son très jeune âge ne l’a pas empêché de gravir très rapidement les échelons pour devenir en peu de temps chef de mission. Il est ensuite passé chez CEGOS pour créer un département d’audit: CEGAudit. De mon côté, j’ai constitué à la même époque mon propre cabinet d’expertise comptable: CAF.
A son initiative, nous nous sommes rassemblés, de nouveau, en 1983, pour mener une nouvelle aventure commune, et nous nous sommes associés avec nos confrères Rachid Tmar et Ahmed Belaifa pour créer la société Les Commissaires aux Comptes Associés MTBF, devenue plus tard membre du réseau international PwC. Tel est, en bref, le long parcours que j’ai partagé avec Abdessatar Mabkhout, un parcours de plus de 45 ans, durant lequel j’ai eu le privilège d’être son ami et son associé.
Abdessatar, l’ami, était très agréable à côtoyer. Son sourire continu, sa vaste culture générale, son amour de la vie, son humour et sa fidélité font de lui l’ami que l’on aime avoir, d’où l’amitié indéfectible qui nous a unis. Abdessatar, l’associé, était la boîte à idées de notre groupe. Il avait une très forte capacité à anticiper, à innover et à développer. Il a joué au sein du cabinet le rôle du fédérateur, du conciliateur et du développeur.
Expert-comptable, il a fait partie du premier tableau de l’Ordre des experts-comptables de Tunisie et, par conséquent, des membres de l’Ordre ayant pris part à la première assemblée tenue en 1984. Il a mené, depuis, maints combats pour défendre la transparence, l’indépendance, la bonne gouvernance et surtout l’ouverture de la profession sur l’international.
Passionné de théâtre dès son jeune âge, il était bien préparé pour considérer que la communication financière est la composante principale du métier des chiffres. Aussi, les salles de cours à l’université étaient son terrain privilégié pour «se produire» devant son « public » d’étudiants. Son passage par CEGOS Tunisie lui avait donné le goût au Conseil, domaine dans lequel il a opéré durant toute sa carrière professionnelle. Il ne cessait de répéter, à ceux qui voudraient bien le croire, qu’il était incapable d’arrêter un bilan, ajoutant qu’il préfère qu’on le présente comme étant un auditeur consultant plutôt qu’un expert-comptable ; «je suis expert-comptable, mais je me soigne» disait-il.
D’ailleurs, quand il avait dirigé les travaux de rédaction du système comptable des entreprises pour le compte du Conseil supérieur de la comptabilité en 1995-1996, il a milité, avec acharnement, pour faire migrer la comptabilité en Tunisie d’un système à plan comptable à un système normatif à cadre conceptuel. Il a notoirement répandu dans la communauté des comptables et financiers du pays une culture comptable basée sur le jugement, l’appréciation et l’évaluation et ce à travers les cycles de formation qu’il animait brillamment et ses nombreuses publications dont notamment le mémento des IFRS (un manuel de plus de 1.200 pages). Parallèlement à l’exercice de la profession en tant qu’associé PwC, il a enseigné, 30 ans durant, à l’ISG et ailleurs, l’audit, la théorie comptable et la comptabilité internationale.
Pédagogue, excellent orateur et non conformiste, il s’attachait à lui ses étudiants dès la première séance du cours. Dans leurs nombreux témoignages et messages de condoléances, ils ont unanimement mentionné qu’il a changé leur perception de la comptabilité, certains sont allés jusqu’à dire qu’ils n’ont appris à aimer leur spécialité que grâce au cours de Monsieur Mabkhout.
Son professionnalisme et ses charges professionnelles ne l’ont jamais empêché de vaquer à d’autres occupations dans le sport et au sein de la société civile. C’est ainsi qu’il a été membre du bureau directeur de l’Espérance Sportive de Tunis et l’un des principaux concepteurs du plan EST-2019. Pour l’histoire, il échangeait régulièrement avec moi, moi qui suis supporter actif d’un club concurrent. Il m’a toujours dit que le football en Tunisie ne peut évoluer et s’imposer à l’échelle continentale que lorsque notre championnat comptera un grand nombre de clubs structurés offrant à la compétition un niveau élevé.
Au sein de la société civile, ses apparitions et contributions dans les forums, radios, chaînes de télévision et cercles d’échanges d’idées étaient fréquentes depuis 2011. Son esprit critique, son caractère passionné et ses idées novatrices n’étaient pas compatibles avec une appartenance quelconque à un parti politique.
Son style provocateur était parfois choquant au point que personne n’arrivait à le situer dans le paysage politique ; c’était sa façon de susciter le débat et d’amener ses interlocuteurs à abandonner les sentiers battus, les idées usées et les solutions classiques.
Décédé à 65 ans, son œuvre, riche et enrichissante, nous fait oublier qu’il est parti trop tôt ; la vie ne se compte pas par le nombre d’années, mais plutôt par les réalisations pendant sa vie. Abdessatar compte parmi ceux qui ont laissé une empreinte indélébile là où il est passé. Il est parti avec le sentiment du devoir accompli. Ses enfants (Asma, Oussama et Zeid) ont brillamment réussi leurs études. Sa carrière, tant professionnelle qu’universitaire, compte de très nombreuses réalisations réussies et son image, de l’avis de ceux qui l’ont connu et ceux qui l’ont moins connu, est plus qu’élogieuse.
Ses amis, ses associés, ses collaborateurs et ses étudiants resteront toujours marqués, et à vie, par ce qu’il leur a apporté
Repose en paix, l’ami Abdessatar.
Abderrahmen Fendri
PwC, Territory Senior Partner