Forum de la mer- Bizerte - La Méditerranée omniprésente dans notre histoire et notre présent
Située au cœur de la Méditerranée, à la charnière de ses bassins occidental et oriental, la Tunisie apparaît, à l’évidence, comme un pays méditerranéen par excellence. En tout cas, le Roman national tunisien, volontiers porté sur l’évocation du passé prestigieux de la Carthage antique et la maîtrise des mers qui fit la force et la grandeur des navigateurs puniques, n’a aucun doute à ce sujet. Nous mettrons, pour notre part, l’accent sur les périodes musulmanes successives, dont la marque est, à l’évidence, plus nette sur les pouvoirs, la société et la culture.
Epoque médiévale (IXe-XVe s)
Les premiers temps de la conquête arabe (VIIe s.) coïncidèrent avec un repli sur l’intérieur des terres, à l’instar de la ville de Kairouan. Attitude prudente —ou imposée par les circonstances— qui n’empêcha cependant pas les premiers gouverneurs omeyyades de s’intéresser déjà à Tunis et d’y construire des installations maritimes. Mais l’ouverture sur la Méditerranée se fit réellement au IXe siècle à l’initiative des émirs aghlabides (800-909). Ils procédèrent au renforcement de l’arsenal de Tunis, et mirent sur pied une flotte capable, depuis cette ville ou encore Sousse, de partir à la conquête de la mer en direction du Nord. C’est ainsi qu’en 831, la Sicile fut prise. L’île aux trois pointes, qui allait rester musulmane sous les Aghlabides puis leurs successeurs fatimides jusqu’en1091, servit à son tour de point de départ à des raids sur le littoral italien et même à la fondation, durant trente ans, d’un émirat à Bari (847-871). Le dynamisme maritime qu’illustraient ces expéditions aghlabides s’accompagnait bien entendu du souci de protéger le littoral ifriqiyen. Çà et là, au haut Moyen Âge, se dressèrent des tours de surveillance côtière, les mahras et surtout les célèbres ribats, fortins occupés par des soldats voués à la surveillance et à la prière, qui firent la réputation de villes comme Sousse et Monastir. Sous le califat fatimide, au Xe siècle, Mahdia vint renforcer le tissu des villes largement ouvertes sur la mer.
Du XIIIe au XVIe siècle, la dynastie des émirs hafsides régna sur le territoire de l’Ifriqiya, c’est-à-dire la Tunisie actuelle étendue jusqu’à Tripoli à l’est, et Bougie (Bejaïa) à l’ouest. Sous leur règne, l’activité maritime connut un vif essor. Selon l’historien Robert Brunschvig, «les principaux ports Tunis et surtout Bougie - proche des exploitations forestières de Kabylie - étaient pourvus de constructions navales et d’arsenaux.» La marine de guerre, bien organisée, était capable de monter des opérations d’envergure. C’est ainsi que, dans la première moitié du XIVe siècle, une escadre de 16 navires alla aider les Mérinides du Maroc dans leur lutte contre les Espagnols. Le plus souvent, cependant, il s’agissait d’opérations corsaires (abordage de navires chrétiens et raids) et non de batailles navales classiques. La flotte hafside fut ainsi chargée à maintes reprises de coups de main sur les terres chrétiennes. Les Européens, d’ailleurs, procédaient d’une façon identique, lorsqu’ils le pouvaient. En 1389, en représailles contre le pillage, l’année précédente, de Djerba par Gènes et Pise, les hafsides procèdent à un sac en règle de l’île maltaise de Gozo. Tout cela suscitait immanquablement des conflits avec la France, l’Espagne et les puissances italiennes. A l’apogée de la dynastie, l’efficacité des marins hafsides, le souci des Européens de protéger les intérêts de leurs nationaux marchands, et davantage encore les échecs d’expéditions militaires contre le royaume de Tunis (comme celui que connut une flotte franco-génoise contre Mahdia en 1390) aboutissaient à la signature de traités défavorables aux puissances chrétiennes.
Toutefois, les prouesses et les succès maritimes des Hafsides cachaient des faiblesses structurelles. Les vaisseaux n’étaient pas aussi efficaces que ceux de la Chrétienté. Lors de combats navals, seule une supériorité numérique importante pouvait assurer la victoire face aux bâtiments de ligne chrétiens. Les émirs d’Ifriqiya eurent ainsi besoin du concours d’escadres espagnoles lors de leur lutte contre la flotte de Tlemcen. Autre faiblesse, plus grave sans doute que la première quoique ne touchant pas aux choses de la guerre : l’absence d’une marine marchande digne de ce nom. De sorte qu’appuyés par leurs Etats, marchands et navigateurs européens, présents en Afrique du Nord, réussirent à exercer – et pour longtemps– un monopole de fait sur la marine de commerce et de transport dans toute la Méditerranée.
Au temps des deys et des beys (XVIIe- XIXe s.)
Au XVIe siècle, les eaux tunisiennes furent le théâtre du duel entre les deux grandes puissances d’alors, l’Empire ottoman et l’Espagne. Il s’acheva par la disparition de la dynastie hafside, la victoire des Turcs sur les Espagnols et la prise définitive de Tunis et de La Goulette en 1574. A partir de cette date, des apports ethniques importants donnèrent à la capitale et à divers endroits du pays un caractère bariolé porteur d’échanges culturels, de cohabitation tolérante et de dynamisme. Au XVIIe siècle, Tunis est, comme le dit l’historien André Raymond, une société méditerranéenne. Turcs, Andalous «Moriscos» chassés d’Espagne, convertis «renégats» s’installent. Méditerranéenne, Tunis l’était aussi par la présence aux côtés d’une communauté juive autochtone ancienne, des Juifs «Grana», venus de Livourne. La communauté chrétienne, quant à elle, était principalement composée de négociants, dûment représentés par leurs consuls, de religieux voués à la défense et au rachat des nombreux captifs européens. Plus tard, s’ajouteront des Siciliens et des Maltais ainsi que quelques Grecs.
Le cosmopolitisme consécutif à cette «méditerranéisation» doit cependant être relativisé. Il n’était, en effet, l’apanage que d’une minorité. A l’intérieur des terres, la grande majorité de la population, vaquant à ses occupations agricoles et pastorales, tournait forcément le dos à la mer et limitait ses horizons au clan, à la tribu, au village. Au plan économique, l’intérêt pour la terre l’emportait manifestement sur l’appel du large. Si quelques grands dignitaires engageaient volontiers des capitaux dans les activités maritimes et des opérations commerciales, la plupart des fortunes, ainsi accumulées, étaient reconverties sous forme de propriétés foncières, que l’on constituait volontiers en biens wakf-s (ou habous) inaliénables. Cette conception économique statique, en quelque sorte, était d’autant plus ancrée dans les mentalités qu’il n’existait pas de vraie marine marchande. On retrouve, au temps des deys et des beys, cette absence de volonté (attestée déjà à l’époque hafside) commune à tous les princes de l’Islam méditerranéen de protéger l’économie locale et d’encourager l’essor d’une marine de commerce et de transport. Certes, les Etats européens n’avaient de cesse de protéger les intérêts de leurs nationaux et d’encourager l’essor de leurs activités commerciales et maritimes. Certes, les Etats européens veillaient sur les intérêts de leurs sujets, et mettaient des obstacles à l’accès des marchands musulmans aux villes portuaires de la chrétienté. Mais il y avait, dans l’esprit des gouvernants maghrébins, une trop grande place accordée à l’activité corsaire, moyen légitime et commode, à leurs yeux, de s’enrichir et d’assurer à l’Etat, par les prises corsaires considérées comme un butin du djihad contre les infidèles , de substantiels revenus. On encourageait bien les opérations de commandite, mais en général au profit du bey, de ses proches collaborateurs et de leurs associés sous la forme d’un monopole de fait qui s’exerçait au détriment d’autres milieux. Cet état de fait durable ne pouvait que brider toute ambition maritime qui eût été porteuse de progrès économique.
Lieu d’échanges, la Méditerranée était aussi un lieu de compétition féroce entre les Etats riverains. La marine de guerre y a donc tenu, sous toutes les dynasties, un rôle essentiel. Parallèlement à une marine « conventionnelle », confiée, en général, à des Arnaout (Albanais) et des Grecs ottomans de Morée, la présence navale se manifestait principalement par les opérations corsaires conduites le plus souvent par les « renégats » européens, gagnés à la cause de l’islam, et qui s’imposèrent en Méditerranée comme de redoutables capitaines «raïs». Ils firent profiter l’Etat et les puissants de leur audace et de leurs prises. Cette activité corsaire n’était pas à sens unique. Les Etats chrétiens, en effet, armaient en course (de l’italien «corso») des navires qui couraient sus aux bateaux musulmans. La course « barbaresque » connut son apogée sous les deys et les beys mouradites puis déclina avant de se manifester avec vigueur à la fin du XVIIIe siècle, à l’occasion des guerres européennes de la Révolution et de l’Empire. Sous les beys husseïnites, d’importants efforts furent entrepris en matière militaire et maritime. Hammouda Pacha (1782-1814) sut constituer une armée qui fit ses preuves en Tripolitaine et contre les Turcs d’Alger. Elle était efficacement secondée par une marine de combat et de transport de troupes. En 1827, cette marine tunisienne participa vaillamment, aux côtés de la flotte ottomane, à la bataille de Navarin (Péloponnèse) face à une puissante coalition russe, française et britannique.
Le même Hammouda Pacha ordonna un aménagement des défenses côtières et du port militaire de Ghar el Melh (Porto Farina), et fit appel à des ingénieurs hollandais (Frank et Humbert) pour le creusement du bassin et du canal de La Goulette. A l’époque beylicale, la construction navale, quant à elle, n’était pas négligeable. On savait ainsi construire des navires de guerre légers, comme les corvettes, dont une fut offerte au sultan en 1842 par Ahmed Pacha Bey. Ce dernier, soucieux de moderniser son pays, créa une armée sur le modèle européen, dont les jeunes officiers, les soldats et les marins firent bonne figure à l’occasion de la guerre de Crimée. Toutefois, les retards techniques accumulés et la faiblesse des moyens humains faisaient que l’Etat beylical ne pouvait se passer des bateaux européens plus performants que l’on était contraint de commander en France, à Malte et ailleurs. L’apparition de la navigation à vapeur coûta encore plus cher à l’Etat au moment même où il était en détresse financière.
A l’indépendance, acquise en 1956, le nouvel Etat tunisien, très vite engagé dans un ambitieux programme de développement, fit de l’activité maritime une composante à part entière de l’essor économique. En 1959, est créée la Compagnie tunisienne de navigation. Récemment, la construction navale a franchi un grand pas en réussissant à construire des navires pour une marine nationale tunisienne de plus en plus performante (chantiers SCIN à Sfax). Au plan économique, la pêche industrielle et des activités halieutiques se développent mais peinent à rivaliser avec les pays de la rive nord. La navigation de plaisance, en plein essor, contribue à relancer l’économie et l’emploi dans et autour des marinas.
Au plan démographique, et par conséquent au plan de la culture sociale, la prédominance de la population d’origine rurale et bédouine et son arrivée par vagues successives (exode rural) à Tunis et dans les grandes villes ont constitué un phénomène sociologique majeur auquel s’est ajouté le départ massif des Européens et des juifs dans les années 1950 et 1960. Tout cela a réduit à la portion congrue le caractère méditerranéen, jadis si marqué, mais ne doit cependant pas occulter une ouverture inédite de la population « néo- citadine » sur la mer, sous la forme d’une démocratisation des loisirs balnéaires mais avec une crispation parfois agressive sur des mœurs conservatrices, en rupture avec les habitudes de cohabitation, de diversité des croyances qui distinguaient Tunis et les grandes villes d’époque beylicale puis coloniale.
Au terme de cette rapide évocation de la relation des Tunisiens avec la mer, comment ne pas évoquer la grande inquiétude d’ampleur nationale que suscite, aujourd’hui, le désespoir de beaucoup de nos jeunes qui ne voient plus dans la Méditerranée qu’un obstacle qu’ils tentent de franchir au péril de leur vie pour atteindre les rivages européens rêvés ?.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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