Forum de la mer : les forces navales en présence en Méditerranée: Facteur de rapprochement ou de conflictualité des Etats ?
A l’ère de la mondialisation, rares sont les pays méditerranéens qui choisissent de ne pas mettre la mer au cœur de leurs stratégies de défense et de développement. En effet, quand on sait que plus de 90% des échanges commerciaux des pays riverains de la Méditerranée et 65% des besoins des pays occidentaux en hydrocarbures transitent par les eaux de cette mer, on prend conscience de la nécessité pour ces Etats de maintenir cette voie maritime ouverte et sécurisée. Et pour ce faire, la plupart des pays cherchent à disposer d’une marine de dernier cri, car les forces navales sont un atout majeur pour les missions de défense maritime et pour l’Action de l’Etat en Mer (AEM, missions d’intérêt public), donc pour leur économie bleue.
En Méditerranée, l’arrivée récente de la Chine avec son projet «Les routes de la soie» et le retour de la marine russe depuis 2012 sont les nouveaux facteurs qui viennent complexifier la situation dans une mer qui connaît déjà, outre une présence navale américaine et de l’Otan, une dynamique de développement des marines de ses pays riverains qualifiée d’une course aux armements navals. Cette situation soulève des questions relatives à l’avenir et la stabilité de la région méditerranéenne ; cet excès de forces navales en présence est-il un facteur de rapprochement ou un facteur de conflictualité des Etats ?
Depuis plus d’un quart de siècle, l’idée de coopération pour faire face aux différents problèmes —le terrorisme, la migration et la pollution— a pris forme au nord de la Méditerranée comme au sud. Les forces navales des pays riverains sont ainsi les plus sollicitées à coopérer conjointement. Bien que la coopération entre les marines méditerranéennes soit en progression, elle ne joue qu’un rôle limité dans le rapprochement des Etats. Certains exercices navals sont qualifiés de démonstration de force, susceptibles de favoriser l’émergence d’une guerre froide sous une nouvelle forme, à l’instar de l’exercice russo-chinois « Joint 2015 », ou encore plus récemment l’exercice naval russe de grande ampleur durant la 1ère semaine de septembre 2018 dans le bassin oriental perçu par les USA comme un soutien à l’armée syrienne en guerre contre les rebelles à Idlib. Néanmoins, une fois développée et pratiquée sur des bases équilibrées avec des objectifs communs,la coopération entre les marines en Méditerranée contribue à la consolidation de la confiance entre les Etats, à l’instar de celle du « Dialogue 5+5 » entre les pays du bassin occidental devenue un modèle qui mérite d’être élargi à d’autres pays du bassin oriental.
Pour appréhender la question des forces navales en Méditerranée, après l’étude des défis et des risques, un panorama des marines les plus significatives sera présenté avec évaluation des niveaux de coopération entre elles.
Les enjeux et les risques
La Méditerranée, voie vitale pour le transport maritime à plusieurs verrous
La Méditerranée est un carrefour vers l’océan Atlantique, l’océan Indien et la mer Noire, qui concentre 25% du trafic maritime dans le monde. La route maritime qui provient de l’océan Indien vers la Méditerranée ensuite vers le détroit de Gibraltar est la plus rentable pour les flux qui l’empruntent. Sur cette voie, il y a trois verrous : le canal de Suez, le canal de Sicile et le détroit de Gibraltar.
La Méditerranée, une région hautement menacée par le terrorisme
Avec ses trois grands fronts djihadistes - la Libye, la péninsule du Sinaï et la Syrie -, la Méditerranée est la région maritime la plus menacée du monde par le terrorisme.
Les gisements énergétiques offshore raniment les rivalités
A cause de l’importance des gisements énergétiques au large des côtes du Liban, d’Israël, d’Egypte et de Chypre en exploitation depuis 2009, la délimitation des frontières maritimes entre ces pays est devenue un enjeu car le moindre km2 supplémentaire pourrait renfermer d’importantes ressources énergétiques. C’est le cas du différend entre le Liban et Israël qui porte sur une zone de 860 km2.
La Méditerranée, la voie la plus mortelle pour les migrants
D’après un rapport publié le 3 septembre 2018 par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) sur les sept premiers mois de l’année 2018, le nombre de migrants décédés est évalué à 1 600, chiffre qui classe cette mer comme la plus mortelle pour les migrants. Les routes de migration en Méditerranée sont la route orientale (Turquie-Grèce), la route centrale (Afrique du nord-Italie) et la route occidentale (Afrique du nord-Espagne). Selon le HCR, le nombre de migrants arrivés en Espagne a augmenté de 30% par rapport à l’année dernière. Les marines européennes sont souvent mobilisées à cause de ce phénomène.
Les marines méditerranéennes disposant d’un potentiel significatif
Bien qu’il existe une avancée sur le plan matériel des marines de la rive nord par rapport à celles de la rive sud, la coopération relative à la sécurité maritime entre les marines des pays du bassin occidental de la Méditerranée dans le cadre du «Dialogue 5+5» est devenu un modèle qui mérite d’être élargi. Il contribue même au rapprochement entre l’Algérie et le Maroc malgré leur désaccord sur la question du Sahara occidental. Cependant, si le niveau de coopération entre les marines du bassin occidental est jugé satisfaisant, dans le bassin oriental il n’existe aucun programme (comparable au «Dialogue 5+5») entre les marines des pays de cette région où le risque de conflictualité est de plus en plus élevé.
La situation des marines des pays de la rive sud est marquée par une course aux armements navals poursuivie par le Maroc, l’Algérie, l’Egypte et Israël qui misent sur la diversification des origines de leurs équipements navals.
Les marines des pays non méditerranéens
L’arrivée, de plus en plus ressentie, des navires de guerre chinois et le retour de la marine russe depuis 2012 en Méditerranée sont les preuves que « Mare nostrum » a cessé d’être un bassin occidental, et qu’elle est susceptible de se transformer en un théâtre d’une nouvelle guerre froide.
La Chine
La marine chinoise est intervenue en Méditerranée en 2011 pour rapatrier ses ressortissants en Libye, en 2014 pour convoyer les armes chimiques évacuées de la Syrie et en mai 2015 pour participer à l’exercice russo-chinois « Joint 2015 ». Ce dernier a été qualifié par des observateurs comme une manœuvre ayant pour but de narguer les flottes méditerranéennes de l’Otan et des USA. Mais c’est avec l’initiative chinoise relative aux nouvelles routes de la soie qui vont relier l’Asie à l’Europe «Belt and Road Initiative» (BRI) que le bassin méditerranéen est apparu comme un espace géostratégique important pour Pékin. La route maritime de ce projet passe par la Méditerranée pour aboutir à Venise.
Le retour de la Russie en Méditerranée
Outre sa volonté ancienne de disposer d’un accès aux « mers chaudes», la Russie paraît poursuivre en Méditerranée deux objectifs essentiels: préserver ses points d’appui stratégiques en Syrie, Tartous et Lattaquié, et repousser l’extension de la menace djihadiste vers son territoire. L’outil principal pour la mise en œuvre de cette stratégie est sa marine de retour de façon permanente depuis 2012. La manœuvre navale d’envergure en Méditerranée qui a eu lieu durant la 1ère semaine du mois de septembre 2018 est la plus importante depuis ce retour, puisqu’elle a mobilisé plus de 25 navires et 30 aéronefs.
Les USA restent en Méditerranée malgré le «basculement» asiatique
Bien qu’en 2011 les USA aient opté pour un changement de priorité stratégique plaçant la zone asiatique avant la Méditerranée, concept connu sous le nom « pivot asiatique », Washington ne s’est pas désintéressé de la Méditerranée pour plusieurs raisons : le besoin de garantir la sécurité de ses ressortissants, la préservation de la liberté de navigation et la contribution à la sécurité d’Israël. C’est sa VIe Flotte qui a accompli toutes les opérations navales en Méditerranée, qui coopère surtout avec la flotte française.
Eunafvor MED (opération Sophia)
Suite à l’accroissement des flux de migration en Méditerranée depuis 2011, l’Union européenne a mis en place en 2015 l’opération navale Eunafvor MED «European Union Naval Force Mediterranean», rebaptisée plus tard « Sophia », pour lutter contre ce phénomène.
Active Endeavour – Sea Guardian
L’opération « Active Endeavour » est l’une des mesures prises par l’Otan suite aux attentats du 11 septembre 2001, son objectif est la lutte contre le terrorisme en Méditerranée. En juillet 2016, l’Otan autorise sa force navale à lancer l’opération baptisée « Sea Guardian » en soutien à l’opération «Sophia».
Pour conclure
Comparée aux autres mers du monde, la Méditerranée apparaît comme un espace surchargé de forces navales, seuls le dialogue et la coopération permettent d’éviter les dérives belliqueuses entre les acteurs en présence. La coopération réussie entre les marines des pays du «Dialogue 5+5» est un modèle à promouvoir et à ouvrir à d’autre acteurs méditerranéens. Sur les plans des moyens et fréquence de participation dans les exercices inter-acteurs, les marines des pays de la rive sud de la Méditerranée accusent un retard par rapport à celles de la rive nord. Pour rattraper leur retard, le Maroc, l’Algérie, l’Egypte et Israël sont en train de poursuivre des programmes ambitieux pour développer leurs marines. Concernant la Tunisie, bien qu’elle dispose d’un grand potentiel maritime —1 300 km de côtes— et d’espaces maritimes qui couvrent une superficie équivalente aux deux tiers de celle du territoire, la mer n’occupe pas la place qu’elle devrait avoir dans les plans de développement du pays. C’est ce qui explique le fait que l’économie bleue ne représente que 12% du PIB du pays. Le domaine maritime en Tunisie est mal géré et connaît beaucoup de problèmes, d’où la nécessité d’élaborer une stratégie nationale pour développer tous ses secteurs : la flotte marchande, les ports, le commerce maritime, la construction navale, etc. En outre, le pays est appelé à repenser le concept de l’Action de l’AEM dont la législation ne prend pas en considération la coordination entre les intervenants en mer (l’Armée de mer, la Garde et la Douane maritimes). Ces acteurs agissent indépendamment l’un de l’autre dans le cadre de leurs missions quotidiennes, parce qu’ils ne sont pas placés sous une seule autorité, à l’instar de la plupart des pays méditerranéens.
Sur le plan géopolitique, le nouveau contexte méditerranéen caractérisé par l’instabilité et l’incertitude, dues à la multiplicité des foyers de terrorisme, à une dynamique de course aux armes navales, la concurrence entre les grandes puissances exige de la Tunisie, pays situé au cœur de la Méditerranée, d’élaborer une politique de défense (le Livre blanc pour la défense tant attendu) pour mieux défendre ses intérêts et mieux se positionner dans son environnement:
- Avec les pays riverains de la Méditerranée, il faut promouvoir la coopération dans tous les domaines, y compris dans le domaine naval. A cet effet, il est à noter que certaines sources rapportent que la coopération de la Tunisie dans le domaine naval est modeste à cause du manque en bâtiments de guerre de premier rang. Ainsi le développement de l’Armée de mer, acteur principal pour les missions de défense maritime et de l’AEM, doit inclure l’acquisition de bâtiments de guerre dotés de systèmes d’armes modernes pour lui permettre de mieux accomplir ses missions et de participer avec les marines. C’est d’ailleurs dans cette perspective, entre autres, que le Maroc, l’Algérie et l’Egypte ont entamé ces dernières années l’acquisition de frégates type FREMM, C28A et «Gowind 2500».
- Avec les grandes puissances présentes en Méditerranée, sans compromettre ses relations et ses intérêts avec ses partenaires occidentaux, l’Union européenne et les USA, la Tunisie gagnerait beaucoup sur les plans économique et sécuritaire en s’ouvrant davantage aux grandes puissances désormais présentes en Méditerranée: la Russie et la Chine.
Taoufik Ayadi
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