Forum de la mer- Bizerte : la méditerranée, une mer menacée…mais protégée
Le pourtour méditerranéen eut, sans conteste, un statut privilégié dans l’Histoire en tant que matrice des cultures. La Phénicie —mère de l’écriture consonantique—, la Crête, Athènes, Corinthe, Carthage puis Rome et les civilisations chrétienne et arabe, Venise et l’Empire Ottoman sont autant de modèles de développement culturel liés à « la mer au milieu des terres », la mer Méditerranée. A cet égard, il faut souligner l’importance, pour l’essor de la science arabe, des recherches concernant la navigation et l’introduction de l’aimant de la boussole —technique chinoise— que la république italienne d’Amalfi empruntera aux Arabes pour se lancer à la découverte de l’Amérique et « des Indes Occidentales ». « Je puis dire que la Méditerranée est une véritable machine à fabriquer de la civilisation », affirmait Paul Valéry qui ajoute : «Nous trouvons donc étroitement associés sur les bords de la Méditerranée : esprit, culture et commerce.»
«Il n’y a pas de fraternité profonde sans maternité: il nous faut revitaliser notre mer mère»
Edgar Morin
La mer tunisienne et ses îles, à l’emplacement de l’ancien pont géologique entre l’Afrique et la Sicile, ont des fonds poissonneux, des bancs de corail et d’éponges, des réserves d’hydrocarbures. La personnalité tunisienne doit beaucoup à cette mer tunisienne dont Fernand Braudel vantait les mérites, et dont l’étendue est l’une des rares à avoir été officiellement délimitée.
Cette « mer du milieu » est de taille modeste – 0,66% de l’océan mondial, soit 2,51 millions de km2. Elle est non seulement historiquement importante, elle est surtout unique sur le plan environnemental d’autant que la Méditerranée occupe la deuxième place mondiale en termes de richesse d’espèces endémiques.
Une mer menacée
Contenant à peine 1% des eaux océaniques, la Méditerranée n’en renferme pas moins 15% de la biodiversité connue avec 17 000 espèces endémiques. Ses 23 Etats comptent 150 millions d’habitants et ont développé plusieurs mégapoles sur ses bords. De plus, son héritage culturel et son magnifique environnement ainsi que ses 46 000 km de côtes captent 31% du tourisme mondial, soit 275 millions de visiteurs ; ce qui en fait la destination touristique la plus prisée du monde. Cette pression démographique met en péril les oiseaux marins et ainsi que quelques-unes de ses «vedettes» comme les tortues marines, le phoque-moine, le thon atlantique (qui se reproduit en Méditerranée) et les récifs coralliens. Elle menace aussi « les poumons » de cette mer : les prairies de Posidonie. Ces dernières servent d’aliment, de nurserie et de lieu de ponte pour la faune marine. Elles protègent les côtes de l’érosion. Elles produisent de l’oxygène et séquestrent le gaz carbonique.
L’Unep compte à tout moment 2 000 navires jaugeant plus de 100 tonnes dans ses eaux ainsi que 200 installations industrielles. En fait, 30% des navires marchands ainsi que 20% des pétroliers de la planète sillonnent annuellement la Méditerranée. Pour ne rien dire des bateaux de croisière actuellement en plein boom comme le prouve le cas de Venise!
Le danger git aussi dans les rejets d’eaux usées et industrielles non ou mal traitées, les pollutions diffuses (nitrate, phosphate, pesticides, particules émises par les bateaux…), la surpêche , l’aquaculture, les peintures organostanniques (étain) des marinas, l’exploitation du sable (avec recul du littoral) ainsi que dans l’acidification des eaux de la Méditerranée. Au cours des 25 millions d’années écoulées, l’acidité de l’eau a affiché un pH de 8,2. Or, depuis la révolution industrielle, cette acidité augmente du fait de l’absorption du gaz carbonique et se situe actuellement à pH 8,1. Ce qui signifie que la quantité de protons responsables de l’acidité de la mer a crû. Ce qui est désastreux pour tous les organismes qui utilisent le calcium pour leur squelette, leur carapace ou leur coquillage. A pH 8,1, les coraux meurent et les espèces invasives (méduses, algues…) –provenant de la mer Rouge, de l’Atlantique, de la mer Noire, voire du ballast des navires- prospèrent.
Mer fermée (excepté Gibraltar, le Bosphore et les Dardanelles, le canal du Midi français et le canal de Suez), la Méditerranée – qui met 90 ans pour renouveler son eau - est sensible au changement climatique et voit, de ce fait, sa température augmenter ainsi que sa salinité du fait de l’évaporation. Autres menaces pesant sur la Mare Nostrum : les métaux lourds (arsenic, titane, vanadium, mercure, plomb, étain, cadmium, uranium…) provenant notamment de l’extraction minière, de la peinture, des antirouilles et des antifoulants des vaisseaux, plus divers polluants chimiques persistants comme les PCB des transformateurs électriques et le plastique.
La radioactivité naturelle de la Méditerranée est de 12 Becquerels/litre (Bq/l) mais certains rejets issus du traitement de la bauxite (boues rouges), par exemple, dépassent les 750 Bq/l : risque majeur pour la faune marine et la chaîne alimentaire.
La montée des eaux de la Méditerranée, sous l’effet du réchauffement climatique, expose les zones côtières à la submersion (Alexandrie) et provoque la salinisation des nappes phréatiques et des terres arables ainsi que l’étiolement des coraux.
Depuis 1950, 6,3 milliards de tonnes de plastique —en majorité à usage unique— ont fini dans l’environnement et affectent particulièrement les côtes déjà dénaturées par l’avancée du béton et la prolifération du bitumage. Dans l’environnement, un objet en plastique met en moyenne 450 ans avant de disparaître sous l’effet du rayonnement solaire (UV), la salinité de l’eau de mer, les microorganismes, les effets mécaniques des vagues…. En 2050, il y aura autant de plastique (bouteilles, cordes, chaussures, brosses à dents, filets de pêche, cotons-tiges…) que de poissons dans les océans du globe. En 2011, une étude a révélé que la partie supérieure du sable des plages contient 30% de plastique en poids souvent sous forme de fibres polymériques (plastiques) microscopiques. Ces fibres sont ingérées par le biota et vont donc s’accumuler le long de la chaîne alimentaire de l’homme et des animaux marins. De plus, elles sont capables d’absorber des polluants à leur surface conduisant à une plus grande contamination de la chaîne alimentaire. Il en résulte des répercussions négatives, particulièrement sur les organismes marins filtreurs (moules, huîtres…) capables de stocker ainsi les composés dangereux et/ou toxiques de l’eau de mer dans leur organisme. Signe inquiétant : les organismes filtreurs sont en train de disparaître dans tous les océans. En fait, la mer est un précieux puits à carbone. Mais nos divers polluants ont déjà tendance à surcharger cet immense régénérateur qui risque de saturer en 2020-2030…. s’il n’y a pas modification du climat.
On ne s’étonnera pas, après lecture de ce sombre tableau, que la Méditerranée soit la mer la plus polluée du monde.
Une mer à protéger car bien commun de l’humanité
Pourtant, les raisons d’espérer ne manquent pas car il faut défendre et protéger cette mer mère!
Parce que l’eau de la Méditerranée revigore et donne la santé, son air marin, l’iode de ses algues et ses coquillages revivifient et contribuent au bien-être ; et du reste, le Grec Euripide (483- 406 avant J.-C.) ne nous apprend-il pas que « La mer emporte tout ce que l’homme a de mauvais» ?
C’est pourquoi aussi conventions et traités se portent au secours de la Grande Bleue. En 1975 déjà, dès sa création, l’Unep a choisi la Méditerranée comme point focal de son premier programme marin et a mis sur les rails le Plan d’action Méditerranée. Une année plus tard, la Convention de Barcelone, bien que non contraignante, a entamé le dialogue entre 23 pays différents sur le plan politique, linguistique, religieux et du développement. L’Union européenne (UE) a mis en place, dans les années 1980-1990, une politique environnementale contraignante pour ses membres interdisant les rejets d’eaux usées non traitées. Avec le développement aujourd’hui des traitements biologiques de ces rejets , les Etats du sud de la Méditerranée ont une belle opportunité pour suivre cet exemple. Il y va du salut et de l’avenir de notre mer commune. Ne dit-on pas en Irlande : « Mer poissonneuse, pays fertile» ?
De plus, en 2008, l’UE a énoncé une politique de protection portant sur une meilleure gestion et un suivi de la biodiversité et des pêcheries, sur le développement urbain, sur le contrôle des espèces invasives et la croissance durable autour de la Méditerranée. Mais les efforts continuent.
Depuis le 4 septembre 2018, les Etats membres de l’ONU sont en effet réunis à New York pour tenter d’élaborer un traité d’ici à 2020, pour protéger la biodiversité marine et éviter que les océans et les mers ne se dégradent davantage. Il s’agit de discuter des espaces situés au-delà des juridictions nationales et les négociations concernent la haute mer et la zone internationale des fonds marins, soit près de 46% de la surface terrestre. Il s’agit des zones de l’océan situées au-delà de 200 milles marins (370 km) des côtes d’un pays. Ce sont là des eaux internationales partagées par tous et, à l’heure actuelle, rien ne protège la biodiversité soumise aux chocs de la pêche industrielle, au changement climatique et aux effets des industries extractives. Il est vrai que la convention sur le droit de la mer est en vigueur depuis 1994 mais ce texte assurait pour la haute mer un principe de liberté (survol, navigation, pêche et recherche scientifique). Depuis, le fret maritime s’est beaucoup développé (porte-containers), des câbles sous-marins reposent sur le fond des mers et des océans et si les ressources de ces fonds semblent confirmer le ver de Charles Baudelaire:
«Ô Mer, nul ne connaît tes richesses intimes», ces richesses font saliver plus d’un.
C’est ainsi que les ressources marines génétiques, longtemps négligées, connaissent depuis 1980 un essor important. D’ici 2025, le marché mondial des biotechnologies marines pourrait peser la bagatelle de 7 milliards de dollars. La haute mer recouvre en effet une formidable diversité d’habitat du fait des conditions de vie dans les grands fonds: absence de lumière, énormes pressions, acidité importante (gaz volcaniques). De ce fait, les animaux et les microorganismes (virus et bactéries) ont développé des caractéristiques particulières qui focalisent l’attention des médecins et des cosméticiens. Ainsi, des éponges marines ont permis le développement d’anticancéreux. Un gastéropode a fourni un antalgique 1 000 fois plus puissant que la morphine. La médecine et la cosmétique s’intéressent à bien d’autres organismes de ces fonds comme des algues, des méduses ou des crustacés. Pour un spécialiste de la question : «La convention des Nations unies de 1982 ne s’est pas intéressée directement aux ressources marines génétiques car, à l’époque, elles étaient très mal connues. Se pose à présent la question de leur exploitation et de leur partage.» Mais la haute mer est, aujourd’hui, «un bien commun de l’humanité» au profit de tous, pays riches et pauvres.
En ce XXIe siècle encore jeune, l’ensemble des Méditerranéens —ceux du Nord comme ceux du Sud— pourrait se lancer, de concert, dans cette audacieuse aventure de recherche, catalysée par la Saison Bleue.
Notre Mer (Mère) commune a toujours joué ce rôle de courroie de transmission des savoirs. Témoin, ce mot d’Edgard Morin : «Mer de la communication des idées et des confluences des savoirs, qui a su faire passer Aristote de Bagdad à Fès avant de le faire parvenir à la Sorbonne à Paris ! Mer tricontinentale des rencontres fécondes et des ruptures tragiques entre l’Est et l’Ouest, le Sud et le Nord ! Mer qui fut monde et qui demeure, pour nous Méditerranéens, notre monde !».
Mohamed Larbi Bouguerra
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