Tunisie: Gouvernance, enjeux et mesures urgentes, le débat essentiel
Coup dur pour le secteur de l’énergie en Tunisie. Au moment où la restauration de la confiance s’impose urgemment, il affronte une des plus graves crises. Après la dénigrante campagne Winou El Pétrole, la suppression du ministère de l’Energie, des Mines et des Energies renouvelables et la série de limogeages amalgamant ministre intègre avec secrétaire d’Etat sous enquête judiciaire, et touchant le P.D.G. de l’Etap et le directeur général de l’Energie secouent fortement une activité stratégique. L’unique opportunité qu’offrent cependant ces décisions du chef du gouvernement, c’est de constituer un groupe de travail chargé de réfléchir sur la gouvernance du secteur de l’énergie. Dans la même foulée, il importe également d’examiner les enjeux et les mesures urgentes à prendre.
Pour contribuer à ce débat essentiel, Leaders a sollicité l’avis de trois spécialistes: Mustapha El Haddad, Kamel Rekik et Mongi Marzoug.
Des orientations stratégiques et des mesures prioritaires
Au cours des dernières années, la situation du secteur de l’énergie en Tunisie s’est particulièrement dégradée. La Tunisie n’est pas un acteur majeur en termes de demande et d’offre d’énergie ou d’émissions de gaz à effet de serre. Son futur énergétique dépendra de l’évolution du contexte international et régional mais également de sa capacité à anticiper cette évolution et à s’y adapter. Après un rappel des principaux enjeux, nous proposons dans ce qui suit les orientations stratégiques et les mesures prioritaires qui se présentent au secteur tunisien de l’énergie à l’horizon 2025.
Principaux enjeux à l’échelle internationale et problématique nationale
Un contexte énergétique international en mutation
La demande mondiale est désormais tirée par l’Asie. Depuis une dizaine d’années, l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste enregistre d’importants développements aux USA. Au cours de la prochaine décennie, la production mondiale d’énergie primaire restera néanmoins dominée par les énergies fossiles malgré un fort développement des énergies éolienne et solaire. Les cours internationaux du pétrole brut ont entamé en 2015 un nouveau cycle baissier. La transition énergétique vers une économie dé-carbonée risque de prendre un certain temps.
Un contexte régional incertain
L’Afrique du nord dégage un excédent substantiel de pétrole et de gaz. Cet excédent est exporté essentiellement vers l’Europe. Depuis 2010, l’Italie a réduit drastiquement ses importations de gaz algérien, réduisant proportionnellement le forfait fiscal revenant à la Tunisie. Deuxième fournisseur de l’Union européenne et disposant des troisièmes plus importantes ressources de gaz de schiste au monde, l’Algérie est un acteur majeur à l’échelle de la région. La guerre civile en Libye menace cependant la sécurité et la stabilité de toute la région.
De profonds changements du contexte national
Depuis 2011, la situation sécuritaire de la Tunisie s’est dégradée. La mise en cause récurrente de la gouvernance du secteur par différents groupes de pression et le manque de clarté de l’article 13 de la Constitution ont engendré une grave crise de confiance entre acteurs politiques et opérateurs du secteur. Tandis que la contrebande de carburant atteint des niveaux inquiétants.
Une forte dégradation de la sécurité énergétique nationale
Au cours des deux dernières décennies, la consommation nationale d’énergie primaire a évolué au même rythme que le produit intérieur brut, alors que les réserves connues exploitables d’hydrocarbures déclinent, entraînant la dégradation du bilan énergétique. En 2015, le taux de dépendance énergétique a atteint 45%. La moitié du gaz naturel consommé provient de l’étranger et d’un seul fournisseur. L’enclavement du système électrique tunisien pénalise la mise en valeur de l’électricité éolienne et solaire. Le mix énergétique reste peu diversifié, il est basé quasi exclusivement sur les hydrocarbures. La mise en valeur des énergies renouvelables a été plutôt timide. La subvention des produits énergétiques est mal maîtrisée du fait de la volatilité des cours mondiaux de l’énergie et d’une politique des prix qui répond à une logique interne qui ne reflète pas suffisamment l’évolution des prix internationaux.
Des exigences de transparence de plus en plus pressantes
Depuis 2011, la gouvernance du secteur a été à maintes reprises mise à l’index: de graves accusations sont lancées à l’emporte-pièce, des campagnes sont menées contre les acteurs du secteur par différents groupes de pression… Malgré les réponses apportées par les institutions publiques, la confiance n’est toujours pas rétablie et le désengagement des investisseurs continue.
Orientations stratégiques
Trois scénarios d’évolution possible du secteur de l’énergie à l’horizon 2025
- Scénario tendanciel 2011-2016 : en maintenant l’évolution des six dernières années, en 2025, le bilan énergétique serait déficitaire de 7,8 Mtep et le taux de dépendance énergétique atteindrait 76%.
- Scénario tendanciel 1990-2010 : dans l’hypothèse d’un rétablissement des indicateurs des deux dernières décennies, le déficit du bilan énergétique serait alors de 4,6 Mtep et le taux de dépendance de 42%.
- Scénario souhaitable : ce scénario suppose une évolution du PIB de +6% et de l’intensité énergétique de -2% par an. La demande d’énergie atteindrait ainsi 14 Mtep, les énergies renouvelables contribueraient à hauteur de 25% de la production nationale d’électricité, les prélèvements de gaz fiscal se situeraient à 1,2 Mtep par an et la relance des investissements d’exploration et de production permettrait d’atteindre une production d’hydrocarbures de 8,5 Mtep. En 2025, le bilan énergétique serait ainsi déficitaire de 1,0 Mtep et le taux de dépendance serait de 16%.
L’impératif d’une vision partagée dans un environnement en profonde mutation
La Tunisie, après une brève période d’abondance toute relative, pendant laquelle elle a été membre de l’Opaep, est devenue importatrice d’énergie et ce depuis au moins deux décennies. De fait, le pays a changé de modèle énergétique. Les décideurs semblent partagés entre l’espoir d’une abondance énergétique renouvelée et la réalité d’un déficit énergétique «galopant». Dans le cas du scénario souhaitable, d’une mise en valeur intensive des ressources nationales et de la reprise des exportations algériennes vers l’Italie, la Tunisie resterait en partie dépendante des importations d’énergie. Dans un contexte géopolitique incertain, la question de la sécurité énergétique devient capitale. Cette question s’ajoute à celles non moins importantes de la réduction des subventions de l’énergie et de la gouvernance du secteur.
Les parties prenantes, les consommateurs et les acteurs du secteur attendent des réponses. Mais de fréquents ou brusques changements des règles du jeu risquent de les rendre moins efficientes. La politique énergétique se conçoit longtemps à l’avance et l’instabilité ministérielle des six dernières années n’y a pas contribué. Pour une construction pérenne de l’avenir énergétique du pays, il est nécessaire que les principaux acteurs politiques partagent une même vision du secteur.
Deux orientations stratégiques à l’horizon 2025: sécurité énergétique et bonne gouvernance
La Tunisie enregistre un déficit énergétique structurel depuis deux décennies. Ce déficit s’est particulièrement aggravé ces dernières années, atteignant 45% de la demande nationale d’énergie primaire en 2015. La Tunisie importe désormais près des deux tiers de ses besoins en énergie. La sécuritéd’approvisionnement devient ainsi l’une des préoccupations de la politique énergétique du pays. La sécurité énergétique ne signifie pas nécessairement autonomie énergétique. Il s’agit de trouver le bon équilibre entre la mise en valeur des ressources nationales et l’importation d’énergie, en tenant compte du contexte international et régional. A l’horizon 2025, la Tunisie continuera probablement à importer une partie de son énergie. Utilisateur de gaz naturel, le secteur de la production électrique est le plus sensible aux importations.
Les critères de bonne gouvernance les plus citées par les organisations internationales sont: la transparence, la responsabilité, la participation et la prééminence du droit. En Tunisie, concernant le secteur de l’énergie, les parties prenantes réclament plus de transparence et de redevabilité des acteurs publics du secteur.
Mesures prioritaires à l’horizon 2025
Dans le nouveau contexte international, régional et national, nous retiendrons les mesures prioritaires suivantes.
Cinq ensembles de mesures prioritaires pour une bonne gouvernance du secteur
- Affirmer l’autorité de l’Etat face à la contrebande, aux blocages des sites de production et aux pratiques illicites ; répondre aux campagnes de dénigrement par une communication de qualité, large et systématique.
- Instaurer un climat de confiance entre les élus et les acteurs du secteur ; mettre en conformité la réglementation avec l’article 13 de la nouvelle Constitution.
- Adhérer à la démarche de l’EITI et mettre en application les bonnes pratiques du FMI «en matière de transparence des finances publiques pour la gestion des recettes dégagées des ressources naturelles»; procéder périodiquement à un audit physique des réserves nationales d’hydrocarbures.
- Etablir une feuille de route permettant à terme de supprimer progressivement la subvention de l’énergie et de libérer le commerce des produits pétroliers «peu sensibles».
- Adapter le mode de fonctionnement des entreprises publiques aux exigences d’efficacité du secteur; renforcer qualitativement les services de l’administration en charge du secteur de l’énergie.
Trois ensembles de mesures prioritaires pour améliorer la sécurité énergétique
- Amélioration de l’efficacité énergétique: préciser les programmes d’économie d’énergie pour les cinq ou dix années à venir en tenant compte de toutes les formes d’énergie consommées et en fixant les objectifs mesurables d’économie par domaine d’activité.
- Mise en valeur des ressources nationales d’énergie : publier l’Atlas des prospects d’énergies fossiles et renouvelables, conventionnelles et non conventionnelles; faire connaître le programme cible de mise en valeur des ressources nationales; ajuster le cadre fiscal en fonction des objectifs de mise en valeur de ces ressources; élaborer et mettre en œuvre un plan spécifique de mise en valeur du potentiel éolien de la Tunisie; faire appel à la concurrence pour la mise en valeur des nouveaux gisements.
- Diversification du «bouquet énergétique» et des fournisseurs: diversifier l’approvisionnement du pays en recherchant un deuxième fournisseur de gaz naturel et en réactivant le projet d’interconnexion électrique avec l’Europe; tenir compte désormais des risques engendrés par la dégradation de la situation sécuritaire dans le plan d’urgence d’approvisionnement du pays en gaz naturel ; relancer la coopération régionale relative aux projets d’intégration régionale des réseaux électrique, d’exportation de l’énergie solaire et de fabrication de composants rentrant dans la production des énergies renouvelables.
In: Liaison Énergie-Francophonie (Numéro 107, 2e trimestre 2018), revue trimestrielle de l’Institut de la Francophonie pour le développement durable (Ifdd), organe subsidiaire de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Mustapha EL Haddad:
Agé de 66 ans, Dr El Haddad est ingénieur de formation. Il a démarré sa carrière d’ingénieur en 1977 au sein de l’Etap. Il a occupé quelques responsabilités dans différentes entreprises en Tunisie. Consultant indépendant spécialisé en politique et stratégie énergétiques depuis 1996, il a contribué à plusieurs études pour le compte de différentes institutions nationales et internationales.