Mohsen Hassen: Pourquoi nos réserves de change s’amoindrissent ?
L’évolution défavorable de la balance des paiements extérieurs au cours de l’année en cours, marquée par le creusement du déficit courant, a pesé sur les réserves de change de la Tunisie pour atteindre, le 12 septembre 2018, un niveau de 3,9 milliards de dollars, ne couvrant plus que 69 jours d’importation.
Il semble opportun donc de chercher à comprendre les facteurs sous-jacents à cette situation de déficits, et quelles seraient les actions à entreprendre pour en limiter les dérapages? Ces interrogations mériteraient des réponses précises afin de pouvoir résoudre ce problème qui devient désormais structurel.
Les conséquences du déficit
Ce déficit a eu des conséquences néfastes sur plusieurs niveaux:
- Chute des réserves en devises : 69 jours d’importation le 12 septembre 2018, Un seuil qui n'a jamais été atteint en Tunisie depuis une vingtaine d’années.
- Dépréciation du dinar depuis le début de l’année 2018, de 13,81%, face au dollar américain, et de 10,92% face à l’euro, en comparaison avec la même période de 2017.
- Stimulation de l’inflation importée : le taux d’inflation a maintenu, en août 2018, son rythme de progression du mois précédent, soit 7,5% en G.A contre seulement +5,7% en août 2017.
Cette tendance haussière s’explique par la présence de la quasi-totalité des facteurs stimulants de l’inflation:
- Inflation d’origine monétaire: Création monétaire contre garantie de BTA
- Inflation par les coûts de salaires: Cercle vicieux de hausse des prix, revendications sociales et ajustement des salaires à la hausse non indexé à la productivité
- Inflation d’origine importée: la forte baisse du dinar entraine la hausse des prix des matières premières et donc du produit final
- Inflation d’origine financière: Les entreprises répercutent l’augmentation du taux d’intérêt (charges financières) sur les prix
- Inflation d’origine structurelle: Intermédiation, spéculation et inefficience des circuits de distribution.
- Mobilisation de ressources extérieures supplémentaires en devises pour couvrir le déficit courant, le taux d’endettement public en Tunisie atteindra 72% du PIB à la fin de l’année 2018 et 73% en 2019,
En comparant la Tunisie à d’autres pays, il y a lieu de constater que le taux d’endettement est nettement supérieur à la moyenne des pays émergents, qui se situe autour de 40% du PIB (33% en Turquie, 40% en Roumanie, 47% en Thaïlande et 50% au Mexique). Cela sans compter la dette cachée ou invisible, dite aussi implicite, celle qui correspond aux engagements des régimes de sécurité sociale. La situation de l’endettement public doit interpeller les décideurs de l’économie tunisienne.
Quelles en sont les explications
Ainsi, il apparaît que le déficit structurel du compte courant de la Tunisie s’explique, essentiellement, par l’élargissement du différentiel commercial entre notre pays et le reste du monde qui s’est aggravé pour atteindre 12160,5 MD durant les huit premiers mois de l’année 2018, contre 10068,5 MD au cours de la même période en 2017. Le taux de couverture a enregistré une légère baisse de 0,1 points par rapport aux huit mois de l’année 2017 pour s’établir à des taux respectifs de 68,4% et 68,5 %, d’après la note conjoncturelle de l’INS, sur le Commerce extérieur à prix courants .
Cette détérioration trouve son origine dans la croissance plus importante des importations en comparaison avec les exportations. Les premières se sont accrues à un rythme plus accentué que celui des exportations, soit respectivement 20,4% et 20,2%,. Ce déséquilibre record s’explique aussi par le déficit de la balance énergétique s’établie à 3863,3 MD (31,8% du total du déficit) contre 2322,7 MD durant la même période en 2017. Le déficit de la balance commerciale hors énergie se réduit à 8297,2 MD .
Le déficit courant de la Tunisie s’explique aussi par une contribution très faible de la balance des services
En fait, au niveau de la balance des services, le renforcement progressif des entrées des non-résidents s’est traduit par la hausse des recettes touristiques, qui se sont élevées, jusqu’au 20 août 2018, de 48,2%, par rapport à la même période de 2017, pour s’établir à 2323,5 millions de dinars (MD). En Euro, les recettes ont atteint, 766 millions d’euros (+ 27,5%), alors qu’en dollar, elles ont progressé de 40,3%, pour se situer à 921 millions de dollars.
Pour les recettes des transferts des Tunisiens résidant à l’étranger, elles sont l’une des plus faibles du monde arabe ; elles ont atteint 1.9 milliard de dollars fin 2017 soit 4.8% du PIB.A fin janvier 2018, elles s’élevaient à 265,4 millions de dinars, soit une progression de +15,0% par rapport à la même période de 2017. Cette hausse est due à l’appréciation de la principale monnaie de transfert à savoir , l’euro de plus de 20% en comparaison avec le dinar.
Les flux des investissements directs étrangers (IDE)
Cependant, le constat serait encourageant au niveau des flux des investissements directs étrangers (IDE). La Tunisie a en effet attiré à fin juin 2018, 1,142 milliard de dinars contre 970,4 millions de dinars (MDT) au cours de la même période de 2017.
Le volume des IDE en devises s’élève à 461,1 millions de dollars et de 380 millions d’euros. Il est constitué d’investissements extérieurs à hauteur de 1,073 milliard de dinars et de 69,1 MDT en investissements de portefeuille.
Les IDE se sont inscrits sur une courbe ascendante réalisant une hausse de 16,8% par rapport à la même période durant l’année 2017.
Quels remèdes?
Le déficit du compte courant de la Tunisie pourrait être jugulé grâce à des politiques économiques qui visent:
- le rééquilibrage de la balance commerciale,
- le développement des investissements étrangers,
- la hausse des transferts des avoirs des Tunisiens résidant à l’étranger,
- la modernisation du secteur touristique,
- L’instauration d’un régime de taux de change adéquat,
Le rééquilibrage de la balance commerciale
A moyen terme, la réduction ou même la stabilisation du déficit du compte courant nécessite un rééquilibrage de la balance commerciale en raison du ratio élevé importations/exportations.
Ainsi, l’ajustement de la balance commerciale pourrait se faire grâce au ralentissement des importations. A cet effet, les mesures visant la réduction des importations passeraient par un soutien à la production intérieure, notamment en biens de consommation qui sont massivement importés.
Parallèlement à cette politique d’appui à la production domestique de biens de consommation, la promotion de la consommation de ces produits s’imposerait pour « orienter » les préférences des consommateurs tunisiens vers les produits locaux. En outre, la maîtrise des importations en produits pétroliers passerait par la diversification des sources d’énergie.
Le développement des investissements étrangers
L’attraction des investissements étrangers est d’une importance capitale pour réduire le déficit courant.
Ainsi, le défi majeur aujourd’hui pour la Tunisie n’est pas tant d’entreprendre des réformes pour améliorer l’environnement des affaires et d’avoir un meilleur classement au Doing Business, mais plutôt d’améliorer les facteurs internes pour maximiser l’impact des flux intrants.
D’abord, il faudrait réorienter les IDE vers les secteurs à forte valeur ajoutée mais qui apparaissent jusqu’à ce jour sous-exploités. Les secteurs porteurs de croissance souffrent d’une carence durable en investissement privé.
Ensuite, il faudrait améliorer la qualité de la main-d’œuvre. En effet, l’État doit rendre plus efficaces les dépenses publiques destinées à l’éducation afin de renforcer les capacités des ressources humaines, tout en recherchant une adéquation entre la formation et le marché du travail.
Enfin, il faut réussir les grandes réformes et notamment la réforme fiscale en adoptant une politique fiscale plus attractive qui favorise le développement du secteur privé.
Le développement des recettes des transferts des Tunisiens résidant à l’étranger
Les Tunisiens résidant à l’étranger (TRE) constituent un enjeu financier et de développement majeur pour la Tunisie. Comment dès lors s’assurer de la pérennité des liens avec les descendants des migrants tunisiens installés en Europe ?
Différentes politiques doivent être mises en place afin de faciliter la circulation du capital humain mais aussi de l’épargne de ces migrants.
A l’échelle du globe, la Tunisie compte près de 11.3% de sa population hors de ses frontières, le volume des transferts des fonds par les TRE représente moins que 5% du PIB.
Ces transferts contribuent à hauteur de 20% de l’épargne nationale et continue à jouer un rôle important dans la régulation de la balance des paiements, en résorbant environ 37% du déficit de la balance commerciale,
Le gouvernement tunisien est appelé à fluidifier les échanges transnationaux par les mesures suivantes;
- Disposer d’informations sectorielles sur les possibilités d’investissement à l’échelle du pays pour susciter l’esprit entrepreneurial
- Faciliter le transfert de la couverture sociale du pays d’accueil au pays d’origine pour les TRE désireux de retourner s’installer dans le pays d’origine
- Multiplier les contacts entre les structures associatives mises en place au sein des pays d’accueil et le gouvernement afin de mieux appréhender les attentes de la diaspora tunisienne.
- Créer un ministère chargé des Affaires des TRE qui a pour charge de mettre en œuvre les politiques gouvernementales envers les TRE pour des questions relatives, notamment à leur réinsertion dans leur pays d’origine, encouragement de leur participation associative dans les pays d’accueil ou encore leur participation à la négociation des accords bilatéraux et internationaux signés par la Tunisie relatifs à la diaspora tunisienne.
- Assurer la mise à niveau et le développement de la banque tunisienne implantée en Europe T F BANK, cette institution pourrait être un canal de transfert de fonds adéquat pour les TRE.
A cela s’ajoutent, un ensemble de politiques à mettre en place par le gouvernement tunisien afin d’assurer la durabilité des transferts financiers. On citera notamment les primes de change ou la possibilité de contrer les risques de dépréciation du dinar par l’autorisation de comptes en devises. Par ailleurs, la proximité culturelle et linguistique est un autre élément qui explique l’engouement des TRE pour leur pays d’origine.
La modernisation du secteur touristique
Le tourisme en Tunisie contribue à raison de 7% au PIB, génère environ 17% de recettes en devises par an et couvre presque la moitié du déficit commercial.
La Tunisie, qui attire plus de touristes, mais génère moins de recettes en devises à cause du bradage du produit touristique, de la dépréciation du dinar et de la fuite des capitaux, devrait mettre en place une stratégie qualité qui permettrait de:
- Garantir le respect des standards internationaux pour les fondamentaux, en capitalisant sur des labels internationalement reconnus et en mettant en place des cahiers des charges pour les activités.
- Mettre en place un plan d’action visant une montée de gamme du produit touristique, avec une diversification vers le tourisme culturel et le tourisme écologique
- Mettre en exergue la typicité de la destination à travers des labels spécifiques nationaux, voire locaux.
L’instauration d’un régime de taux de change adéquat
Le Fonds monétaire international recommande à la Tunisie d’évoluer vers un régime de change plus flexible, qui permet au dinar de réagir au jeu de l’offre et de la demande de devises. Ce passage à un régime flexible n’est pas défendable. Les conditions d’un basculement vers un régime flexible ne sont pas encore réunies : les équilibres macroéconomiques ne sont pas maîtrisés, le niveau des réserves de change est insuffisant et le secteur bancaire est loin d’être solide.
En effet, les réserves de change sont soumises à des variations rapides et imprévisibles.
La dépréciation du dinar tunisien a eu une incidence négative sur les échanges commerciaux de la Tunisie dont le déficit s'est aggravé suite à l’inélasticité de plus que 50% de nos importations et exportations par rapport au taux de change. L’utilisation de la dévaluation du dinar pour réduire le déficit de la balance commerciale s’avère une politique inappropriée pour le cas de notre pays.
Quant au secteur bancaire, s’il est effectivement robuste pour ce qui est de ses indicateurs de rentabilité, il est, cependant, loin du niveau souhaité en termes de financement de l’économie. Le gouvernement devrait reprendre la main sur la décision en matière de régime de change en insistant sur le caractère non urgent d’une telle réforme et la nécessité de mener des réformes préalables.
En guise de conclusion, il y a lieu de mentionner que l’année 2018 doit être celle du redressement économique et des grandes réformes : le tissu économique et social tunisien ne peut continuer avec une croissance économique fragile et un fort déséquilibre des grands comptes économiques.
Pour ce faire, des mesures de redressement à court terme devraient être prises afin de rétablir la confiance des opérateurs économiques, relancer la croissance, mettre le pays sur la voie de la maîtrise des grands équilibres et augmenter, en conséquence, nos réserves de change.
Mohsen Hassen
Economiste, ancien ministre du Commerce