«The Barbary wars» et les débuts de la présence militaire américaine en Méditerranée
Dans le monde d’aujourd’hui, la puissance militaire des Etats-Unis est telle qu’on se contente d’évoquer son rôle dans les relations internationales en se référant aux seules circonstances du XXe siècle, avec comme repère chronologique la Seconde Guerre mondiale puis la Guerre froide. Pour la Méditerranée, on pensera ainsi, presque automatiquement, à la fameuse VIe Flotte, créée en 1950. Pourtant, la présence navale américaine ne date pas d’hier puisque ses vaisseaux croisèrent au large des côtes méditerranéennes et eurent à employer leur puissance de feu dès le début du XIXe siècle. Voici comment.
En déclin au XVIIIe siècle, l’activité corsaire - qui, jadis, fut moins de la piraterie qu’un prolongement de la guerre entre les Etats du monde méditerranéen - connut, à l’occasion des guerres de la Révolution française et de l’Empire, un regain d’activité dans les «Puissances barbaresques», terme par lequel les Occidentaux désignaient, à l’époque, les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli. Mettant à profit les violents conflits qui opposaient les Etats européens les uns aux autres, les corsaires, dont les capitaines étaient généralement des «renégats», couraient sus aux navires marchands, saisissaient la cargaison et emmenaient en captivité équipages et passagers. Le paiement d’une rançon versée aux gouvernants des pays du Maghreb était le seul moyen d’obtenir la libération des nombreux captifs. Plus astreignants encore étaient les traités qui soumettaient les Etats «chrétiens» à un tribut annuel en échange de la sécurité de leurs navires marchands.
Plaque commémorant l’arrivée à Gibraltar de la première escadre américaine le 1er Juillet 1801
A la fin du XVIIIe siècle, au lendemain de l’indépendance des Etats-Unis, les navires de commerce américains qui sillonnaient la Méditerranée, désormais privés de la protection de la marine britannique, devinrent une proie facile pour les corsaires des régences «barbaresques». Le gouvernement fédéral se trouva donc contraint – dès les années 1780- de se soumettre aux exigences financières d’Alger, de Tunis et de Tripoli ou du Maroc en versant un tribut annuel afin d’assurer la sécurité de son commerce et de ses citoyens et cela aux termes de traités de «paix et d’amitié» avec Alger en 1795 et Tripoli en 1796. Dans le cas du beylik de Tunis, un premier accord fut signé par le représentant du consul d’Amérique à Alger en 1797, mais Washington refusa de le ratifier car jugé trop défavorable aux Etats-Unis.
Nommé consul à Tunis, l’année même, William Eaton, un officier et agent diplomatique appelé à jouer un grand rôle dans l’évolution de la politique de son pays face aux Etats musulmans du bassin méditerranéen, obtint du Bey la signature du traité de 1799, plus souple que celui de 1797. Eaton semblait ne pas se faire d’illusions quant à l’efficacité des traités car il insistait régulièrement auprès du Département d’Etat sur le fait que seul l’usage de la force pourrait assurer durablement la sécurité des citoyens et du commerce américains. Il répétait que les exigences financières du gouvernement beylical ne cesseraient d’augmenter à chaque nouvel accord («the more you give, the more the Turks will ask for»). Cette intransigeance en matière de tribut ou de rançon pour le rachat des captifs alla même jusqu’à l’arrestation d’un officier de marine américain de haut rang –le commodore Richard Morris - dont la présence à Tunis avait coïncidé avec une crise entre le gouvernement du Bardo et le consulat américain. Il s’agissait de la réclamation d’une dette contractée par William Eaton auprès d’un riche marchand tunisien, et dont la somme était destinée par le consul au rachat d’une captive. L’affaire fut réglée grâce à l’intervention du consul de France qui avança la somme. Le malheureux officier fut libéré et regagna son navire, mais Eaton fut contraint par le Bey de quitter le pays.
Entretemps, dans la capitale fédérale, les choses étaient en train de bouger. Sous la présidence de Thomas Jefferson, élu en 1801 et qui depuis l’époque où il était plénipotentiaire à Paris – chargé entre autres des négociations avec les Etats du Maghreb -, s’opposait à la politique de conciliation face aux régences barbaresques, l’usage de la force militaire fut ainsi adopté comme seule manière de se débarrasser de l’obligation de verser un tribut pour assurer la sécurité du commerce en Méditerranée. Ainsi fut créée en 1801 une escadre de la Méditerranée connue sous le nom de The Mediterranean Squadron (ou encore de The Mediterranean Station). A chaque rotation entre l’Amérique et le Bassin méditerranéen, les navires de cette escadre étaient plus nombreux et plus puissants. En 1803-1804, le troisième «Squadron », par exemple, était composé de dix bâtiments totalisant 196 canons.
Désormais, l’Amérique, que l’on pensait si lointaine et sans réelle puissance navale, fut en mesure de signifier énergiquement son refus à l’humiliant versement d’un tribut. C’est dans ce contexte qu’un contentieux entre le pacha de Tripoli qui réclamait la somme de 225 000 dollars et le gouvernement américain décidé à ne pas céder, évolua en véritable affrontement militaire connu sous le nom de Première guerre barbaresque (The First Barbary War) ou encore de guerre de Tripoli (The Tripolitanian War). En mai 1801, la guerre est déclarée et le Mediterranean Squadron, la première escadre américaine de Méditerranée, commandée par le commodore Richard Dale, franchit le détroit de Gibraltar, attaque les bâtiments corsaires et impose un blocus devant les ports de d’Alger, de Tunis et de Tripoli.
Dans la rade de cette dernière ville, l’escadre américaine rejoignait des navires suédois qui étaient déjà sur place en raison de la guerre qui depuis l’année précédente opposait la Suède à Youssouf Pacha Karamanli. Durant quelque quatre années, de 1801 à 1805, la Méditerranée allait devenir le théâtre de multiples attaques plus ou moins importantes. Si en août, l’USS Enterprise coule un navire tripolitain, l’escadre commandée par le commodore Richard Morris – l’ancien otage de Hammouda Pacha de Tunis – échoue à établir un véritable blocus et fait preuve d’un manque manifeste d’énergie dans les opérations en mer. Il est relevé de son commandement et remplacé par son adjoint John Rodgers. L’escadre suivante (1803-1804) commandée par Edward Preble, est bien plus efficace. Les opérations n’allaient cependant pas sans de sérieux problèmes aggravés par la bravoure des combattants musulmans. En octobre 1803, l’ USS Philadelphia, une frégate de 36 canons qui s’était échouée devant Tripoli, est soumise au feu nourri de l’artillerie des remparts, puis renflouée et saisie par les troupes du pacha.
Le commandant Bainbridge et son équipage sont faits prisonniers. Cependant, par une manœuvre audacieuse, un groupe de marins menés par un officier appelé à une brillante carrière, Stephen Decatur, réussit, le 16 février 1804, à s’approcher du navire et à y mettre le feu, privant ainsi l’ennemi d’une prise considérable. Durant le mois d’août, l’U.S. Navy bombarde Tripoli à plusieurs reprises. Les troupes du pacha se battent avec énergie et infligent des dégâts importants aux vaisseaux U.S. et des pertes humaines parmi lesquelles celle du frère de Stephen Decatur, mortellement blessé dans un assaut.
Sur terre, l’opération la plus spectaculaire fut la prise de la ville de Derna en Cyrénaïque. Cette bataille décisive fut principalement préparée et dirigée par William Eaton, assisté du lieutenant des marines Presley O’Bannon et appuyée par trois navires de guerre. Le plan consistait à déstabiliser le pacha Youssouf Karamanli, maître de Tripoli, en aidant son frère aîné Ahmed («Hamet» dans la correspondance américaine), réfugié en Egypte après avoir été chassé de son trône par une révolution de palais, à reprendre le pouvoir grâce à une action militaire encadrée et financée par les Américains. De cette manière, les Etats-Unis élimineraient leur ennemi au pouvoir à Tripoli et, du même coup, apparaîtraient soudain, aux yeux de tous, comme une puissance de premier ordre dans cette partie du monde qui ne concernait jusque-là que l’Empire ottoman et les puissances européennes. C’est à la suite de la capture de la Philadelphia que le président Jefferson donna son feu vert à la mise en œuvre de ce plan. Eaton, nommé Agent naval (Naval Agent to the Barbary States) en mai 1804, se rend à Alexandrie, retrouve «Hamet» et d’accord avec lui, constitue, dans des conditions rocambolesques, un corps expéditionnaire hétéroclite composé de mercenaires recrutés parmi des mamelouks et d’Egyptiens en rupture de ban. Cette petite armée encadrée par quelques militaires américains, dont à peine huit marines, fut commandée en chef par Eaton.
Après une marche de 800 km dans le désert, la troupe arriva sous les remparts de Derna en Cyrénaïque qui fut prise le 27 avril 1805. Les soldats fidèles à Youssef Pacha tentèrent en vain le 13 mai de reprendre la ville. W. Eaton, profitant de son avantage, décida de faire mouvement vers Tripoli; mais il reçut l’ordre du gouvernement fédéral de rebrousser chemin et de reconduire Ahmed Karamanli en Egypte. Son dépit fut d’autant plus grand que les pourparlers engagés depuis peu avec Tripoli - toujours soumise au blocus naval – avaient été confiés à un homme politique qui fut le secrétaire particulier de George Washington, Tobias Lear, dépêché sur place par le Département d’Etat avec le titre de Consul général en Afrique du Nord. Les négociations aboutirent à un succès américain avec la signature du traité du 10 juin 1805, aux termes duquel le pacha s’engageait à cesser les hostilités et à ne plus réclamer aucun tribut en échange de la sécurité du commerce. Les Etats-Unis n’eurent à payer que la rançon de 60 000 dollars réclamée par Youssouf Karamanli pour la libération des captifs américains, dont le capitaine et l’équipage de la frégate Philadelphia. Ainsi s’acheva la première «Barbary war» dont le moment fort fut la prise de Derna. Elle garde dans la mémoire collective des Américains une place particulière car elle fut la première victoire de l’armée US sur un sol étranger. Le « général» William Eaton fut salué comme un héros national et les marines entretiennent encore aujourd’hui le souvenir de leur participation –bien que numériquement modeste - à ce fait d’armes puisque les premiers vers de l’hymne de ce corps d’élite sont «From the Halls of Montezuma to the Shores of Tripoli».
Au cours du conflit, une grave tension avec Tunis eut lieu lorsque la frégate USS Constitution captura des bateaux tunisiens qui tentaient de forcer le blocus imposé à Tripoli. Hammouda Pacha bey (1782-1814) menaça de déclarer la guerre mais l’Etat beylical husseïnite, beaucoup plus stable et pondéré que ses voisins immédiats, favorable aux échanges commerciaux et peu enclin à l’aventurisme militaire, penchait en général pour les solutions négociées. Aussi le bey décida-t-il d’envoyer une ambassade en Amérique qu’il confia au général (bâsh-hânba) Slimane Malamalli. Cette mission diplomatique, reçue par le gouvernement fédéral avec tous les égards, dura six mois (novembre 1805-mai 1806) durant lesquels alternèrent brillantes réceptions mondaines et discussions politiques serrées. Elle aboutit à un succès. Le traité de paix et d’amitié, signé en 1799, fut maintenu. Quant au contentieux relatif au versement d’un tribut, dont les Américains rejetaient catégoriquement le principe, et d’une rançon par les Tunisiens pour le retour des bateaux saisis par l’U.S Navy, il fut réglé à l’amiable, sous la forme d’un échange de «cadeaux». Cette ambassade inaugura d’ailleurs une tradition de relations cordiales durables entre les deux pays.
Malgré le succès de la première guerre «barbaresque» et le déclin irrémédiable de la course en mer, la sécurité de la navigation en Méditerranée ne fut pas assurée de manière définitive. Dès 1807, le Mediterranean Squadron ayant regagné son port d’attache, les corsaires d’Alger repartirent à l’assaut de navires de commerce de différents pays dont ceux battant pavillon américain. La guerre anglo-américaine de 1812, qui dura jusqu’en février 1815, retenait évidemment toute l’attention des responsables politiques et militaires fédéraux, créant une situation qui ne pouvait qu’encourager un retour des opérations corsaires en Méditerranée. La guerre contre l’Angleterre terminée, une escadre commandée par Stephen Decatur, l’audacieux officier qui s’était distingué lors de la guerre de Tripoli, reçut l’ordre du Président James Madison de faire voile vers la Méditerranée. Il allait être rejoint par un deuxième» squadron»commandé par William Bainbridge.
Arrivée, le 15 juin1815, l’escadre affronte avec succès une flotte d’Alger au Cap de Gate, au sud de la péninsule ibérique, le 17 juin. Le grand marin Raïs Hamidou, qui commandait les navires algériens, est tué au combat. Stephen Decatur procède ensuite à des démonstrations de force devant tous les ports militaires du Maghreb. Il engage alors des négociations de paix avec le Dey d’Alger, dont la ville est soumise à un blocus sévère. Dans ces conditions, l’amiral américain n’eut pas beaucoup de difficultés à obtenir un traité, ratifié par le sénat le 5 décembre 1815, qui mit fin à la deuxième Guerre «barbaresque» (The Second Barbary war).
La paix signée, l’escadre repartit pour l’Amérique en novembre 1815. Mais s’il n’y eut plus de problème avec le bey de Tunis, ni le pacha de Tripoli, le dey d’Alger rompit ses engagements et, dans un accès de fureur typique du despotisme oriental, fit massacrer des chrétiens installés dans son pays. II fallut le bombardement d’Alger par une puissante escadre britannique commandée par Lord Exmouth, en août 1816, pour neutraliser les capacités militaires des régences ottomanes d’Afrique du Nord et obtenir la libération de tous les captifs chrétiens. Il s’agissait là d’une fin durable car la paix étant rétablie dans l’Europe du Traité de Vienne, les choses avaient changé par rapport au contexte de la Guerre de Tripoli. Les escadres modernes évoluaient désormais dans toute la Méditerranée et conjuguaient leur force pour assurer la sécurité de leur commerce et de leurs ressortissants et, au besoin, empêcher les velléités de résistance des Etats musulmans face à une suprématie occidentale croissante. Le «Mediterranean Squadron» américain (rebaptisé The European Squadron en 1865) revint certes dans les années 1820, mais c’était pour sévir contre les pirates grecs qui écumaient la mer Egée, puis dans les années 1860, lorsque les Etats-Unis décidèrent, aux côtés des puissances européennes, de jouer un rôle dans la politique de la canonnière (gunboat diplomacy) qui annonçait, ici et sur toutes les mers du monde, l’ère de l’impérialisme.
Un spécialiste de l’histoire des Etats-Unis, Gordon Wood (Oxford, 2009), évoquant le succès américain lors de la Guerre de Tripoli, écrit à peu près ceci: «Les Américains saluèrent cette victoire comme une justification de leur politique en faveur de la liberté du commerce dans le monde et de la liberté contre la tyrannie» Certes, ce credo libéral n’allait cesser d’accompagner jusqu’à nos jours la politique étrangère des Etats-Unis. Mais la guerre de Tripoli puis celle d’Alger constituèrent surtout un moment crucial dans les relations entre l’Orient et l’Occident. Il n’était plus question, comme par exemple jadis entre Espagnols et Ottomans, d’un choc entre deux civilisations de forces comparables, mais la lutte désespérée pour les uns, grisante pour les autres, entre un système politique obsolète, paralysé par les archaïsmes et des puissances occidentales portées par leur écrasante supériorité scientifique, technique, militaire et institutionnelle.
Mohamed-El Aziz Ben Achour