Fadhel Moussa: A quand la fin de l’odyssée moderne d’Ulysse?
En s’adressant aux Grecs, le 21 août 2018, pour annoncer que la Grèce «reprend aujourd’hui en main son destin», le chef du gouvernement Alexis Tsipras a choisi pour le faire l’Ithaque, cette île légendaire de la mer Ionienne. Ce choix est tout un symbole, destiné à illustrer le premier jour d’une «nouvelle ère» : l’Ithaque fut, en effet, le point de départ et de retour du héros de l’Odyssée d’Homère, Ulysse, lui-même revenu sain et sauf d’un long périple de dix années, dont Djerba l’Ile des Lotophages a été l’une des escales.
Tsipras « s’est félicité de la sortie du pays de son dernier plan de renflouement financier et de neuf ans de crise de la dette, avec quelques références mythologiques. Filant la métaphore, il a loué le courage et «la capacité des Grecs qui, comme Ulysse, ont su affronter les Symplégades de la récession », faisant référence à ces falaises mythologiques qui menaçaient d’écraser les embarcations qui s’aventuraient dans le détroit du Bosphore».
Il a annoncé que « les plans de renflouement, l’austérité, la récession et la désertification sociale sont terminés. Notre pays a regagné le droit de façonner son propre avenir.» Il s’est félicité du fait que l’odyssée moderne vécue par son pays depuis 2010 ait pris fin. «Après trois perfusions, sous forme de prêts internationaux, Athènes se trouve désormais armée pour ne plus troquer des mesures d’austérité contre une aide financière».
L’analyse des ruses de la géographie, de l’histoire et de la politique peut nous permettre de dégager un parallèle saisissant entre la Tunisie et la Grèce de ces dernières années qui est source d’enseignements utiles. Tsipras a entendu, par là, se comparer lui et son peuple à Ulysse revenu de si loin en héros. Même si comparaison n’est pas raison, nous pouvons nous demander s’il n’y aurait pas ici des éclairages pertinents pour le décryptage d’une issue de notre transition économique et sociale nationale. De nous demander aussi qui sera chez nous l’Ulysse ou le pendant de Tsipras. De nous demander enfin quand aurons-nous droit à une telle annonce rassurante qui rendra l’optimisme aux Tunisiens qui ne voient malheureusement pas encore le bout du tunnel. Cette attente est légitime car nous nous trouvons, toutes proportions gardées, dans une situation assez proche de celle de la Grèce sur les plans économique, social, financier et tout particulièrement celui de l’endettement.
Essayons maintenant de transposer à notre pays l’exemple de la Grèce. Si l’odyssée a pris près de dix ans, sa fin sera chez nous soit en 2021 si la date de départ retenue est celle du gouvernement de 2011, soit en 2025 si la date de départ est celle du gouvernement de 2015. Certains peuvent penser que le gouvernement peut démentir les pronostics et peut produire un nouveau miracle en annonçant avant la fin de 2019 que «la Tunisie reprend à son tour en main son destin». Dans tous les cas de figure, qui sera alors l’heureux Tsipras tunisien qui annoncera le début de cette nouvelle ère ?.
Par ailleurs, il faut reconnaître que quand on entend dire que la Grèce «n’est pas encore tirée d’affaire mais affranchie de la tutelle et que le gouvernement grec peut de nouveau revenir sur les marchés», cela ne veut nullement dire que les réformes dictées et engagées peuvent s’arrêter. Il en est ainsi de «la diminution des pensions de retraite de 15% et de la réalisation d’un excédent budgétaire primaire – hors service de la dette – de 3,5 % du PIB jusqu’en 2022 puis de 2,2 % jusqu’en 2060».
Sur le plan politique, on parle actuellement en Grèce d’un remaniement ministériel à la rentrée et l’annonce de mesures en faveur des plus touchés par la crise. Le rapprochement est assez troublant car nous sommes pratiquement logés à la même enseigne et on ne peut que nous y reconnaître davantage. Tous les ingrédients de la recette de la nouvelle ère grecque semblent être, à s’y méprendre, ceux que nous avons sur la table.
Toutefois, la comparaison dit être relativisée car si Tsipras a pris le train en marche en 2015, il a provoqué des élections anticipées dont il est sorti vainqueur. Il a fait les réformes à contrecœur et dans la douleur et ce n’est pas encore terminé mais a respecté ses engagements.
Contrairement à la Grèce, chez nous il y a un grand problème politique qui bloque certaines réformes importantes et nécessaires que le gouvernement ne réussit pas à faire valider aussi bien par les syndicats que par certains partis et même par l’Assemblée. Tant que cet obstacle n’est pas franchi, le gouvernement ne sera pas en mesure d’annoncer à l’instar de Tsipras «la reprise en main de notre destin». Ainsi, et quelle que soit la bravoure de l’Ulysse en exercice, il restera dans l’expectative et son odyssée ne prendra pas fin avant les prochaines échéances électorales de 2019. A moins d’un miracle.
Fadhel Moussa