Mohamed Larbi Bouguerra: les pluies diluviennes révélatrices du laisser-aller et… de la tragédie climatique mondiale
Avec un été torride et une eau rare, notre pays a souffert de la tragédie climatique mondiale : En Grèce, en Californie, au Portugal, incendies d’ampleur inédite ; en Inde, inondations catastrophiques…ont levé un lourd tribut sur les gens Dans la Corse toute proche, les retombées du réchauffement climatiques sont sensibles. « La planète devient une étuve » s’exclame l’ex- ministre français de l’Environnement Nicolas Hulot en annonçant sa démission surprise sur France Inter le 28 août 2018*. De fait, on observe une fonte accélérée des glaces polaires et on a du cet été, éteindre des incendies en Laponie !
Or, il y a trois semaines, de Bizerte à Gabès en passant par La Manouba, Hammamet et son hôtel devenu île de Robinson, Sousse et Kairouan, la pluie n’a épargné aucune région et on compte plusieurs électrocutions. A Bizerte, on avait vécu déjà une forte alerte le 7 août : des routes ravinées, des voitures noyées et il se dit même que les archives d’un tribunal ont souffert.
Dans les années 1960, les géographes comme Jean Dresch, Jean Despois et Habib Attia et, aujourd’hui, notre école de géographie, nous ont appris que la pluviométrie est erratique en Tunisie. Mais rares ou insuffisantes sont les mesures préventives et les leçons tirées.
Entravés par le court terme, nos gouvernants, nos partis et certaines parmi les élites ne vivent que pour les élections de 2019. Ils ne mesurent pas l’ampleur des changements climatiques que vit l’Humanité. Ils n’ont pas noté que les dérèglements climatiques se sont accélérés partout sur la planète. Ils ne réalisent pas que les questions environnementales sont essentiellement collectives et qu’elles vont nous exploser à la figure.
Un océan suspendu
Le pire est arrivé le 24 août quand « un océan suspendu » (Céline) a noyé le gouvernorat de Bizerte et ses environs : Zarzouna, Ras Jebel, Metline….A Rafraf, on a fait appel à des tracks pour dégager des voitures embourbées. L’ONM parle de 149 mm de pluie en 24 heures. Un chiffre cataclysmique qui donnerait raison aux Arabes de la Jahilia qui pensaient que la pluie vient des deux Murzam, étoiles de la constellation du Chien**! Gros dégâts matériels, voitures emportées ou inondées, commerces, banques et habitations envahis par l’eau… Comment expliquer cette montée des eaux si proche du Vieux Port ou du Canal donc de la mer? On a dû prendre en charge des familles qui ont tout perdu.
En centre-ville, à la Piazza (Place Bouchoucha), devant l’Hôtel de ville, avenue Bourguiba devant l’agence Tunis Air, les rues semblaient défoncées par des tanks, des ravines les défiguraient et le revêtement en asphalte avait disparu. Les voies étaient encombrées de déchets hétéroclites, de gravats, d’objets et de bouteilles en plastique et de containers renversés. En périphérie, les oueds Boukhris, Haraga et El Marj négligés depuis belle lurette, non entretenus (quand on n’a pas construit dedans !) se sont manifestés et avec quelle impétuosité !
Pourtant, suite à de grosses pluies à Bizerte, en 2014, le directeur régional de l’ONAS a insisté sur la nécessité de trouver des solutions optimales concernant le système d’écoulement des eaux pluviales vers la mer. (site de babnet, 4 octobre 2014). Il est clair qu’en 2018, ces « solutions optimales » sont encore en gestation!
Une explication ?
Le cataclysme qui s’est abattu sur Bizerte ne relève pas d’une clé unique.
Il y a bien sûr, les constructions anarchiques et les gravats déversés partout, en ville comme dans la forêt du Nador ou sur la route Panoramique à la Corniche par ceux qui ont construit à Ras El Blat et au-dessus de la plage des Grottes… sans craindre les éventuels glissements de terrain sur le sable fossilisé - si de telles pluies devenaient la norme, qu’à Dieu ne plaise - et en abattant les arbres et le couvert végétal qui retenaient l’eau.
Il y a aussi les infrastructures vétustes et le manque flagrant d’entretien des canalisations d’eau usée et des égouts. Depuis des années, il suffit, pour s’en convaincre, de prendre la rue du 2 Mars qui longe l’Hôtel de Ville pour sentir des effluves écœurants. Il suffit de passer à Sidi Salem, face à la Cité Santé (ex-Petit Paris), pour voir cette rue défoncée depuis de longues années - enfer des automobilistes - et dont le regard d’égout déborde en geyser à la moindre ondée…tout près d’une pharmacie, d’une boulangerie et de deux cafés ! Il y a encore le cas archiconnu des inondations récurrentes de la Piazza qui donnent des sueurs froides aux commerçants et au voisinage. Plusieurs fois par an, les eaux l’envahissent dévalant de la Minza. Où est passée la station de relevage datant du Protectorat et qui fonctionnait encore dans les années 1980, permettant de pallier à ces inondations ?
Il y a les ordures. Partout. Il était agréable jadis d’escalader la côte qui serpente d’Aïn Marièm au Nador. Une vue magnifique venait récompenser le marcheur quand à ses pieds s’offraient la Corniche et ses hôtels, la plage de Sidi Salem, la Médina et au loin le croissant de la Mezzaluna voire le Remel. Aujourd’hui, ce trajet est truffé, de bout en bout, de gravats et de détritus. Un vrai crève-cœur. Pour ne rien dire des chiens errants !
Pour réduire ces montagnes d’ordures qu’attentons pour faire du compostage une cause nationale alors que nos poubelles débordent de résidus végétaux ? A Paris, les habitants de grands immeubles se mettent au compostage collectivement. Cet engrais augmenterait non seulement les rendements mais permettrait en outre à nos sols de lutter contre le réchauffement en absorbant le carbone.
Devinez quel le pays «qui veut se libérer» des plastiques
Cet été, à Bizerte, un fait frappe l’observateur. Dès que l’on se présente chez un commerçant, pharmacien, épicier, boulanger, boucher, poissonnier, marchand de légumes, le sac plastique est omniprésent. Ces sacs plus les bouteilles d’eau minérale et les pots de yaourt se rencontrent partout, sur les plages de la ville, dans toutes les rues et les venelles de la vieille ville. Depuis la création du ministère de l’Environnement en 1991, rares sont les ministres qui ne nous ont pas promis d’éliminer les sacs en plastique. Ce sont ces plastiques qui sont responsables, en grande partie, de la montée des eaux car ils bouchent les canalisations qui finissent par dégager du méthane - un puissant gaz à effet de serre - et des composés soufrés toxiques. Pour ne rien dire des eaux usées sur la chaussée. A l’heure où le choléra-maladie hydrique- frappe chez nos voisins, l’ONAS et nos dirigeants ont-ils besoin d’un avertissement plus fort pour faire curer les égouts et les entretenir régulièrement?
Si les plastiques sont si présents dans notre environnement, il y a un recyclage insuffisant, il y a aussi le laisser-aller et l’inconscience des consommateurs mais il y a aussi la logique marchande et la publicité qui poussent à créer des besoins qui n’existent pas à la base.
Comme l’utilisation du plastique à usage unique est désastreuse pour le milieu, il faut demander aux entreprises de ne pas en produire. On objectera que les lobbys vont s’y opposer et on évoquera les emplois menacés par la fermeture des usines, voire les manifestations, les routes coupées et les pneus enflammés ? .Difficile à réaliser alors?
Non, si le courage politique est là.
Non si on explique aux syndicats et à la société civile les enjeux.
Le Chili a été le premier pays d’Amérique latine à interdire les sacs en plastique et il n’y a pas de révolution.
La France, l’Italie et la Chine et une trentaine d’autres pays les ont interdits en 2017. Pourtant, le Rwanda - qui se relevait de sa terrible tragédie de 1994 qui a fait 800 000 victimes- a fait mieux. Il veut devenir «le premier pays libéré du plastique »: dès 2008, il a interdit les sacs non biodégradables en polyéthylène à l’exception des plastiques médicaux et pharmaceutiques. Il en a interdit l’importation, la production, la vente et l’usage. C’est ainsi qu’on confisque ces sacs à l’aéroport de Kigali et, venant d’Ouganda, Emilie Clavel, l’envoyée du Guardian de Londres, admirative, écrit (15 février 2014): « Avec ses charmants squares verts et ses larges boulevards, la capitale rwandaise est une des plus belles villes d’Afrique. Elle est en mesure d’administrer une leçon à ces métropoles négligées comme New York et Londres…. Pour le Rwanda, l’interdiction des sacs en plastique n’est qu’une partie du Plan Vision 2020 qui vise à rendre durable le pays…. .» Pour responsabiliser les gens, une fois par mois, les citoyens - le président compris- se livrent au nettoyage de leur voisinage. Six mois de prison sanctionnent l’importation des sacs et ceux qui les fabriquent encourent un an d’emprisonnement. On ferme les boulangeries qui emballent le pain dans ces sacs et leurs propriétaires doivent signer des lettres d’excuses et payer des amendes. (The New York Times, 28 octobre 2017).
A dater du 25 juin 2018, la mégapole de Bombay (11 millions d’habitants) interdit le plastique à usage unique. Leur utilisation est sanctionnée par une amende de 25 000 roupies (972 DT) voire trois mois de prison. Divers commerces - et même McDonald et Starbucks – ont dû payer des amendes. (The Guardian, 25 juin 2018). L’Inde a récemment accueilli « La Journée Mondiale de l’Environnement ». Cette manifestation a mis l’accent sur l’épidémie mondiale de plastique. Depuis 1950, 6,3 milliards de tonnes de plastique ont fini dans l’environnement et mettront 450 ans avant de disparaître. En 2050, il y aura autant de plastique (bouteilles, cordes, chaussures, brosses à dents, filets de pêche, coton-tige…) que de poissons dans les océans du globe. On parle d’un « cinquième continent » formé par les déchets plastiques en mer. Ce continent flottant a une épaisseur de 30 m et a une superficie égale à quatre fois celle de notre pays. En 2011, une étude a révélé que la partie supérieure du sable des plages contient 30% de plastique en poids. En fait, le plastique soumis aux effets du rayonnement solaire (UV), à la salinité de l’eau et aux microorganismes s’effrite et s’émiette en microparticules de moins de 5 mm qui finissent sur le sable mais aussi dans les poissons, les crustacés, les oiseaux marins….et se retrouvent donc dans la chaîne alimentaire humaine (Daniel Cressey, Nature, vol. 536, p. 263-265, 18 août 2016).Des chercheurs belges ont calculé qu’une moule filtre près de 25 à 30 litres d’eau de mer par jour. Le consommateur régulier de ce mollusque pourrait annuellement avaler 11 000 microparticules de plastique chargées de de fragments de polymères, de perturbateurs endocriniens, de métaux lourds, de colorants. Nul doute qu’un tel cocktail n’est pas recommandé pour garder la forme !
Pour notre environnement, ne pouvons-nous pas, en Tunisie, faire aussi bien que le Rwanda ou Bombay ? Même s’il ne nous échappe pas que nul n’est parfait. Ici ou ailleurs.
Faut-il rappeler à l’heure où la nouvelle maire de Tunis s’intéresse au recyclage du plastique que fin juin 2014, on avait annoncé en grande pompe la création d’une cellule de crise avec plein de commissions pour résoudre en particulier le problème des déchets du Grand Tunis ? Les résultats sont hélas sous nos yeux !
Ne pouvons-nous pas exiger des candidat(e)s à la Présidence et au Parlement, en 2019, de présenter un programme pour résoudre ou même atténuer les maux dont souffre notre environnement et qu’ils (elles) présentent des engagements en faveur de l’eau potable publique, des énergies renouvelables, de l’agriculture biologique, de l’interdiction des plastiques à usage unique non dégradables et du
compostage des déchets végétaux ?
Mohamed Larbi Bouguerra
* Pour bien des observateurs, la démission de M. Hulot signifierait qu’écologie et capitalisme néolibéral seraient incompatibles. On notera néanmoins que la Fondation de M. Hulot est financée, entre autres, par quelques multinationales !
** Dans un de ses poèmes, dans les « Impératifs », Abou el Alaa dit qu’il ne croit pas à cette fable.
Des pluies cataclysmiques, phénoménales se sont abattues sur le Kérala en Inde : 771 mm en 20 jours dont 75% en une semaine. Il n’y a que M. Donald Trump pour qualifier de « fake news » le changement climatique.