Adel Guitouni: Quand la confiance va, tout va
Sept ans après la chute de la dictature, les Tunisiens se demandent pourquoi la Tunisie démocratique, avec ses fondamentaux favorables (tels qu’une population plus au moins homogène et bien éduquée, une bonne infrastructure, une économie diversifiée, une position géographique stratégique, etc.) n’a pas pu décoller ? Pourquoi l’économie bat de l’aile ? Pourquoi la dégradation des conditions sociales de la majorité de la population? Pourquoi l’éducation a cessé d’être cet ascenseur social d’autre fois ? Pourquoi les prix se sont enflammés ? Pourquoi ces crises sociales à répétition ? Pourquoi nos politiciens et élites sont incapables d’imaginer des solutions innovantes pour le pays ? Pourquoi le bien commun n’a plus de champion ? Pourquoi plusieurs quittent le pays ? Pourquoi on est-on arrivé là ?
Ces questions mettent les Tunisiens face à leurs contradictions et paradoxes. À titre d’exemple, la qualité de la vie tient à des conditions comme la salubrité, l’esthétique, la sécurité,l’éducation, la santé, le sentiment d’appartenance sociale et la valorisation de l’individu qui ne sont nullement exclusifs à l’autorité publique. Les saletés et le délabrement de lieux publics sont certainement les conséquences du relâchement du pouvoir municipal, mais ce sont les individus qui continuent à souiller à outrance la place publique et à saccager le bien commun. Une grande majorité se lamente au quotidien de la flambée des prix, mais consomme démesurément en s’endettant. Le discours populiste dénonce les exigences des institutions financières internationales, mais privilégie l’accès à l’argent facile et décrie les sacrifices. Le travail et la création de la valeursont des concepts rhétoriques politiciens sans aucune implication réelle sur la création de la richesse collective et la bonne gestion du bien commun. Le système éducatif, de la petite enfance à l’université, est en déphasage presque complet avec les besoins du pays. Malgré une « révolution récente » contre la dictature et le favoritisme, la politique continue d’être le symbole de copinage (« cronyism ») et de protection d’intérêts « tribal ». Le bien commun est fragmenté et pillé par l’individualisme primitif.
Pour certains, la solution consiste en un retour vers un « Bourguibisme sans dictature » puisque visiblement le pays allait mieux. Hélas! L’axe temporel est unidirectionnel. Les conditions objectives, qui ont permis une apparence de progrès, ne sont plus réunies. J’ose m’aventurer pour dire que même le Bourguibisme portait en lui les éléments de sa déchéance. Le point de flexion de l’effondrement de l’ancien système peut être retracé aux années soixante-dix et quatre-vingt du siècle dernier.
Selon Aristote, un système de gouvernance d’une société passe par plusieurs états allant de la tyrannie à la démocratie. Le succès de tout système de gouvernance dépend d’un équilibre fragile entre peur, cupidité, liberté et confiance. Un système dictatorial, malgré quelques espaces de liberté, utilise la coercition et la corruption pour imposer la volonté et les valeurs d’une minorité sur une majorité. La prédominance de la peur et de la cupidité favorise alors l’injustice sociale, et la répression des libertés et l’étouffement de l’état du droit. Par contre, un système démocratiqueest fondé principalement sur la promotion des libertés et le renforcement de la confiance dans les institutions pour promouvoir la justice sociale, l’état de droit et la bonne gouvernance. Le vote et l’organisationdes pouvoirs ne sont pas une finalité de la démocratie, mais des solutions particulières pour structurer la gouvernanced’une société. L’index de démocratie est, selon moi, la preuve que la démocratie est beaucoup plus qu’un système de choix social.Le renforcement de la confiance et le respect des libertés conduisent à la démocratisation de la dignité et la justice sociale dans une communauté.
La crise actuelle en Tunisie est alors fondamentalement due aux difficultés de coexistence entre un ancien système, fondé principalement sur la peur et la cupidité, et un nouveau système supposé promouvoir les libertés et renforcer la confiancedans les institutions. L’économie, qui fonctionnait jusqu’à lors par copinage et favoritisme, n’arrive pas à se réformeren une économie de marché avec des règles du jeu clair en respectant l’état de droit et la responsabilité sociale. L’administration publique refuse de se réformer et réduire son rôle à la régulation et à la bonne gestion du bien commun. Les institutions éducatives n’arrivent pas à s’inscrire dans une réforme majeure basée sur la centralité de l’étudiant et les besoins de la société. Les nouveaux politiciens ressemblent étonnamment aux anciens manœuvrant pour des gains individuels au lieu de sculpter leur place dans l’histoire. La politique des idées est étouffée par les calculs politiciens et les manœuvres machiavéliques. Les tensions entre l’ancien et le nouveau prennent des proportions inquiétantes en détruisant la cohésion sociale, les valeurs civiques et les institutions du pays. Plusieurs tunisiens sont devenus individualistes primitifs. On oublie souvent que la force d’une société est déterminée par ses chainons les plus faibles.
Réussir la transition démocratique et améliorer les conditions de vie de la population doivent se faire simultanément. Le rôle le plus important des leaders est de renforcer la confiance de la population en un avenir meilleur et en une stratégie pragmatique pour en arriver. Immédiatement après le 14 janvier 2011, les conditions étaient réunies pour engager de grandes réformes, surtout au niveau du leadership politique, administratif, économique, social et sécuritaire du pays. En fait, les évidences à l’effet que croissance économique et regain de confiance sont positivement corrélés. Par exemple, le pays a connu un regain de confiancependant et après les élections de 2011, et l’aboutissement du dialogue national et l’adoption de la constitution en 2014. Selon les sondages du IRI, l’optimisme de la population que le pays allait dans la bonne direction a bondi, respectivement, en 2011/2012 de 45% à 62% et en 2013/2014 de 16% à 47% . Ces deux épisodes de regain de confiance ont été suivis par des changements positifs des taux de croissance économique trimestriel de -2.39% à 3.84% et de 2.5% à 3.1%, respectivement, en 2011/2012 et 2013/2014. Il va de soi que l’inverse est aussi vrai. Les épisodes, hélas beaucoup plus nombreux, de pessimisme sont généralement suivis de contraction économique . La confiance et l’optimisme sont contagieux.
La démocratie exige la dualité entre liberté et confiance . Bien entendu, la monopolisation de la pénalisation par l’État et le système de justice permet de maintenir l’ordre public et renforcer le respect des règles et du contrat social en utilisant la peur et la coercition légitime.Toutefois, une démocratie est avant tout un système qui repose sur la paix sociale et l’engagement civique fondé sur les libertés et la confiance. En 2014, le peuple a choisi librement ses gouvernants selon les règles du jeu « démocratique ».La fragmentation du vote n’a pas permis une majorité évidente, toutefois la compagne électorale mettait clairement dos-à-dos Ennahdha et NidaaTounes. Le lendemain de l’annonce des résultats du vote, le réveil était brutal sur « Attawafek » ou la connivence qui n’était pas dans aucun programme électoral. À tort ou à raison, les protagonistes de cette stratégie ont contribué, dès le début de l’expérience démocratique, à l’érosion de la confiance dans le jeu « démocratique ». En cherchant probablement àéviter les confrontations politiques entre opposition et gouvernement,pourtant normales dans une démocratie, la connivence a renforcé la perception du copinage et de corruption. La connivence estcertainement très utile pour renforcer la paix sociale et la résolution de conflits majeurs ; comme lors de la négociation du contrat social et la constitution, mais définitivement on ne gouverne pas un pays démocratique par connivence. Dans une démocratie, la connivence législative ou exécutive extirpe le choix populaire de son pouvoir décisif pour le détourner dans les mains d’une minorité qui impose ses choix et volontés contre la majorité. Cette situation rappelle dangereusement l’ancien système. Une démocratie, même naissante, exige une opposition forte pour renforcer la confiance du peuple dans le système.Le jeu d’équilibre entre pouvoir et opposition renforce la confiance populaire dans le système. Le rôle de l’opposition est alors de défendre le bien commun contre les dérapages du pouvoir en appliquant les mécanismes de surveillance, de vérification et d’équilibrage des pouvoirs. Sans opposition forte, le pouvoir dérape sous l’effet de plusieurs forces tel que la corruption, le tribalisme, le favoritisme, et la cupidité.
Le Président de la République a contribué, volontairement et involontairement, à ce climat de d’érosion de la confiance. En tant que symbole de l’État et garant de la constitution, il continue à renforcer la perception de copinage, de favoritisme et de cupidité. Étant de l’ancienne école, il n’a pas assimilé la modernité exigée par la jeunesse du pays et les fondements du jeu démocratique. Il maintient un discours d’apparence démocratique, mais il agit selon les méthodes de l’ancien système. Son action laisse transpirer un mépris certain pour la constitution et les institutions qui en découlent. Par exemple, il ne fait rien pour accélérer la mise en place des institutions constitutionnelles, et il continue à vider celles qui existent de leur pouvoir. Les conventions de Carthage, le gouvernement d’unité nationale ou encore la crise actuelle avec le Chef du Gouvernement vident aucun doute l’assemblée des représentants du peuple de son rôle. Son âge et l’influence de sa famille immédiate contribuent à former dans l’imaginaire collectif l’image d’un pouvoir fourvoyé ; d’autant plus que les fins des règnes de Ben Ali et de Bourguiba sont encore fraîches dans les mémoires.
Le Gouvernement, l’Assemblée des représentants du peuple et la justice contribuent à leurs façons à cette érosion de la confiance dans les institutions publiques. Le Chef du gouvernement et ses acolytes ont plongé le pays dans des crises sans précédent. Pas son hésitation, le surplace, le manque d’audace, le « courtermisme », le calcul politicien et les guerres fratricides bloquent toute réforme importante et donnent la perception que le pays est laissé à lui-même.Lerecours à la taxation et l’endettement accrusaccélèrent l’effondrement socio-économique et renforcent l’économie parallèle. La guerre présumée contre la corruption a pris un gout de guerre de clans. Les crises répétées des services essentiels exacerbent la méfiance de la population et le délabrement de l’État, jusqu’à lors providence.
Les députés du peuple ne représentent, dans une grande majorité, que leurs intérêts et leur tribu. Il est malheureux que l’immobilisme, l’absentéisme, la corruption, l’opportunisme et le populisme soient devenus les adjectifs populaires pour décrire la première assemblée des représentants du peuple démocratiquement élus. La majorité des partis politiques n’ont pas émergé encore de leur traversée du désert, tandis que d’autres sont devenus même des clubs de privilégiés et d’opportunistes. NidaaTounes, par ses guerres fratricides et son déchirement sur la place publique, est devenu l’emblème de l’échec de la classe politique. Ce parti, qui détient toutes les présidences du pouvoir, est le premier responsable de l’érosion du climat de confiance. Ennahdha, habitée par sa phobie du scénario égyptien et guidée par ses manœuvres politiciennes, est devenue un fardeau de la transition démocratique. Ce parti, au pouvoir depuis décembre 2011 , n’a réussi aucune réforme majeure de l’économie, des services de l’État ou de la société. Sans vision pour le pays et sans programme réel pour l’économie, l’environnement, et société, les dirigeants répètent les mêmes recettes des autres y compris leurs adversaires politiques. La connivence, recette privilégiée des leadeursd’Ennahdah pour la stabilité,est perçue par une grande majorité comme un synonyme de copinage partisan et parfois de corruption surtout à la lumière des performances du système de la justice.
Le climat de méfiance ainsi créé est annonciateur de l’effondrement de toutes les institutions, y compris ce que certains appellent l’État moderne fondée par Bourguiba. La santé et l’éducation, bannières de cet État, sont devenues des espèces menacéesen voie d’extinction. Le cycle infernal de l’inflation et la stagnation économique renforcent l’économie parallèle et l’évasion fiscale. La détérioration de la qualité de vie pousse plusieurs à choisir d’autres pays . La politique est méprisée et la responsabilité publique est hantée. Les mafias économiques continuent à renforcer leur prise sur le pouvoir, un peu à l’Italienne de l’après-guerre.
Que faire ? Malheureusement, il n’y a pas de raccourci. La confiance est gagnée une personne à la fois, alors qu’elle est perdue en masse. Dans un climat de liberté et de démocratie, la confiance est ce lien si fragile et lent à se former, mais qui constitue une force puissante de cohésion sociale. 2019 représente une opportunité pour recadrer le pouvoir démocratique et redonner espoir à la population. Les citoyens auront l’occasion d’envoyer un message fort en pénalisant ceux qui ont trahi leur confiance et en renouvelant le leadership du pays. Le pays a besoin d’un gouvernement élu pour exécuter un programme et une opposition forte pour prévenir le dérapage et la corruption. Le pays ne pourra pas dépasser ses crises sans le développement d’un leadership rajeuni digne de la confiance du peuple. Les nouveaux gouvernants doivent s’engager dans un effort majeur de réformes socio-économiques et rééducation civique. Ce leadership peut alors renforcer la confiance en une vision séduisante pour le pays et créer les conditions de relance de l’économique et le développement socio-culturel. La prospérité du pays ne peut être accomplie sans une refonte en profondeur du système éducatif pour former le bon citoyen porteur de projet d’avenir.Le contrat social porteur d’espoir en un avenir meilleur pour tous devrait être au centre des préoccupations des politiciens, éducateurs et leaders. Investir massivement dans la jeunesse est à mon avis la clé pour s’en sortir. Seuls les jeunes pourront entreprendre ces réformes. Autrement, les crises vont continuer et les régressions se multiplieront.
Adel Guitouni