Sabri Bachtobji: La Tunisie face aux défis et en appui à sa jeunesse (Album Photos)
La Tunisie vit aujourd’hui une expérience démocratique unique dans son environnement régional, mue par un processus historique de modernisation et d’émancipation profond. Mais comme toute société, celle tunisienne se fraye sa propre voie vers la liberté et de ce point de vue toute expérience historique est spécifique. Elle se construit à partir de l’expérience collective des sociétés et des peuples.
L’existence ou non d’une tradition étatique, d’une culture politique, d’une société civile entreprenante, de structures d’enseignement, d’élites avant-gardistes, de personnages d’exception…contribue à doter une communauté humaine des outils nécessaires pour apprécier son passé, conduire son présent et se projeter dans le futur.
La Tunisie, tout au long de son histoire, a pu accumuler une maturité socio-politique et culturelle qui la distingue de son environnement arabo-musulman. L’Etat tunisien est bien enraciné dans l’histoire depuis trois mille ans et aussi loin qu’on remonte dans le temps jusqu’à Carthage, il a toujours existé un Etat hiérarchisé. En tant que province romaine, le pays a été largement urbanisé, sa population sédentarisée avec un pouvoir central (qu’on voudrait aujourd’hui décentraliser).
Dès la fondation de Kairouan, première cité musulmane de l’Afrique du Nord au VIIème siècle, une conception libérale de l’Islam s’est forgée. Retenez que ledit « Contrat de mariage Kairouan ais », tout à fait propre à la Tunisie, protégeait les droits de la Femme contre la polygamie dont la pratique est rare. Ce qui explique que le Code du Statut Personnel promulgué en 1956, la même année de l’indépendance du pays, puisait dans une tradition de monogamie déjà bien ancrée.
La Tunisie, faut-il le rappeler, a été épargnée par ailleurs de la pluralité ethnique et confessionnelle qu’on trouve dans les sociétés du Machrek. Les Tunisiens dans leur majorité sont unis dans le rite malikite.
Une particularité tunisienne
Autres faits saillants qui ont forgé la particularité tunisienne, furent les réformes substantielles entrepris tout au long du XIXème siècle : l’abolition de l’esclavage en 1846, bien avant plusieurs pays occidentaux ( USA, France..) ; la promulgation du Pacte Fondamental ( قانون عهد الآمان ) qui fut une véritable Charte des Droits de l’Homme qui garantit, entre autres, les droits des non musulmans, et la promulgation, en 1861, de la première constitution dans le monde musulman.
En 1875, la Tunisie introduit l’enseignement des langues européennes en plus de l’arabe et du turc. Le rôle de l’Ecole Sadiki a été crucial dansl’introduction et la modernisation de l’enseignement civil. Par ailleurs, la communauté juive, l’une des plus anciennes au monde, jouit de ses droits et elle est librement organisée et représentée.
Aussi, une tradition syndicale est-elle bien ancrée en Tunisie où a été fondée, au début du XX ème siècle, la première Centrale syndicale de l’Afrique du Nord et du monde arabe. La lutte syndicale fut d’un soutien indéniable à la résistance anticoloniale mais aussi a soutenu l’opposition à l’autoritarisme et l’oppression.
Ce sont là quelques clefs de compréhension de ce que la Tunisie est à même d’entreprendre aujourd’hui grâce à un long processus de réforme et de modernisme. Je vous laisserai apprécier d’autres éléments d’analyses que le Professeur Safwan Masri aura à vous fournir et qui lui ont permis d’intituler son dernier ouvrage « l’Anomalie tunisienne ».
Je ne voudrais non plus vous encombrer par le récit de ce qui a pu être réalisé après la Révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011. Mais un bilan sommaire s’imposerait :
- Tout d’abord, la Tunisie a réussi sa transition démocratique au sens politique, juridique et institutionnel. Nous avons à cet égard une nouvelle Constitution, promulguée le 27 janvier 2014. Elle a permis de tenir, la même année, les premières élections présidentielles et législatives démocratiques, selon les standards internationaux de liberté et de transparence ; celles municipales, le 6 mai dernier, qui ont vu la participation et l’accès aux postes décisionnels de la femme et des jeunes et qui introduisent, pour la première fois en Tunisie, le processus de ladécentralisation.
- Ces élections n’ont pas pu voir le jour, sans la mise en place d’une Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) qui a été créée dès le mois d’avril 2011, à peine trois mois après la Révolution. Aujourd’hui, nous sommes en phase de parachever les Instances Constitutionnelles Indépendantesprévues par la Constitution, à savoir : l’Instance de la Communication Audiovisuelle, l’Instance des Droits de l’Homme, l’Instance du Développement Durable et des Droits des Générations Futures, l’Instance de la Bonne Gouvernance et de la Lutte contre la Corruption.
- Ensuite, il convient de relever que la réussite de cette transition démocratique a été possible grâce à l’institution d’un Dialogue National entre les plus importants protagonistes de la société civile (L’UTICA, l’UGTT, la LTDH, l’Ordre des Avocats) afin de solutionner les diverses crises de parcours. Cette particularité tunisienne a été couronnée par l’octroi à la Tunisie du Prix Nobel de la Paix, en 2015.
L’impératif de la réussite économique
Cependant, la transition démocratique, pour qu’elle soit irréversible, doit être soutenue par une transition économique réussie, afin que l’idéal de liberté et d’émancipation soit corroboré par la construction des attributs de la dignité et du bien-être. Réussir cette transition économique, constitue l’un des défis majeurs auxquels la Tunisie est confrontée aujourd’hui.
C’est à cette tâche quotidienne que s’attèle le Gouvernement actuel sur la base d’un plan de développement ambitieux (2016 - 2020) soutenu par nos partenaires notamment dans le cadre de la Conférence Internationale d’Appui à l’Economie et à l’Investissement, Tunisie 2020. L’objectif étant de redresser les indices macro-économiques et de juguler le chômage et l’inflation afin de rendre la Tunisie une plateforme régionale d’investissement et de création de richesses.
Et c’est grâce à cet effort inlassable que l’économie tunisienne commence à donner des signes de redressement. Les indicateurs économiques des premiers mois de 2018 sont en hausse, avec près de 2,5 % de taux de croissance, ( et on s’attend à 3% vers la fin de l’année) ; augmentation des IDE de 20 % entre juin 2016 et juin 2018, croissance des exportations de 43%; les revenus touristiques ont,eux aussi, augmenté de 40% ( en dollar), au cours des 6 premiers mois et l’on s’attend à 8 millions de touristes à la fin de l’année. Le déficit budgétaire est également ramené de 7,4% en août 2016 à 4,9% actuellement. Toutefois, la situation des finances publiques reste difficile (avec un taux d’endettement et une masse salariale élevés) aggravée par la hausse des prix de pétrole.
Une lutte implacable contre la corruption
Par ailleurs, la lutte contre la corruption se poursuit à travers l’adoption des textes de Lois contre l’enrichissement illicite, la protection des dénonciateurs et tant d’autres mesures, telles que la mise en place de la plateforme d’achats publics en ligne « tuneps » en vue de garantir le principe de la transparence.
La priorité à la jeunesse
L’une des spécificités de la Révolution tunisienne, est qu’elle a été conduite par les Jeunes qui ont scandé, dès le 17 décembre 2010, « Travail, liberté et dignité nationale » خبز حرية كرامة وطنية avant le fameux « Dégage » que vous connaissez tous. Et ce n’est pas fortuit que la Tunisie nouvelle accorde une place de premier ordre à la jeunesse. Cette vocation, elle la puise dans la Constitution nouvelle qui considère la Jeunesse (je cite) «une force vive dans la construction de la nation» et que l’Etat se doit d'« assurer aux jeunes les conditions nécessaires au développement de leurs capacités, de leur prise de responsabilité et à élargir et généraliser leur participation à l’essor social, économique, culturel et politique».
Sur le plan de la démocratie participative, la loi électorale de mai 2014 fait obligation à chaque liste électorale de comprendre, parmi ses 4 premiers candidats, au moins un jeune de moins de 35 ans.
Pour consacrer dans la pratique cette volonté, un dialogue sociétal sur la jeunesse a été engagé en 2016. Son objectif est de recueillir les aspirations des jeunes en vue de les intégrer dans la stratégie nationale à l’horizon de 2030.
Un effort a été également consenti pour rajeunir l'exécutif. D’où un Gouvernement d'Unité Nationale, investi depuis août 2016, le plus jeune dans l'histoire moderne du pays avec une moyenne d'âge de 48 ans et un Chef du Gouvernement de 41 ans.
Cependant, la préoccupation majeure des jeunes tunisiens, comme plusieurs de leurs voisins méditerranéens, demeure celle du chômage, particulièrement parmi les moins de 24 ans où il atteint en Tunisie le taux de 35%. Ce problème est préoccupant pour deux raisons essentielles : les répercussions socio-économiques et les risques de radicalisation et de récupération des jeunes chômeurs par les réseaux du terrorisme et du crime organisé.
Mais les réformes sont déjà lancées pour améliorer l’employabilité des jeunes et de leurs compétences, en tant que priorité nationale, à travers une meilleure adéquation des enseignements et des formations dispensées avec la demande du marché du travail. Des efforts sont entrepris également pour impliquer la jeunesse dans la stratégie nationale de développement durable.
Une coopération tuniso-suisse très active
Je saisis l’occasion de la présence de M. le Ministre, SE M. Ignazio Cassis, pour rappeler que le programme de coopération entre la Suisse et la Tunisie, lancé en octobre 2011, repose sur trois piliers : Processus démocratique et Droits de l’Homme, Croissance économique inclusive et emploi ainsi que la Protection et la Migration. Ce qui résume notre préoccupation commune de conjuguer la construction d’un Etat de Droit à la croissance économique et à la création d’emplois
Dans ce cadre, la Suisse soutient les efforts déployés en Tunisie pour mettre en place des modules pratiques destinés au renforcement de l'employabilité des jeunes et ce, à travers le renouvellement depuis 2012 du Projet de formation professionnelle pour les jeunes qui s'étalera jusqu'à 2020.
Le partenariat jeunesse avec l’Union européenne est capital
D'autre part, et parallèlement aux discussions avec nos partenaires européens sur l'amélioration des conditions de mobilité des jeunes diplômés dans l’espace euro-méditerranéen, la reconnaissance de leurs diplômes et l’accès à des offres d'étude et d'emploi en cas de disponibilité, nous nous employons à encourager la migration régulière des jeunes à travers l’adoption d’une approche de gestion concertée de la migration et de développement solidaire qui s’inspire de l'Accord-cadre signé entre la Tunisie et certains pays partenaires, tels que la France et la Suisse.
Ces initiatives gagneraient à être étoffées par une consolidation de la coopération régionale et internationale dans le domaine de la jeunesse. Le Partenariat Jeunesse Tunisie-UE, lancé au mois de décembre 2016, s’inscrit dans cette approche, à la faveur d'actions concrètes convenues conjointement pour encourager la mobilité des étudiants, l’éducation, la formation et l’insertion professionnelle.
A titre d'exemple, nous avons convenu avec nos partenaires de l'Union Européenne au titre de la mobilité des jeunes de permettre chaque année, d’ici à 2020, à environ 1,500 jeunes tunisiens (étudiants, travailleurs de la jeunesse, chercheurs, personnel des universités) de se rendre en Europe, en particulier à travers la mise en œuvre de l’adhésion de la Tunisie au programme Horizon 2020.
Dans le même ordre d'idées, nous pensons que l’Union pour la Méditerranée constitue, face à ce défi commun, un cadre idoine pour mutualiser nos efforts et apporter une réponse concertée aux attentes de la jeunesse méditerranéenne.
La Tunisie face aux défis de l’environnement géopolitique
En dépit des avancées majeures sur le plan institutionnel et politique,la Tunisiefait face à des défis liés à l’environnement géopolitiquequi ne vous échappe pas et au-devant desquels nous avons la lutte contre le terrorisme, l’instabilité régionale et les questions migratoires.
En effet, la guerre déclarée contre le terrorisme à la suite des agressions terroristes de 2015, a pris une signification particulière après l'attaque perpétrée en mars 2016 contre la ville de Ben Guerdane, frontalière de la Libye, par des combattants de l'Etat Islamique qui avaient l'intention de proclamer une province de Daesh en Tunisie.
Depuis, la bataille de Ben Guerdane est célébrée en Tunisie comme un témoignage de résilience et d'invulnérabilité à l'égard du projet d'extension de Daesh dans la région et ce, grâce à la réaction héroïque et patriotique de la population locale et de nos vaillantes forces militaires et de sécurité.
Cet épisode comme d’autres qui surviennent à travers le monde illustrent l'expansion de la carte mondiale du terrorisme et démontrent sa dimension internationale et le besoin d'une réponse globale, pas seulement par des moyens militaires, mais également par la mise en œuvre d'une approche idéologique et sociale.
La Tunisie est au premier rang des pays qui ont déclaré la guerre contre la terreur et a fait du combat contre le terrorisme une priorité absolue aussi bien sur le plan national qu'au niveau de ses relations internationales. Plus de 20% du budget public est consacré en 2018 à la sécurité. Ceci constitue un effort national considérable, au moment où le pays subit la pression d’une gamme large de défis, notamment aux plans économique et social.
Je rappelle à ce propos que la Tunisie a adopté en août 2015 une loi organique sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d'argent, qui est conforme aux standards et pratiques internationaux et reflète l'engagement de la Tunisie à honorer ses obligations internationales en la matière.
Elle a également adopté en novembre 2016 une stratégie nationale de lutte contre l'extrémisme et le terrorisme qui endosse une approche multidimensionnelle articulée autour de quatre piliers : la Prévention, la Protection, la Poursuite judiciaire et la Riposte.
L’appel de la Méditerranée
Puisque l’Università della Svizzera Italiana est aussi méditerranéenne, je me permets de revenir à la Mare Nostrum qui constitue l’un des points d’équilibre de la géopolitique mondiale. Il est vrai, que pendant un certain temps des penseurs avaient considéréà tort que le monde a abandonné la Méditerranée au profit d’autres espaces comme l’Atlantique ou le Pacifique.
Mais aujourd’hui cette mer se trouve au cœur de ce qui se passe dans le monde. Elle est aussi la rencontre entre une Europe active par ses institutions et ses peuples, une Afrique qui décolle par sa jeunesse ambitieuse et studieuse et une Asie qui s’impose, de jour en jour, comme une plateforme de création et d’innovation. Mais au-delà de ces trois continents, la Méditerranée se présente désormais comme l’espace qui cristallise les défis globaux auxquels le monde est confronté aujourd’hui à savoir : les défis sécuritaires, les défis économiques et les défis relatifs au développement durable.
Si elle réussit à relever ses défis, elle donnera l’exemple et montrera la voie au reste du monde. C’est notre intime conviction et c’est d’ailleurs l’esprit qui anime la diplomatie tunisienne qui a toujours considéré que la stabilité régionale, la coopération, le dialogue, le règlement pacifique des conflits, le respect des principes de la Charte des Nations-Unies représentent les meilleurs gages pour rétablir la confiance et la paix entre les peuples et les nations.
Et ce sont là d’ailleurs le sens et l’essence de l’initiative du Président de la République Tunisienne, Béji Caïd Essebsi, dans le traitement de la crise libyenne, faisant prévaloir le dialogue inter-libyen loin des ingérences extérieures et sous l’égide des Nations Unies. Cette initiativea été reliée par d’autres initiatives louables à l’instar du Sommet de Paris sur la Libye du 29 mai dernier convoqué par le Président français, Emmanuel Macron.
La question de la migration
Avant de conclure mon propos, je ne puis éluder un sujet qui est à la fois actuel et sensible qui est celui de la migration et de la mobilité. En Tunisie, nous avons toujours considéré ce binôme comme un vecteur de développement économique, social et culturel et un facteur positif de rapprochement des peuples à travers le renforcement des échanges humains entre les deux rives de la Méditerranée.
Je voudrais, à cet égard, souligner l’approche exemplaire, qui a présidé à l’élaboration du Partenariat tuniso-suisse en matière migratoire, en 2011. L’instauration de ce dialogue vise à mettre en place une coopération fondée sur le respect des Droits de l’Homme, favorisant l’aide au retour volontaire des jeunes tunisiens migrants et le développement de projets initiés par la diaspora tunisienne en Suisse qui ont un impact sur les régions d’origine.
Aussi, une stratégie nationale en matière migratoire est en phase d’être adoptée. Une place de choix est y accordée aux communautés tunisiennes qui résident à l’étranger. Pour doper la relance de son économie et restaurer son image, la Tunisie envisage, avec l’aide de ses partenaires, d’impliquer davantage sa diaspora pour contribuer à restaurer l’image du pays.
Notre ambition consiste enfin à sensibiliser les communautés tunisiennes à l’étranger afin qu’elles jouent leur rôle de faire connaitre « la Tunisianité » de la Tunisie et sa contribution substantielle à l’Histoire et la civilisation universelles, et diffuser sa culture et ses idéaux de paix, de dialogue et d’ouverture et de diversité.
Les défis régionaux représentent des défis de taille
En effet, les pays européens qui ont vécu leurs transitions démocratiques, vers le milieu des années 1980 et les années 1990, n’ont pas été confrontés, dans leurs processus transitionnels, aux problématiques que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. Ces transitions se sont passées dans un contexte géopolitique assez stable et ont été soutenues, d’une manière structurelle, par les institutions européennes, selon une démarche institutionnelle, progressive, visant à les intégrer dans l’espace communautaire.
Pour le cas de la Tunisie les défis régionaux représentent des défis de taille, car si nous n’arrivons pas à les résoudre, ensemble, c’est tout le processus démocratique tunisien qui se trouve menacé.
Et comme l’a si brillamment et si sciemment a souligné Monsieur le président de la République ce matin, dans son message à l’adresse du Sommet, ‘’la jeunesse, c’est l’avenir ‘’, vous êtes l’avenir ! Nous le construirons ensemble.
Sabri Bachtobj, Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères
Intervention présentée lors du Middle East Mediterranean Summer Summit Forum 2018
Lugano-Suisse, 25 août 2018