COLIBE : Circulez, y’a rien à voir ; un rapport pour des prunes
La Constitution est une protection, un bouclier contre l’arbitraire du pouvoir politique. Elle se situe au sommet de la hiérarchie des normes : tout autre acte juridique doit se conformer à ses prescriptions. Plus précisément, la Constitution tunisienne de 2014 spécifie que « les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs… sans discrimination. L’État garantit aux citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels et collectifs » (art 21). Par ailleurs, il « agit en vue d’assurer la justice sociale » (art. 12).
Au plan strictement institutionnel et surtout juridique, il eût donc fallu commencer, dès 2014, à s’adonner à la révision des textes de loi pour les adapter aux dispositions constitutionnelles, puis les soumettre à l’ARP. Les Ministres de la Justice successifs en auraient fait leur « tâche de fond », tout en menant leur travail de gestion et de rénovation de l’appareil judiciaire. Aujourd’hui, nous en serions au moins aux quatre cinquièmes du travail. Mais depuis quatre ans et demi, très peu de réalisations ont été faites en la matière; la société tunisienne continue à fonctionner majoritairement selon les prescriptions du texte de 1959.
Dans ce contexte, la demande faite à la COLIBE consistait à impulser les débats autour des questions sociétales, afin d’activer la rédaction ou l’adaptation des textes juridiques correspondants. Il convient de saluer au passage le travail de la COLIBE, bien qu’il appelle plusieurs réserves, telles que l’absence de priorisation des mesures, une certaine confusion dans les questions majeures qui intéressent le citoyen, la volonté de conquérir tous les acquis en un temps très court…, ce qui a conduit à un certain embrouillamini auprès des tunisiens, que les religieux ont vite fait d’exploiter pour torpiller le texte. Mais il faut reconnaitre que l’équipe a réalisé le travail et « répondu à la commande ».
On s’attendait alors à ce que le discours du Président de la République, en cette matinée du 13 août 2018, corrige le tir pour inciter les acteurs et surtout le législateur à inscrire les propositions les plus pertinentes et réalistes de la COLIBE dans le cadre de la Constitution de 2014. Mais son intervention a laissé pantois plus d’un acteur chevronné de la politique et du droit.
Après un incroyable syllogisme concernant son rôle et ses attributions en tant que Chef de l’Etat et justifiant son intervention, il délivre à ses compatriotes une nouveauté juridique vue nulle part ailleurs : le « droit optionnel ». La démonstration est en effet la suivante : « 1. L’état est civil (art.2); 2. Il garantit les libertés et l’égalité pour tous (art 21) ; 3. C’est pour cela que moi, Président, protecteur des libertés, garant de l’unité du pays et du respect de la Constitution (art.72), je propose une loi permettant de choisir soit selon la charia soit selon le séculier ».
Il nous dit tout simplement que le droit n’est pas indivisible, mais multiple ; il peut être appliqué au choix : ceux qui veulent appliquer la Chariaa adoptent les anciennes pratiques de partage (une part pour la femme, deux parts pour l’homme), ceux laïcs qui veulent appliquer la Constitution, peuvent adopter ses articles 2 et 21. Nous sommes en pleine contradiction : est-ce la Chariaa qui prime ou est-ce la Constitution? Ne sommes-nous pas dans une zone anticonstitutionnelle ?
Concernant cette question, la COLIBE recommande « L’égalité en héritage ou laisser le choix à l’héritière de renoncer au principe de l’égalité, tout en entourant cette deuxième possibilité de précautions juridiques afin de s’assurer de sa réelle volonté ».
Il eût été préférable de maintenir le principe d’égalité pour tous. Ensuite, à chacun(e) de faire ce qu’il (elle) veut de sa part d’héritage. Car il est juridiquement très difficile d’éviter les pressions et de s’assurer de la «réelle volonté de l’héritière» de vouloir se délester de son héritage. Et là, la constitution aurait été respectée !
En droit comme en toute chose, il est nécessaire d’être limpide et d’éviter les circonvolutions visant à contenter tout le monde et aboutissant à des demi-mesures qui n’apportent rien à l’unité nationale et au principe du vivre-ensemble.
Cela dit, on sait déjà qu’il existe des contradictions flagrantes entre divers articles de la constitution qui laissent la porte ouverte à toutes les interprétations, donc à toutes les controverses (ou à tous les marchandages, c’est selon). Cela constitue une première source de confusions. Lorsqu’on y ajoute des projets de réformes sociétales sans préparation, sans argumentaire et sans portage médiatique ciblé, cela confine au sublime, voire à la mystification.
Pour couronner le tout et ajoutant au désordre, le PR livre la patate anticonstitutionnelle toute chaude à une ARP de pacotille qui va l’avaliser, confirmant son statut de chambre d’enregistrement des volontés du Prince. A moins que prenant peur du ridicule, elle ne repousse complètement le projet. Et nous recommencerons le cycle vain et éreintant de Sisyphe…
Pour le reste des propositions de la COLIBE, il reste muet ; il prend en compte la question de l’égalité dans l’héritage et rejette tout le reste avec suffisance, sans même laisser entendre qu’un certain nombre de questions sera soumis à débat au niveau de certaines institutions… une façon peut-être courtoise, à défaut d’autre faux-semblant, de renvoyer tout cela aux calendes grecques,en plus de la décoration qu’il a bien voulu décerner aux membres de l’équipe COLIBE pour amortir l’affront…
N’allons pas jusqu’à dire que toute cette histoire « est une manœuvre pour dévier l’attention du peuple par rapport aux vrais problèmes », mais n’est-ce pas contrevenir à l’esprit et à la lettre de la Constitution que d’entraver de fait le travail d’élaboration des lois ?
Mais au delà de tout cela, c'est l'avenir de la Tunisie qui se joue en cette affaire. Il s'agit du choix d'un projet de société, et l’instant n'est plus aux demi-mesures. Il faut donc répondre clairement aux questions suivantes : quelle est la source du droit dans notre pays ? L’égalité et la liberté sont-elles uniques et indivisibles, ou sont-elles à géométrie variable ? Les libertés individuelles doivent-elles être distinguées des libertés collectives ou en sont-elles l’inséparable interface, comme les deux revers d’une médaille? La société tunisienne opte-t-elle ou non pour toutes les libertés, toutes les égalités, toutes les justices ?...
Après le rejet (volontaire ou contraint?) de 95% des propositions de la COLIBE et l’amputation de celle relative à l’égalité dans l’héritage, le pays passe à côté d’une avancée sociétale majeure. A défaut, contentons-nous de nous rappeler de la vision et du courage de Bourguiba.
Taïeb Houidi