Les Maghrébins de Montréal: L’analyse croisée de Bochra Manaï
C’est un ouvrage très instructif que vient de publier la Tunisienne Bochra Manaï sous le titre de Les Maghrébins de Montréal. Fille d’un illustre résistant à la dictature déchue, Ahmed Manai, originaire de Ouerdanine au cœur du Sahel, victime de violentes tortures et contraint à un long exil en France, elle fait de cette épreuve familiale un moteur d’excellence. Etablie au Québec, docteure en études urbaines de l’INRS-UCS. Ses recherches portent sur l’altérité et l’immigration en milieu urbain, la cohabitation interethnique et la présence maghrébine et musulmane au Québec. Rarement une étude sociologique, ethnologique et anthropologique d’une pareille profondeur et pertinence aura été consacrée à ce thème. Interview express et bonnes feuilles.
Quelles sont vos principales conclusions au sujet des Tunisiens à Montréal et l’avenir des nouvelles générations?
Les Tunisiens de Montréal sont moins nombreux que les Algériens et les Marocains, ce qui ne fait pas d’eux un groupe moins important. Dans les difficultés vécues par les familles, le chômage ou la reconversion professionnelle, les Tunisiens peuvent être confrontés à des problématiques liées à cette migration et à cette insertion sociale semée d’embûches. Il y a, cela dit, des réussites notables, des citoyens très engagés dans des enjeux tels que le féminisme ou la lutte contre le racisme. De nombreux universitaires sont originaires de Tunisie, mais également des artistes ou des entrepreneurs. Par exemple, Elkahna Talbi vient de publier un merveilleux ouvrage sur le vécu des migrants de Tunisie et d’ailleurs. Les réalités de la diaspora tunisienne gagnent à être connues chez nous !
Quels sont vos projets d’avenir?
J’écris le résultat de ma recherche post-doctorale sur la «radicalisation et l’islamophobie». J’espère continuer d’enseigner et de faire des recherches. J’aimerais faire une enquête en Tunisie sur les sujets qui me passionnent.
Bonnes feuilles
Des postures et des appartenances différentes
«Montréal, par son histoire – autochtone, française et anglaise – et sa dualité linguistique et culturelle, a toujours fait une place particulière aux vagues migratoires qu’elle a accueillies. On la voit et on la définit comme un modèle, une ville paradigmatique et un laboratoire du cosmopolitisme, dont il ne faudrait pas réduire la complexité. Cette métropole nord-américaine est marquée par des modèles d’insertion des migrants en constant changement. La place qu’on y fait à ces Autres et à ce qu’ils peuvent montrer de leur « ethnicité» est grande et est le signe d’une latitude politique importante, beaucoup plus qu’en France, par exemple.»
«Lorsque l’on travaille sur le Maghreb, c’est également à un imbroglio des identifications que l’on fait face. Même les termes pour décrire les Maghrébins sont multiples: immigrants maghrébins, immigrants provenant du Maghreb, NordAfricains, ou encore Arabes et Berbères. Une généalogie de ces termes révèle des attaches, des postures et des appartenances différentes. Plusieurs types d’identification existent. Ainsi, il peut y avoir une identification ethnique, religieuse, régionale, nationale ou linguistique. Ces identifications construisent des frontières internes, qui complexifient le regard sur les immigrants du Maghreb. Ce n’est pas tant le contenu de chacune de ces appartenances et identifications qui importe ici, mais bien les frontières qui s’établissent entre elles, à l’instar de la conception des frontières de Barth.»
Une double reconnaissance
«Les Maghrébins, qui sont des citoyens de plusieurs pays, deviennent donc porteurs de réalités multiples et d’appartenances identitaires diverses. Dans ce contexte, il est plus approprié de parler d’une double reconnaissance qui se met en place au fil du temps. Celle-ci dépend de la dynamique nationale, tunisienne, algérienne ou marocaine et de la reconnaissance de sa diaspora comme valeur. En attendant l’union du Maghreb, ce sont les citoyens maghrébins des diasporas qui participent à sa cohésion.»
Des étudiants d’abord, puis une massification
«Parmi les cohortes d’immigration d’origine maghrébine, les premiers étudiants sont plus spécifiquement issus des groupes marocains et tunisiens. Les cohortes d’étudiants ont bénéficié des accords que le Québec a établis avec les pays d’origine. La massification de l’immigration maghrébine est notable à partir des années 1990, et on note une évolution particulière pour chacun des groupes nationaux avec des vagues d’arrivée au Québec qui se font à des périodes différentes et pour des raisons différentes.
Tunisiens : augmentation de l’immigration qualifiée
«En ce qui concerne les Tunisiens, ils ne sont que quelques centaines avant 1976, ce qui représente presque 8% des effectifs totaux du groupe. Les Tunisiens arrivés entre 1976 et 1985 sont presque autant, soit un peu plus de 6%. Les pourcentages augmentent relativement entre les périodes de 1986 et 1990 et 1991 et 1995 avec respectivement 6,9 % et 9,7%. On compte ensuite 15% des Tunisiens du Québec qui arrivent entre 1996 et 2000. Enfin, la période d’arrivée la plus significative est bien celle entre 2001 et 2006, puisque c’est durant cette période que 55 % des Tunisiens s’installent au Québec. Les raisons qui mènent à la migration des Tunisiens sont liées à la situation politique et économique. De prime abord, ce sont des immigrants universitaires et une certaine élite bénéficiant de bourses de l’État tunisien qui ont pu migrer vers le Canada. Ensuite, c’est le régime dictatorial qui s’est installé en 1987 qui a poussé certains à trouver refuge au Canada et au Québec. Les vagues subséquentes s’inscrivent bien plus volontiers dans l’augmentation de l’immigration qualifiée. Comme l’indique Castel, l’immigration tunisienne semble issue de couches sociales aisées d’origine urbaine: «Bien que l’économie tunisienne soit plutôt bonne, des travailleurs viennent aussi pour profiter d’opportunités dans les domaines de pointe. Ce sont, pour la plupart, des professionnels ou des techniciens issus de la classe moyenne et des grandes villes».
La problématique de l’insertion économique
« Le chômage des Tunisiens, des Algériens et des Marocains en a fait un groupe vivant les mêmes problématiques. Les organisations se rassemblent autour de la question épineuse du chômage, plus qu’elles ne le feraient autour des identités nationales. Toute la problématique de l’insertion économique est intimement liée aux choix politiques provinciaux, qui s’attardent tantôt sur le «stock» d’immigrants déjà présent, tantôt sur le «flux» d’immigrants à recruter, et ce, parfois même de façon parallèle. Or il est urgent de s’attarder sur l’insertion économique autant que sur le recrutement d’individus dont les caractéristiques linguistiques correspondent aux besoins d’une société. La question du chômage est intimement liée à la place des immigrants comme acteurs économiques certes, mais également comme citoyens. Il semblerait que l’on passe du chômage d’un groupe d’immigrants à la construction d’un problème social, aux conséquences pouvant être désastreuses sur la cohésion sociale et sur l’appartenance à une société. L’alarmisme n’est pas de rigueur dans les recherches scientifiques, mais les contextes européens ont déjà montré leur avance sur le problème et l’immigration peut devenir le meilleur bouc émissaire en temps de crise économique.»
Polarisation entre laïcs et islamistes
«Le conflit et la différence sont un moteur pour l’organisation associative en contexte migratoire. Ainsi, la troisième caractéristique des organisations associatives maghrébines montre comment se reproduisent certaines des dissensions nationales, notamment sur le plan politique: «Avant, les Tunisiens du Québec, ils ne voulaient pas s’impliquer parce qu’ils disaient que les renseignements étaient actifs et avaient peur pour leurs familles». L’immigration maghrébine, comme la plupart des groupes de migrants, emporte dans son organisation diasporique les fractures sociales et politiques. Celles-ci ne manquent pas de se faire sentir dans l’organisation locale et dans les affinités entre les acteurs qui s’engagent. On a vu ainsi des fractures apparaître chez les Algériens du Québec selon les positions politiques face à la situation de violence qu’a connue l’Algérie dans les années 1990, notamment en ce qui a trait à l’arrivée du Front islamique du salut et à l’annulation des élections survenue en 1991. Par ailleurs, la révolution tunisienne, qui s’est illustrée pendant le Printemps arabe, a eu un effet sur la réorganisation des Tunisiens de Montréal, notamment autour de la polarisation entre laïcs et islamistes, même si on peut la considérer comme simpliste, fantasmée ou loin de la réalité sociale.»
Les Maghrébins de Montréal
Bochra Manaï
Les Presses de l’Université de Montréal
24,95 $ • 22 ¤ - www.pum.umontreal.ca
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