Tunisie: Une seule et unique journée pour la science et le savoir?
« N’ayant pas la force d’agir, ils dissertent. » (jean jaurès)
Mardi 24 juillet 2018 a été célébrée, sous les lambris de la République, à Carthage, la Journée du Savoir (ou de la Science).
Une fois de plus, on a eu droit à des discours convenus. Comme à l’accoutumée. En ignorant superbement les problèmes qui fâchent, les problèmes majeurs de notre école et de notre Université.
Le président Caïd Essebsi a axé son propos sur l’importance de la Science, de l’innovation et de la découverte, soulignant la nécessité de prendre part à la « révolution scientifique en cours. »
Tout cela est bel et bon. Mais le nœud gordien de la recherche et de l’innovation n’est-il pas le nerf de la guerre ? Tant que notre budget de la recherche restera aussi famélique, aussi anémié - sans faire injure à quiconque - ce discours demeurera… « paroles verbales » comme disent les humoristes.
Rappelons que la moyenne mondiale du budget de la recherche et de l’innovation est de 1, 78% du PIB et, pour les pays de l’OCDE, il est supérieur à 2% du PIB.
Qu’est-ce qui fait défaut ? Probablement la volonté politique et la confiance en soi.
Alors que se déroulait à Carthage la cérémonie, on a appris que notre pays allait profiter, grâce aux Coréens, de l’utilisation des drones dans l’agriculture, et, pour commencer, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid.
La Corée du Sud a connu, comme notre pays, l’occupation coloniale (du Japon) en 1910 puis la dictature et la répression. La démocratie ne s’installa qu’en 1980. En 1960, le PIB de ce pays était celui d’un Etat sous-développé. En 2008, la Corée du Sud est devenue la 13ème puissance économique mondiale. Ce miracle, elle le doit, en grande partie, à un système éducatif performant et à une alphabétisation proche de 97% pour les deux sexes. Il est vrai aussi que la semaine de travail a atteint dans ce pays des horaires inhumains. Sans copier les Coréens sur ce point, nos problèmes viennent aussi de notre relation au travail. La Corée est, aujourd’hui, non seulement capable de battre les Allemands au football mais elle produit aussi Samsung, Kia et autre Hyundai. Ces voitures, ces smart téléphones, cet électroménager ne sont pas sortis du chapeau d’un prestidigitateur. Outre les investissements, il a fallu beaucoup de mathématiques, de physique, de chimie, d’informatique, de robotique… fournis par l’école et l’Université pour former les ingénieurs. Et une grosse dose de travail jointe à l’amour de son pays.
Quant au ministre de l’Education, Hatem Ben Salem, sûr de lui, il a encore montré qu’il n’avait pas peur des mots puisque, à en croire son Excellence, « la décision d’accorder un statut juridique aux établissements primaire est historique. » Rien de moins.
S’il a signalé le manque de 10 000 instituteurs, à Carthage, le ministre a tu les 13 000 zéros en calcul de l’entrée en Sixième. Ce qui est très préoccupant car « le premier des principes fondamentaux des mathématiques est le scepticisme : on ne doit croire que si l’on a été convaincu par un argument », plus le fait qu’en mathématique, « nul ne détient une parole plus forte que les autres.** » A l’heure où certains veulent ramener les jeunes des siècles en arrière et les priver de leur libre arbitre, les mathématiques - et les sciences en général - sont une excellente défense contre le fanatisme, les idées rétrogrades et la régression vers la barbarie. Elles encouragent la pensée critique et le libre débat.
Le ministre de l’Education a omis de parler des zéros en français et en anglais au baccalauréat. Ben Salem a aussi gardé pour lui le nombre d’écoles sans eau et oublié d’honorer la mémoire de Rahma et de Sourour brûlées vives, le 6 février 2018, dans l’incendie de l’internat du « 25 juillet » de Thala, et des mesures prises pour punir les responsables du drame et pour éviter la répétition de tels tragédies dans nos institutions éducatives. Apparemment, son Excellence est satisfaite de voir que presque deux élèves sur trois sont recalés puisque le taux de réussite au baccalauréat est de 36,34%. En France, il frôle des sommets : 88,3%. Son Excellence ne donne pas la moindre piste pour pallier aux taux de réussite catastrophiques au bac relevés à Jendouba, à Tataouine, à Kasserine…. Ni pour mettre fin aux milliers d’abandons qu’enregistrent nos écoles.
Quant au ministre de l’Enseignement Supérieur, comme à l’accoutumée, il nous a abreuvé de « nouvelle dynamique », de « valorisation de la recherche » et de « la réforme de l’enseignement privé ». Etonnamment, le ministre, oublieux du Maghreb et du monde arabe, considère l’Union Européenne comme notre « partenaire classique » !! Il devrait regarder de près ce que consent cette UE à Israël en termes de recherche et de coopération scientifique comparé à ce qu’elle nous cède comme miettes ! Pourtant, à l’heure où M. Khalboussi parlait à Carthage, les BRICS (Brésil, Chine, Inde, Russie et Afrique du Sud) étaient réunis à Johannesburg. Ce sont ces pays qui devraient être nos inspirateurs et nos alliés naturels côté coopération scientifique et recherche. Quiconque regarde, même superficiellement, la production scientifique et technologique des BRICS, ne peut qu’être impressionné par la vitalité de leurs équipes et la richesse des thèmes abordés comme le prouvent les brevets déposés et les travaux publiés dans les meilleures revues.
Notre ministre nous a encore seriné le thème de « la formation qui répond aux besoins de l’économie ». Or, chacun sait que les besoins économiques des entreprises évoluent et changent... mettant alors au chômage ceux dont la formation a été par trop étroite. L’Université a vocation à former les esprits et à leur fournir les outils conceptuels qui permettent l’innovation, la découverte et l’adaptation à de nouveaux postes de responsabilité.
Son Excellence, pour ne pas gâcher la fête probablement, n’a guère évoqué les longues grèves qu’a vécues l’Université cette année ni certaines « thèses » de doctorat qui sentent le roussi et le plagiat. Il n’a fourni aucune clé pour arrêter la dramatique fuite des cerveaux que vit l’enseignement supérieur.
Une seule et unique journée orpheline pour la Science en Tunisie?
Oui, c’est ce qui se passe, hélas, chez nous.
Il suffit de parcourir le désert scientifique qui caractérise nos journaux, nos radios et nos télévisions. Une émission médicale par-ci par-là ne suffit pas à remplir ce Sahara où la Science est pratiquement absente. Il faut que l’on donne la parole à notre académie, à nos diverses associations scientifiques , à nos ingénieurs, à notre personnel de santé…
Espérons que l’alignement ce soir du soleil, de la lune et de Mars aura la couverture scientifique qu’il mérite dans nos médias car ce ne sont pas ces images rituelles puériles d’observation du croissant de lune sur la colline de Jebel Jelloud qui risquent de donner vie au désert scientifique… puisque les almanachs astronomiques donnent la nouvelle lune pour les cent prochaines années.
Mohamed Larbi Bouguerra
** Lire Cédric Villani « Les mathématiques sont la poésie des sciences », Flammarion, Paris, 2018