La Tunisie est-elle encore gouvernable ?
Peu ou prou, une large majorité des citoyens se sent pris en otage dans ce jeu à deux acteurs dominants qui alternent accords et désaccords, au point d’arriver à se neutraliser l’un l’autre. Depuis 2014 et sous des formes variées et changeantes, les affrontements à fleuret moucheté (c.a.d sans causer de blessures graves) de ce que l’on pourrait appeler « les frères ennemis », n’ont à aucun moment cessé. Les conséquences et les implications de ce bras de fer quasi permanent sont visibles à plus d’un égard. Les gouvernements qui se sont succédé n’ont jamais trouvé le soutien qu’ils pouvaient attendre de cette « coalition instable d’intérêts changeants ». Il en va de même du travail parlementaire(reflet direct de cette coalition) qui s’en est trouvé affecté, victime de cette neutralisation paralysante. D’où une activité législative qui a tourné au ralenti, pointilleuse et versatile, débouchant sur des formes de compromis provisoires et réversibles, d’attentisme ou d’échappatoires procéduriers quand ce n’est pas, purement et simplement, un absentéisme massif.
Tout cela a conduit à décrédibiliser « les politiques et la chose politique » de manière si forte et si largement partagée que se présenter comme « un indépendant » ou comme « une force civile » apparait aux yeux de beaucoup comme une vertu en soi. Preuve s’il en est : la première place acquise aux élections municipales par listes dites « indépendantes ».
Le discrédit des frères ennemis est net et sans appel !! Encore faudrait-il en tirer les enseignements !
« Frères ennemis », est de fait, un oxymore (contradiction dans les termes), qui reflète bien la relation ambiguë et antagonique entre ces deux forces majeures et qui nous semble être toujours d’actualité. Précisons : Frères en quoi ? Ennemis en quoi ? Sans pouvoir ici développer longuement, esquissons les contours d’une réponse. Tous deux sont favorables au statu-quo du système économique« Etat-Clientèle », et de l’ordre social qui en découle. Pour preuve, leurs programmes économiques comme leur gestion des affaires du pays sont marqués du même sceau du libéralisme. Ils ne différent seulement que par le fait que le premier cherche désespérément à conserver la haute main sur les mécanismes qui permettent d’accéder aux sources de revenus et d’enrichissement, quand le second tente lui aussi et avec la même pugnacité à se les accaparer ! Le premier a une petite longueur d’avance, car il est dans la place, mais le second s’emploie à débaucher ces mêmes bénéficiaires ou à faire entrer de nouveaux venus dans le système. On comprend mieux la stratégie duale du mouvement islamiste : un pied dedans (entrisme dans les rouages des processus de dispensation des rentes) et un pied dehors (moralisme destinée à sa base). Du coup et en réaction, Nida retrouve son hostilité à l’égard de son allié qui tend à lui faire de plus en plus d’ombre. Ils diffèrent également sur des questions sociétales mais le plus souvent du bout des lèvres et en paroles. En témoigne la timidité du soutien de Nida au rapport du COLIBE quand en face les islamistes se déchainent et sont vent debout. Un enterrement avant l’heure de la question de l’égalité dans l’héritage! A n’en pas douter…
Pour résumer donc deux conservatismes qui ne se différentient pas,-loin s’en faut-, par les adjectifs qui leur sont souvent accolés, l’un serait « moderniste et civil », l’autre « rétrograde et théocratique » ; de vraies fausses différences, mais certes bien utiles pour abuser des opinions.
Des opinions, qui pour les unes, sont obsédées par la possible dérive autocratique à la Erdogan ou pire encore, et qui pour les autres sont obnubilées par la dissolution des mœurs, l’immoralisme, et la laïcité de la vie sociale et politique, avec bien entendu, des deux côtés, toutes les nuances possibles de couleur (modérés, intransigeants….).
Si donc ces deux forces ont perdu de leur superbe, elles n’en sont pas moins actives pour maintenir leur domination sur la vie politique et pour tenter d’asseoir leur hégémonie de manière plus prégnante.
Les citoyens, mais chacun à sa manière, se sentent en quelque sorte piégés et obligés de choisir entre un bonnet blanc et un blanc bonnet. N’y a-t-il donc aucune autre solution que celle dite du moindre mal ? Le peuple n’est-il pas assez conscient et mature pour formuler une autre voie ?
L’émergence d’un « parti tiers » existe mais seulement à l’état de possibilité. Les déçus de la transition sont légion. 50% d’absentéistes, 20 à 30% fervents adeptes du Ni – Ni, peuvent-ilstrouver une formule qui au-delà de leur différences (opposées mais non antagoniques) leur permettrait à minima de s’opposer à des choix contraires à leur dénominateur commun, voire même accéder au pouvoir sous la forme d’un front de salut, lui-même fondé sur une plateforme collectivement élaborée et ayant l’assentiment du plus grand nombre de citoyens (y compris les exclus et laisser pour compte).
Comment cela peut-il se faire ? N’est-ce pas trop tard ? Où faire porter l’effort sachant qu’il est difficile de courir deux lièvres à la fois ? Une démarche constructive en 3 temps mais qui serait conduite en respectant 2 règles : une égalité parfaite (une entité = un représentant) et une parité effective et non formelle (un homme une femmeà tous les niveaux du processus) réunissant partis politiques, associations engagées, groupes de citoyens.
Dans un premier temps donc, il conviendrait dedéfinir les contours de cette plateforme sous la forme de 10 points consensuels tels la lutte contre la corruption, la sauvegarde et la modernisation des services publics et quelques autres qu’il ne nous appartient pas de définir. Rien à voir bien sûr avec la démarche de Carthage purement formelle de « haut en bas » sur des objectifs bien trop nombreux et disparates.Il s’agirait ici de mettre en avant des objectifs qualifiables à défaut d’être quantifiables mais mesurables sur le temps de la législature ou à d’autres moments de redevabilité !
Dans un deuxième temps, organiser un processus en escalier, du « bas vers le haut », de conférences citoyennes : locales puis régionales puis nationales. Des conférences articulées autourdu vote citoyen, qui feraient émerger des candidatures à la députation sur la base de leur adhésion solennelle et publique à la plateforme.
Puis enfin, dans un troisième temps, une conférence nationale qui réunirait l’ensemble des représentants,-issus des régions à égalité de représentation et de parité-, et qui aurait pour tâche de faireélireune coordination nationalechargée d’organiser la campagne (par mutualisation des moyens) puis de structurer ce front de salut en groupe parlementaire
Car à n’en pas douter, l’objectif stratégique n’est pas tant de conquérir la Présidence aux prérogatives réduites, mais de construire puis réunir un groupe cohérent suffisamment puissant à l’assemblée nationale. Un groupe qui pourra peser sur les choix…
Cette démarche aurait de surcroît, l’avantage de réduire les égos surdimensionnés des dirigeants des formations actuelles à peu de chose ! Ils n’auraient rien à gagner pour eux-mêmes, si ce n’est promouvoir les personnes les plus actives et les plus proches de leur sensibilité.
Quelle chance a donc ce scénario de se produire ? Quasi nulle, mais il a au moins le mérite d’exister !
Mais qui ne tente rien n’a rien, dit aussi le proverbe, alors qui va dire oui à « la patrie avant le parti » ?
Hadi Sraieb
Hella Ben Youssef Ouardani