La crise politique en Tunisie et l’effet Dunning-Kruger
Notre pays traverse une crise politique sans précédent depuis plusieurs mois. Les institutions de l’Etat sont fragmentées, la confiance entre les deux têtes de l’exécutif est rompue et les partis politiques de la majorité essayent de tirer avantage de cette situation pour se renforcer au dépend de l’Etat en vue des prochaines échéances électorales.
Il est essentiel ici d’essayer d’expliquer les raisons de cette crise politique qui sont, au demeurant, des raisons structurelles et conjoncturelles.
Un code électoral qui rend le pays ingouvernable
Plusieurs observateurs nationaux et internationaux estiment que depuis la révolution de 2011, la Tunisie est devenue ingouvernable. Il est important de souligner qu’hormis l’instabilité politique et sociale qui a duré pendant les quelques mois qui ont suivi le renversement du régime de Ben Ali, l’une des principales raisons qui rendent la Tunisie ingouvernable est le mode de scrutin choisi pour élire les représentants du peuple (ANC et ARP).
Pour ne pas émettre de jugement biaisé sur le mode scrutin choisi par les tunisiens en 2011, il faut se remémorer le contexte politique et social dans lequel il est n2. La Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution a été l’une des premières émanations de ce l’on appellera plus tard «l’exception tunisienne» ou la philosophie du dialogue. Cette instance est arrivée après une division profonde de la scène politique tunisienne due au sit-in de la kasbah (II) et après la dissolution de l’ancien parti au pouvoir. Les membres de cette instance ont donc préféré se diriger vers un mode de scrutin qui évite l’installation d’une hégémonie partisane pour les premières élections libres et transparentes de l’Histoire de la Tunisie, c’est donc le mode de scrutin proportionnel plurinominalaux plus forts restes qui a été choisi.
Bien qu’il assure la plus grande représentativité des forces politiques au sein des assemblées, ce mode de scrutin encourage la multiplicité des partis politiques (et donc un émiettement de l’offre politique) et ne permet pas de dégager facilement une majorité stable et pérenne. Ces faiblesses ont directement impactées l’appareil exécutif de l’Etat si bien que la durée moyenne d’un gouvernement en Tunisie est de 12.7 mois, cette moyenne est 3 à 4 fois plus importante en Europe.
La Tunisie n’est pas la seule démocratie au monde qui a adopté ce mode de scrutin; Allemands et Italiens utilisent un mode scrutin proportionnel plurinominal pour attribuer la majorité des sièges de leurs assemblées respectives, ils ne connaissent pas pour autant notre instabilité gouvernementale, parce qu’au-delà des raisons législatives, résident des raisons purement politiques de l’échec de notre modèle de gouvernance.
Des coalitions de compromissions politiques
Comme évoqué plus haut, nous ne sommes pas la seule démocratie dépourvue de majorité absolue pour un seul parti, mais rares sont les démocraties qui connaissent pareille instabilité politique et pour cause, nous n’avons jamais connu de coalition constructive et porteuse d’une vision commune pour l’avenir des tunisiens.
Les deux élections nationales de notre histoire ont fait émerger deux coalitions politiques: La Troïka et La coalition «NiNa». Au premier abord rien ne rassemble les principales composantes de ces deux coalitions; appartenant à des familles politiques opposées et s’étant livré des campagnes orientés sur un clivage politique identitaire, on s’imagine à peine ces forces cohabiter. Et pourtant, nous avons vu ces coalitions de circonstances dépasser ces divergences politiques. Rien d’étonnant, elles partagent exactement la même approche de la chose publique, à savoir, se partager le pouvoir et se servir de l’appareil de l’Etat.
Dans un pareil environnement, il ne peut y avoir de stabilité gouvernementale car justement cette dernière se retrouve otage de ces alliances de circonstance. Les partis se positionnent au sein de l’exécutif en fonction de leur force ou de leur faiblesse et les syndicats se retrouvent arbitres tantôt partiaux tantôt impartiaux de ces tiraillements. Tout ceci fait naître des tensions politiques quasi continues qui nous coûtent très cher tant sur les plans économiques que sociaux et politiques. En effet, mis à part la crise économique que nous traversons due à l’absence tragique de vision des gouvernants, mis à part le désarroi social des tunisiens et surtout des jeunes qui se tournent vers l’exil, ces tensions politiques continues anéantissent la confiance des électeurs dans les partis politiques.
Si l’on se tourne vers les exemples européens, les cas allemands et italiens notamment, les coalitions politiques sont bâties sur des accords. Cette approche permet d’évacuer les sujets de discorde et de permettre l’émanationd’une ambition commune baséesur un programme clair. L’équipe gouvernementale tire alors sa force de ces engagements et est tenue responsable sur ses réalisations.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Alors que la crise qui nous touche est censée réunir les alliés au pouvoir et renforcer leur entente, ces derniers noient l’opinion publique dans des tiraillements abjects à travers des guerres médiatiques indignes malmenant par la même occasion la liberté de la presse. Ce qui est le plus regrettable dans tout cela, c’est que ces divisions n’ont pas pour objet la manière dont nous allons sortir du gouffre économique dans lequel nous sommes empêtrés ou la meilleure manière de préparer la prochaine étape, nous en sommes bien loin. Cesont uniquement des divisions de positionnement politique. Renforcer sa position dans l’appareil de l’état, immuniser ses proches ou bien s’emparer du pouvoir en misant sur les miettes d’une machine politique éclatée sont les principales sources de discorde entre les premiers responsables de l’Etat.
L’effet Dunning-Kruger
La Tunisie est sévèrement touchée par ce l’on appelle «l’effet Dunning-Kruger». C’est un mécanisme de pensée qui pousse les personnes les plus incompétentes dans un domaine à croire qu’elles sont les plus compétentes. Ce biais cognitif empêche les personnes non-qualifiées d'accomplir une tâche donnée, de voir et de reconnaitre les limites de leurs compétences. L’actuel gouvernement en est le meilleur exemple. L’investissement est immobilisé par un manque de réforme, les services publics sont sinistrés par un manque de vision et la monnaie nationale s’effondre par un manque d’audace, et pendant ce temps, le gouvernement s’auto-congratule de ses grandes réalisations.
Tout est ici une question de prise de conscience de la difficulté de la tâche. Les personnes les plus incompétentes ou les moins qualifiés n’arrivent pas à juger la difficulté de la tâche et pensent donc que la réalisation est facile et à leur portée tandis que les personnes les plus compétentes, qui jugent à sa juste valeur la difficulté de ce qui leur est demandé, ont tendance à croire que la tâche est trop difficile et qu’elles n’ont pas les moyens de l’accomplir.L’effet Dunning-Kruger amène donc les personnes les plus compétentes à sous-estimer leurs réelles capacités. La nouvelle génération de tunisiennes et de tunisiens connaît un succès comme jamais auparavant et ce, dans des domaines variés. Nous voyons ces réussites au quotidien, dans les domaines de l’art, des sciences, de l’ingénierie, de la finance, du sport ou de la gastronomie. Cette jeune génération est porteuse de talents mais elle se sous-estime. Pensant que la tâche demande des qualités qu’elle n’a pas, elle abandonne la scène publique et se contraint à essayer de fuir un pays trop étroit et trop immobile pour ses aspirations, oubliant qu’il ne pourra jamais y avoir de révolution dans ce pays tant que ceux qui l’ont porté ne sont pas arrivés aux commandes.
Louai Chabbi
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