Mohamed Larbi Bouguerra: Allons-nous laisser les pesticides détruire notre santé et notre environnement ?
Parler de l’environnement en Tunisie actuellement peut paraître assez incongru… les préoccupations de nos dirigeants étant souvent à mille lieues de cette problématique ! Ajoutez à cela la crise gouvernementale, les vacances, la vague de chaleur, la démission de M. Ben Gharbia, le Mondial, le départ de M. Maaloul à Qatar….
Mais comment ne pas réagir quand on voit des photos de Mme Souad Abderrahim, en tenue de ville, maniant une lance à eau ou peignant un banc public avec à la main une minuscule boîte de peinture ?
L’environnement pour la com’ uniquement ? C’est se moquer des Tunisois, Madame, et c’est bien mal démarrer votre mandat à la tête de la capitale**.
Comment ne pas réagir quand, il y a quelques semaines, traitant de la prolifération des moustiques, le ministre de l’Environnement préconisait l’épandage des pesticides toxiques par avion ?
Son Excellence ignore-t-elle que l’épandage aérien est interdit dans bien des pays avancés et notamment en France ? Ignore-t-elle qu’un chétif 25% seulement du produit atterrit sur la cible ? M. Le Ministre devrait savoir que ce type d’épandage affecte négativement les pollinisateurs et notamment les abeilles. En fait, les seuls bénéficiaires de l’épandage aérien sont le propriétaire de l’aéroplane et le fabricant du produit. Ce qui donne du poids à cette sentence de Karl Marx qui écrivait, dans la conclusion du 3ème volume du Capital : « Le capitalisme, par sa dynamique propre, dévaste l’environnement et la nature du fait de sa logique du profit le plus rapide. » (D’après Maurice Godelier, anthropologue français)
Effet cocktail des pesticides : diabète et obésité
Il faut espérer que nos responsables à l’Agriculture, à l’Environnement et à la Santé sont au courant de l’étude NutriNet en France dont les résultats « permettent de renforcer la présomption d’un lien de causalité entre l’exposition de la population à des pesticides et le risque de troubles métaboliques. » (Stéphane Foucart, Le Monde, 1er juillet 2018) La consommation de produits alimentaires contenant des résidus de pesticides courants conduit à l’obésité et au diabète chez l’animal de laboratoire, à des doses considérées comme sans effet (DJA). On a de plus en plus de preuves que les pesticides les plus employés (ziram, chlorpyrifos, captan….) en agriculture, dans les ménages et les jardins ont des effets sur les humains via les aliments ingérés. Les chercheurs de l’Université de Toulouse relèvent « le caractère imprévisible de l’effet cocktail » des mélanges de pesticides sur les organismes vivants.
L’étude NutriNet a suivi les habitudes alimentaires de plus de 50 000 personnes en 2013 et en 2017. Elle montre que les plus gros consommateurs d’aliments bio (produits sans pesticides de synthèse) ont un moindre risque de développer un diabète de type 2, de l’obésité et du surpoids par rapport aux consommateurs peu portés sur les produits bio.
« Le diabète est en augmentation très rapide dans tous les pays » écrit Foucart. En 2017, un adulte sur onze en était atteint. Notre pays ne fait pas exception, malheureusement. Cette maladie est provoquée par la sédentarité, une alimentation trop riche et par certaines pollutions diffuses comme les résidus de pesticides dans les aliments et dans l’environnement.
Quand donc se décidera-t-on en Tunisie à se pencher sur notre usage des pesticides en agriculture et dans les ménages ?
On peut réduire fortement l’usage de ces produits dans l’agriculture. L’Allemagne, les pays nordiques et l’Italie voisine y sont arrivés. L’Italie a récemment montré qu’il existe des alternatives à l’épandage à tout-va (le monde.fr, 18 novembre 2018).
En Tunisie, il faut oser séparer les activités de conseil technique et de vente des pesticides aux agriculteurs. Le département de l’Agriculture devrait appuyer cette orientation pour libérer le fellah de conseils intéressés et le sevrer des épandages d’assurance.
L’UTAP appuiera-t-elle cette séparation? Emmanuel Macron avait inscrit cette séparation dans son programme pour l’agriculture.
Pourquoi ce point aveugle?
Alors que nos compatriotes sont souvent parfaitement au courant de ce qui se passe en France et des questions dont on y débat, il est étonnant de relever que la réforme constitutionnelle visant à inscrire l’environnement dans l’article premier de la Loi Fondamentale française a eu peu d’échos sous nos cieux, tout comme la décision de la France de se passer du désherbant Roundup (Glyphosate) de Monsanto - l’un des herbicides les plus utilisés au monde - dans trois ans. Pour ne rien dire du gigantesque maelström que ce désherbant a provoqué dans les instances de l’Union Européenne. Cette dernière, pour évaluer cet herbicide, a repris en effet à son compte les données que la multinationale Monsanto a fournies. Enorme scandale qui soulève de nombreuses interrogations sur les expertises des agences - comme l’Autorité Sanitaire Européenne (EFSA) - et le rôle des lobbys dans les parlements alors que de nombreux scientifiques contestent les tests de sécurité exigés avant la mise sur le marché des pesticides. Pourtant, le Centre International de recherche sur le cancer (CIRC) de Lyon, dépendant de l’OMS, classe le Roundup comme « cancérigène probable ».
Dans notre pays, une véritable révision de notre politique des pesticides s’imposait depuis longtemps d’autant que, sous le régime précédent, on a tout permis dans ce domaine. Or, les retombées de ces toxiques sont redoutables sur la santé des utilisateurs (en agriculture et dans les emplois ménagers), la population générale, les générations futures, l’environnement, les nappes phréatiques, la biodiversité…. Il est malheureux que la Révolution n’ait pas abordé cette problématique aussi importante, à notre humble avis, que la corruption ou l’évasion fiscale.
Cette problématique exige des assises et des débats au niveau national. Il s’agit de la santé des Tunisiens et de la préservation de leur environnement. Il s’agit de l’avenir de notre agriculture et de sa filière bio.
L’immense majorité des pesticides (insecticides, fongicides, désherbants, raticides…) sont importés et nécessitent un examen sérieux et approfondi de la part des agronomes, des médecins, des chimistes, des toxicologues… avant d’être autorisés à l’emploi dans notre pays. On ne peut se satisfaire des données fournies par le fabricant. Certains de ces pesticides synthétisés par les multinationales de la chimie sont interdits dans le pays de fabrication mais autorisés à l’exportation comme si un produit cancérigène en Suisse ou aux Etats Unis devenait miraculeusement inoffensif pour le Malien ou le Soudanais. En dépit de nombreux traités internationaux.
En 2006, le vice-président d’un organisme financier international, l’économiste américain Lawrence Summers, n’avait aucun scrupule à expédier dans le Tiers Monde des pesticides cancérigènes et des déchets dangereux car « Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico […] Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays les moins avancés […] et se préoccuper davantage d’un facteur aggravant les risques d’un cancer de la prostate dans un pays où les gens vivent assez vieux pour avoir cette maladie, que dans un autre pays où deux cents enfants sur mille meurent avant d’avoir l’âge de cinq ans. […] Le calcul du coût d’une pollution dangereuse pour la santé dépend des profits absorbés par l’accroissement de la morbidité et de la mortalité. De ce point de vue, une certaine dose de pollution devrait exister dans les pays où ce coût est le plus faible, autrement dit où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable ».(Les Echos, 28 novembre 2008)
Aujourd’hui, cette mentalité nauséabonde n’a pas disparu. Le Monde du 13 juillet 2018 (p. 6 et éditorial p. 23) a ainsi expliqué comment des carburants toxiques (dirty diesel), riches en soufre et en manganèse, sont écoulés en Afrique.
Qui nous prouve que ces carburants toxiques, archi-polluants n’entrent pas dans notre pays via ces vendeurs qui jalonnent la route de Gabès à Ras Jedir et ailleurs? Gagner quelques dinars pour attraper un cancer, pour polluer l’air que l’on respire avec des composés soufrés agressifs et des particules de manganèse, est-ce intelligent ?
Un procés emblématique
Le premier procès portant sur les possibles effets cancérigènes du Roundup du mastodonte de la chimie s’est ouvert à San Francisco mardi 10 juillet 2018. Il y a nombreuses plaintes contre Monsanto, les procès sont à des degrés divers d’avancement mais cette fois, il s’agit du fleuron de Monsanto, cet herbicide si utilisé, soupçonné d’effets cancérigènes. Procès hautement symbolique contre un mastodonte de la chimie qui vend dans 160 pays un produit « probablement cancérigène ».
M. Dewayne Johnson, un Américain de 46 ans, attribue son cancer en phase terminale à l’emploi de ce désherbant et il reproche à Monsanto de dissimuler ses propriétés cancérigènes. De 2012 à 2014, en sa qualité de jardinier de la ville de Benicia en Californie, il a utilisé le Roundup. En 2016, on lui a diagnostiqué un lymphome non-hodgkinien (cancer du système lymphatique) incurable.
Pour la justice, la question est de savoir si le Roundup est cancérigène et si Monsanto - récemment racheté par l’allemand Bayer - a sciemment caché aux utilisateurs la dangerosité de son herbicide.
La multinationale, par le truchement de ses avocats, nie tout lien entre maladie et glyphosate, substance très controversée. Elle remet en cause le classement de son produit comme « cancérigène probable » par l’OMS. Le procès doit durer trois semaines en Californie, cet Etat américain qui a classé le Roundup comme cancérigène.
On estime entre 3000 et 5000 le nombre de personnes, notamment des agriculteurs, qui poursuivent devant la justice Monsanto et son Roundup. Le cas de M. Dewayne Johnson a été dissocié car les médecins ne lui donnent plus que quelques mois à vivre et le tribunal présidé par le juge Vince Chhabria a accepté une procédure accélérée.
En attendant que la justice se prononce et dise si le Roundup peut provoquer des cancers et si Monsanto aurait dû informer les utilisateurs, il n’est que temps pour la Tunisie de revoir sa politique vis-à-vis des pesticides. Des Assises Nationales devraient être convoquées à cet effet.
Souvent appelés « dawa » chez nous, les pesticides sont en réalité des « soumoum » ! Poisons pour les Tunisiens et pour leur environnement ! Souvenons-nous : « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde » disait Albert Camus.
Ayons le courage d’appeler les choses par leur nom !
Mohamed Larbi Bouguerra
**Face à la vague de chaleur que traverse le pays, il faut espérer qu’Ennahda et ses élus rejoignent l’appel du pape François qui encourage une « pression citoyenne » en vue du Sommet mondial sur l’action climatique qui se tiendra à San Francisco en septembre prochain.