Le sens du patriotisme: Le docteur Abderrahmane Mami est mort en martyr par dévouement envers son pays
Le 15 juillet 1954, une foule immense de quelque 10.000 à 15.000 personnes dont inhabituellement de très nombreuses femmes voilées, profondément émue, envahit la charmante station balnéaire des beys régnants, La Marsa, dans la banlieue nord de Tunis. Elle venait rendre un dernier hommage au docteur Abderrahmane Mami et accompagner dans l'après-midi, après la prière du âsr, sa dépouille du 23 boulevard de la résidence son domicile, à la place actuelle Moncef Bey de La Marsa-ville, non loin du café dit de "l'Avenir" et de l'ancienne poste, à sa dernière demeure ; le cimetière communal Sidi Abdelaziz en direction de Gammart.
La présence de tout ce monde, gens du peuple, bourgeois et aristocrates, constituait la meilleure démonstration de l'importance du personnage et révélait l'intensité et la sincérité de l'émotion provoquée par sa violente et cruelle disparition.
Pierre Voizard, résident général de France en Tunisie depuis le 2 septembre 1953, alla en personne au domicile mortuaire présenter les condoléances du gouvernement français à la famille du défunt, cependant après avoir été à la résidence beylicale de Carthage les exprimer au souverain dont feu le docteur Mami était officiellement " le premier médecin", "le médecin particulier", et en privé, le conseiller écouté et l'ami intime... au grand dam d'ailleurs des autorités protectorales .
De nombreuses personnes manifestèrent leur sympathie par un courrier particulier tels le leader Habib Bourguiba écrivant à la famille du défunt le 16 juillet 1954 dans un style militariste :« Abderrahmane Mami est mort au service de la Tunisie ; ce qui nous donne le courage et la force spirituelle pour (la poursuite de la lutte », et Sassi Lassoued affirmant que ‘’ l'assassinat du martyr Mami leur a procuré la force de combattre et qu'ils ont tiré vengeance (de ce forfait) par le meurtre, entre autres, d'un médecin français , et surtout du lieutenant-colonel de la Paillonne ‘’.
Les deux y dénoncèrent implicitement l'organisation terroriste, "la main rouge", couleur de sang, des Raymond Pons, ancien chef de cabinet du résident général Mast , secrétaire général du gouvernement tunisien , Antoine Colonna, fondateur du rassemblement français de Tunisie et Jules Peignon, un agriculteur, représentant la région nord à la section française du grand conseil, appelés « les trois donneurs d'ordre. »
La main rouge employait donc et faisait régner la terreur dans la population tunisienne principalement nationaliste qu'elle entendait ainsi neutraliser. Elle appliquait aussi la loi du talion. Elle assassina Farhat Hached le 5 décembre 1952 ; Hédi Chakèr le 13 septembre 1953 ; les frères Haffouz, Tahar et Ali, le 24 mai 1954, et commit, à la date du 10 mars 1953, 78 attentats recensés.
Elle était l'auteure de l'inexpiable forfait qui emporta Abderrahmane et Tahar Mami.
Créée en 1952 en pleine crise des rapports du palais beylical et de la résidence générale de Jean de Hautecloque, cette main rouge, la "sœur aînée de l'O.A.S. algérienne" , paraît , non seulement comme une organisation terroriste dont l'existence reste obscure, mais surtout comme « une organisation fictive créée par les services secrets (français) pour servir de bras armé à ces services et exercer des activités à caractère terroriste » n'épargnant guère les Français tels les signataires de l'appel des 39 qui reçurent chacun une lettre de menaces agrémentée (!) d'un petit cercueil.
Seuls le docteur Puigalli et quelques complices seraient arrêtés après l'exhumation du corps de l'un des assassins, le 20 mai 1956, puis impunément relâchés. "A ce jour, écrivait Mondher Mami en 2014, nous n'avons obtenu aucune information concernant la fuite ou le départ de ces assassins ... Aucune enquête n'a abouti et les criminels sont toujours en liberté».
Le décès du docteur "un crime politique certain" pour le capitaine Andrieu causa un immense chagrin dans la population, même européenne n'appartenant pas à la mouvance des rassemblés.
D'entre tous, les plus peinés furent assurément les marsois, habitants de La Marsa, de tout milieu et condition. Car il était natif de leur ville dont il fréquenta l'école franco-arabe avant d'entrer au collège Alaoui, et d'être l'égal médecin de tous, du bey régnant au plus démuni en passant par le bey du camp, héritier présomptif du trône, le brinjy bey, second héritier, les princes et princesses, les aristocrates de la religion, les ulémas du savoir et de la culture, les grands et petits bourgeois .
D’après EL Mokhtar Bey
Extrait de la Revue Maghrébine (RHM Juillet 2018)