Abdelaziz Kacem - Le paradoxe de l’intégrisme: Religiosité et grossièreté
L’intégrisme, en général, est défini comme «le refus de toute évolution, particulièrement de la religion, au nom du respect de la tradition». L’islamisme, en l’occurrence, s’acharne depuis des siècles à mettre des bâtons dans les roues de l’histoire. Nos intégristes ne se rendent jamais à l’évidence. Le monde, avec et sans eux, avance. Ils n’en continuent pas moins de traquer la moindre velléité de mettre la société à niveau.
Après l’avoir vidé de toute sa spiritualité, ils défendent leur islam par tous les moyens, y compris par le mensonge et la mauvaise foi. À défaut de coutelas ou de kalachnikov, ils manient l’insulte la plus grossière. Incultes, gavés de prêt à croire et autres superstitions, dès qu’il s’agit de lyncher l’intelligence, ils s’y lancent à cœur joie. À mon corps défendant, j’en ai fait l’expérience.
Il y a moins d’un an, après maints atermoiements, j’ai ouvert un compte Facebook. Irradié par les Lumières d’une Nahda inachevée, je me suis faufilé à travers cet inextricable réseau, avec la suffisante idée d’y glisser quelque phosphorescence à même d’éclairer les zones d’ombre où se nichent nos démons et nos fantômes. En m’engouffrant dans cette forêt obscure, j’ai tout de suite senti ce que les lieux avaient de dantesque. Un monde factice, parsemé d’intox, d’échanges futiles et de manipulations primaires. Pour y tenir mon rang, j’étais décidé à me cantonner dans le premier cercle d’où l’on pouvait facilement s’extraire. On a beau se tenir à l’écart de la magouille, il est des moments, des événements où il faut choisir son camp.
Sur ma page, j’ai publié un statut véhément, vibrant message de soutien pour Madame Bochra Bel haj Hmida, vouée aux gémonies par les gardiens de l’Enfer. Le rapport qu’elle a présenté au Président de la République au nom de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité serait un complot ourdi contre l’islam, source de notre identité et de notre salut. Il répondrait aux injonctions du FMI et de la Banque mondiale, qui assujettiraient leur aide à la destruction des fondements de notre credo. Il est grand temps de changer de paranoïa. L’Occident n’est plus ce qu’il était. Cela fait des décennies qu’il soutient nettement l’islamisme dans sa quête du pouvoir. Ce ne sont pas les amis du sénateur sioniste John McCain qui oseraient me démentir. Le printemps arabe, qui n’a affecté que des Républiques à vocation moderniste, a été fomenté à cet effet. J’ai dénoncé au sein même de la Commission Européenne cette trahison des idéaux occidentaux fondés sur la laïcité.
Pour avoir défendu une «mécréante», j’en ai eu donc pour mon grade. Plus exactement, j’en ai subi une totale dégradation. D’éminent «homme de culture», je devins un «moins que rien», une nuisance nationale. On m’a littéralement couvert d’insultes et d’imprécations. Pourtant je n’ai rien dit sur le rapport proprement dit, je n’ai fait que condamner le lynchage médiatique et les menaces de mort proférées contre une grande dame. En islam wahhabite, n’importe qui peut endosser l’habit d’un sous-mufti, qui maugrée, maudit, excommunie. Ce faisant, ces énergumènes ont la conviction que leurs hasanât (œuvres pie) seront consignées par les anges préposés à la comptabilité des rétributions dont les musulmans zélés auraient à bénéficier, dans l’au-delà.
Je dois avouer que je n’en étais pas à mon premier «blasphème», sur Facebook. Je ne sais pas grand-chose aux sciences pointues du football. Bien mal m’en a pris, j’ai commenté la bigoterie de Nabil Maaloul, qui cherchait à inviter Dieu à descendre sur la pelouse, au profit de notre équipe. Dans une envolée débridée, j’ai ajouté que le jour où nous cesserons de théologiser notre parler quotidien, nous aurons fait un bond de quatorze siècles en avant. Là aussi, un intégriste m’a pris violemment à partie, m’accusant de vouloir priver les bons musulmans des vertus éminemment prophylactiques de la formule d’«al-hamdu lillah».
On m’a également reproché d’avoir dévié du chemin de la rectitude, puisque j’ai, dans un précédent statut, exprimé ma profonde estime à un Chiite (Allah nous en préserve), Hassan Nasr Allah, dernier combattant de la liberté et de la dignité en ce Machreq malade de ses bédouins félons. Le chef charismatique du Hezbollah se met toujours en travers de leur chemin, déjoue leur plan de détruire la Syrie, soutient le refus palestinien de «Safqat al-qarn» (la Transaction du siècle) destinée, avec la bénédiction des détenteurs des lieux saints de l’islam, à brader la cause palestinienne. Oui, je l’avoue, j’ai dit mon admiration pour cet empêcheur de tourner en rond, qui trouble les préparatifs de la cérémonie de fiançailles entre Israël et les pays du Golfe. Je mérite donc les courroux tuniso-wahhabites.
Que dois-je avouer encore? Comme pour la totalité des Facebookeurs musulmans, j’ai reçu, par messenger, pendant tout le mois de Ramadan, des tonnes de du‘â, des vœux, des invocations à même de « résoudre les difficultés les plus insurmontables » et d’apporter, séance tenante, sans fournir un effort autre que celui de les réciter, « fortune et prospérité». Excédé, j’ai demandé à tous ceux qui me voulaient tout ce bien d’envoyer leurs oraisons à plus nécessiteux que moi, les enfants de Gaza et de Sanaa, par exemple. J’ai écrit mon indignation de voir la foi réduite à de telles croyances. L’islam, au contraire, invite à «lire», à «agir», à «travailler».
J’ai beaucoup écrit sur l’islam dans sa vérité, j’ai été l’un de ses défenseurs les plus ardents. Dans mes livres, ainsi que dans mes nombreuses conférences, en France, en Belgique, en Italie et ailleurs, j’ai âprement combattu l’islamophobie, mais aussi l’islamo-folie. Parfois, lors des débats, mes auditeurs me sortent des anecdotes sur le comportement, pour le moins anachronique, des barbus habillés à l’afghane, ou sur l’arrogance militante des niqabées. Et j’en sors couvert de honte. Des hordes hirsutes viennent s’installer en civilisation avec leurs fagots, des us et coutumes, déjà éculés dans leur pays d’origine. Ce sont ces hôtes encombrants qui ont fait de l’extrême droite une force politique déjà aux commandes.
Pourquoi ce carnaval? Des imams et des prédicateurs payés pour les empêcher de s’intégrer leur expliquent que le simple fait d’être musulmans les rend supérieurs à toutes les créatures humaines, que leur ignorance vaut mieux que les sciences des incroyants, que leur accoutrement est plus agréable à Dieu que les créations de tous les génies de la couture. Pourtant, le plus grand maître des élégances, pendant le Moyen âge, à la lisière de l’Orient et de l’Occident, n’était autre qu’un Bagdadien adopté par Cordoue, le célèbre Ziriab. En terres d’islam, toutes les admirables avancées réalisées dans tous les domaines l’ont été envers et contre les intégristes de leur temps.
L’islam aux temps de ses splendeurs a permis l’avènement d’Avicenne, d’al-Kindi, d’al-Farabi, d’Abu Bakr Al-Razi, d’Ibn Ruchd. Au premier siècle de l’hégire, le grand poète Omar Ibn Abi Rabîa‘a pouvait encore papillonner et s’adonner à son exquisepoésie amoureuse aux abords mêmes de la Kaaba ou au salon de Aicha Bint Talha, petite-fille du Calife Abu Bakr, ou en celui de Sukayna Bint al-Hussein, arrière-petite-fille du Prophète. À noter que ces deux grandes dames de Médine, musulmanes par excellence, sortaient sans voile aucun.C’était avant que le Wahhabisme ne s’abattît sur la Péninsule pour en faire un désert culturel.
Mais le takfiriste Muhammad Ibn Abd al-Wahhab, contemporain antithétique de Voltaire, ne procède pas d’une génération spontanée. Il a de bien solides ascendances: d’une part le hanbalisme, qui a fini par cadenasser l’islam et étouffer le Mu‘tazlisme, première tentative de rationalisation de la pensée musulmane, et, de l’autre, les admonestations morbides d’Ibn Taymiya, qui a fait du Coran et de la Sunna un terrible code pénal. Ce psychotique a excommunié tous les penseurs de l’islam, d’Avicenne à Averroès. Par la suite, le Wahhabisme ouvrit largement la route à l’Association des Frères musulmans, dont on sait les ravages dans toute la sphère arabo-musulmane et en Europe.
Le secret du succès de l’extrémisme provient de ce que les gouvernants, califes, princes des croyants, monarques, satrapes, l’ont utilisé comme arme redoutable contre les intellectuels qui leur font ombrage. Dès qu’ils tentent de sortir de l’ornière, ils sont invariablement livrés, pour hérésie, à la vindicte de la populace.
Le menu peuple, plus soucieux d’être en règle avec le rituel que de considérations philosophiques, préférant la contrainte des décrets à la lourde responsabilité du libre arbitre, a toujours accordé sa faveur aux jurisconsultes habilités à répondre à ses préoccupations quotidiennes en matière de statut personnel, d’acte de pénitence pour de petits manquements aux obligations, et habiles à raconter dans le détail les délices du paradis espéré et les affres de l’enfer redouté.
Toute idéologie, la religion ne fait guère exception, génère ses voyous. Intellectuellement incapables d’opposer les idées aux idées, les intégristes recourent à l’insulte, à l’anathème le plus vulgaire. Sans scrupule, ils mêlent Dieu à leur grossièreté. Ils peuvent aussi se prévaloir d’une autre caractéristique: ils sont médiocres dans les deux langues. Notre amie, la brillante Olfa Youssef, qui fait honneur à l’Université tunisienne, est traitée, elle aussi, de tous les noms, sur sa page Facebook. Elle vient de publier un excellent ouvrage intitulé, par dérision, Ahlâ kalâm, (De si douces paroles), où elle nous offre des échantillons d’une sous-littérature bête, méchante et, néanmoins, religieuse.
En des temps plus ou moins proches, l’ignorance était humble. Elle ne disposait guère de moyens de communication significatifs. Aujourd’hui, elle est diplômée. Grâce à l’explosion exponentielle des médias, elle est particulièrement arrogante. Comme pour venger leur irrémédiable insignifiance, ils ont pris, pour cible de prédilection, les gens de haute culture.
Le progrès bien compris nourrit et développe le progrès. Mais toute invention a ses bifurcations, ses effets pervers. La technologie est un outil formidable, mais sa valeur morale ou culturelle dépend de l’usage qu’on en fait. Dans le tiers-monde, elle est souvent mise au service du sous-développement, elle contribue à la confirmation de la Communauté dans son arriération.
Le Machreq et le Maghreb disposent d’environ 1230 chaînes de télévision arabophones. On espérait qu’elles propageraient plus de savoir, plus de discernement, qu’elles nous préserveraient contre les préjugés, les idées-reçues, les mystères de pacotille. Peine perdue. Quatre-vingt-quinze chaînes religieuses d’où, soit dit en passant, Ibn Ruchd et Ibn Arabi sont totalement exclus, pourvoient abondamment au marché de l’irrationnel.
Ces chaînes ont pour mission de semer la discorde parmi les diverses doctrines, dresser des musulmans contre d’autres musulmans et, surtout, décrire avec force détails « ‘Adhâb al-qabr» (les Tourments de la tombe) ainsi que les performances sexuelles des élus du Paradis. ‘Adhâb al-qabr dont fait écho, Ghazali en personne, relève du « fiqh al-ru‘b» (fiqh de l’épouvante). Il n’apparait qu’au troisième siècle de l’hégire et part d’un principe politico-religieux simple: la peur affermit la foi et renforce l’obédience. L’intégrisme prêche la haine de l’Autre, diabolise le dialogue des civilisations, fidèle en cela à un objectif dévastateur, la destruction de l’aptitude de l’homme à l’universel.
À court d’argument et de mots pour le dire, les administrateurs de l’angoisse font fi de l’injonction coranique وجادلهم بالتي هي أحسن Discute avec les autres en leur faisant la plus belle part. Ils pensent probablement que Dieu est trop aimable avec les déviants et qu’il serait plus convaincant à leur encontre de recourir aux violences tant physiques que verbales.
Ces ratiocinations par les muscles et par l’outrage ne sont pas nouvelles. Chez nous, en 1930, l’auteur de Notre femme dans la législation islamique et la société en a souffert le martyre. Les cinq dernières années de son existence, Tahar Haddad les a vécues quasiment cloîtré et sans ressources. Un jour, il passait son chemin habituel, par le Souk Es-Sekajine, sous les quolibets les plus infâmes, lorsqu’un brave artisan armé des outils de son métier, une grosse aiguille sellier et une alène, se précipita à sa poursuite pour lui faire la peau au propre et au figuré. Ayant raté sa cible, le pauvre homme ne put prétendre qu’à un petit thawab (rétribution divine), pour sa très pieuse intention.
Notre poète national, Abu l–Qasim Chebbi, fut l’un des rares soutiens de Tahar Haddad. Lui aussi, eut maille à partir avec le fanatisme. En divers endroits de son œuvre, il a frôlé hérésie et reniement. Un vers célèbre lui attira bien des foudres:
Si le peuple un jour veut la vie/Force est au destin d’obéir
Or, pour ces fatalistes-là, al-Qadar (le Destin) est l’un des noms de Dieu. Outré par tant de harcèlement mesquin, Chabbi compose un poème retentissant, Le Chant de Prométhée où il dit tout ce qu’il pense de ses contempteurs et qu’il termine en point d’orgue:
Celui-là dont le cœur vibre au souffle sacré
Ne fera aucun cas des cailloux des tarés
Avec le temps, la pensée persécutée finit par gagner. Tahar Haddad et Chabbi eurent leur revanche. Le livre du premier est à l’origine du Code du statut personnel. Le second est immortalisé pour le vers incriminé, qui fait partie désormais de l’Hymne national et qui a cadencé, en Tunisie et en Égypte, les houleuses manifestations que l’on sait. Il est permis de penser que, de là où ils sont, les deux hommes font un pied de nez aux brutes qui ragent contre Bochra Belhaj Hmida, ses collègues et ses soutiens. Cependant, sur la toile, circule actuellement une version islamiste de notre Hymne où le vers de Chabbi est complètement défiguré et où la platitude du pastiche le dispute au ridicule de la parodie. Décidément, l’intégrisme n’est pas poète.
Cela dit, la différence entre le lynchage de Tahar Haddad et celui de Bochra Belhaj Hmida est de taille. Le premier était strictement masculin, le second est mixte. Les femmes acquises à l’islamisme sont particulièrement virulentes. Il faut reconnaitre aux intégristes un exploit incontestable. Ils ont réussi à faire des femmes l’instrument de leur propre aliénation. Rappelons qu’au Pakistan, la Jamâa Islamiya a suscité, contre Benazir Bhutto, des manifestations monstres, purement féminines, au motif que le Prophète a dit (hadith apocryphe) : Jamais une communauté gouvernée par une femme ne connaîtra la prospérité. Du jamais vu. Les esclaves revendiquent leur condition.
Il n’en demeure pas moins que ces défenseurs invétérés de l’islam sont inconséquents. Ils voient Israël s’approprier la Mosquée d’al-Aqsa avec l’intention de la détruire pour ériger à sa place le prétendu temple de Salomon ; ils voient Trump profaner le Coran. Que font-ils? Ils fument le calumet de la paix. On parle d’égalité entre les sexes, ils sortent la hache de guerre.
Pour ma part, ce ne sont ni un molosse sur le retour ni quelques roquets jappant à ma cheville, qui me feront renoncer à défendre ce que le simple bon sens croit juste.
Arrêtons enfin de considérer notre «révolutionnette» comme un événement cosmique. La vraie révolution est celle qui prendra l’Éducation et la Culture pour champ d’action. En dépit des failles dont souffraient ces deux secteurs sinistrés, la Tunisie recevait des sommités d’Orient et d’Occident. Depuis 2011, elle a vu défiler des oiseaux sortis de je ne sais quelle nuit immémoriale.
Souvenons-nous. Invité par qui vous savez, l’abominable mercenaire du daéchisme, Wajdi Ghounim, est venu en Tunisie prêcher l’excision de nos femmes, sous les applaudissements d’Habib Ellouz. Il est vrai qu’il parlait de l’excision comme d’une «chirurgie esthétique». Il est esthète en vulve, le gourou. Mais ce n’est pas l’essentiel. À lui seul, ce sinistre individu, condamné à mort, en 2017, pour terrorisme, en Egypte, a excisé les cerveaux d’un nombre incalculable de jeunes Arabes, de par le monde. S’adressant aux élites tunisiennes, il lança"موتوا بغيظكم " (Crevez de rage !). Un de ses sous-adeptes, commentant ma publication sur la cuisante défaite de notre équipe nationale en Russie, en dépit et à cause des prières et des invocations du dévot qui lui sert d’entraîneur, m’écrit dans son arabe approximatif:"موتوا بالقهر".
Depuis la disparition de Nasser et de Taha Hussein, celle aussi de Bourguiba, je n’ai cessé de réfléchir sur la vie et la mort des civilisations. Les acquis socioculturels les plus avancés ne sont jamais définitifs. Ils demandent à être constamment consolidés. Dans un long poème que j’ai composé à la fin du siècle dernier, j’ai vu venir les ombres annonciatrices de la débâcle:
Absurde, lente et sûre, avance l’inculture. يزْحفُ الجهلُ رُوَيْدًا في ثباتِ الاعْتباطْ
La main rompt la raison et ruine sa structure. واليـدُ امتدَّتْ إلى العَـقلِ لفكِّ الارتبـاطْ
Le dos s’arque et attend le fouet, impatient. والظهورُ احْدَوْدَبَتْ تهتزُّ شوقًا للسِّياطْ
Le tapis est tiré sous nos pieds dérapant. دحْرَجونـا سَحَبُـوامن تحْتِنا كلَّ بِساطْ
Saluons le retour des Siècles décadents. رجعتْ يا ألفَ "أهلا" بعصورِ الانحطاطْ
Abdelaziz Kacem