L’argent du foot et le foot de l’argent
En allongeant la faramineuse somme de 222 millions d’euros pour s’adjuger le transfert du joueur brésilien Neymar du FC Barcelone, le Paris Saint-Germain, détenu par le Qatar, a marqué un record historique. La cote du génial avant-centre de l’équipe du Brésil Pelé, mégastar internationale de son époque, était évaluée lors de son apogée à 10 millions de francs, soit à peu près 10,5 millions d’euros actuels. Son compatriote Neymar, comme lui formé au club de Santos FC, mais aussi numéro 10 de la Seleção, est aujourd’hui à vingt fois plus!
Tout a changé dans cette planète football depuis le 26 octobre 1863 lorsqu’au Freemasons’ Tavern du Lincoln’s Inn Fields de Londres, dix-sept représentants des public schools anglaises se réunirent pour unifier les règles du football qui variaient alors d’un collège à l’autre et avaient édicté la fameuse règle 11: «Un joueur ne peut passer la balle à un autre à la main», règle de base du jeu de la «balle au pied». Le spectacle s’organise aujourd’hui à de très grands frais, financés essentiellement par les droits de retransmission TV et le sponsoring. La course à l’audience exige de grands joueurs qu’il faut acheter à des prix de plus en plus prohibitifs. Et revendre, pour tirer de quoi financer les clubs.
L’économie du football, bien spécifique, est utile à connaître, alors que nous vivons la Coupe du monde Russie 2018. Comment s’établit le budget d’un club ? Quelles sont ses principales sources de financement? Et qu’est-ce qui incite aujourd’hui des mécènes et/ ou des investisseurs à s’y impliquer? Deux éminents économistes français, Luc Arrondel (Cnam) et Richard Duhautois (Cnrs), s’y sont penchés dans un ouvrage instructif intitulé L’Argent du Football, publié par le Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications).
Bonnes feuilles
Pourquoi détenir un club de foot
La motivation des États, le Qatar, les Émirats arabes unis (mais aussi la Chine) qui possèdent aujourd’hui le PSG et Manchester City, ont sans doute à voir avec la recherche d’un certain «soft-power». C’est sans doute cette stratégie géopolitique de la «manière douce» qui a aussi prévalu lorsque Hafiz Mammadov, un multimilliardaire azerbaïdjanais très proche du pouvoir, a racheté le Racing Club de Lens en investissant plus de 20 millions d’euros en 2013. Sur les maillots des «sang et or» figurait alors le slogan: «Azerbaïdjan, land of fire». C’était aussi le cas de la tunique de l’Atletico Madrid jusqu’en 2015 ou encore celle du FC Porto, l’équipe historique du Portugal. Les origines «douteuses» de la fortune de Mammadov et ses difficultés financières ont mis fin à cette stratégie.
Mais pourquoi les hommes riches, certains même parmi les plus riches, s’intéressent-ils au football? Le terme «sugar daddies», littéralement «papa gâteau», est apparu pour décrire cet intérêt. Bien qu’il désigne un comportement quelque peu tendancieux dans la vie courante, il décrit, dans le football, celui d’un homme riche qui est prêt à investir, ou plutôt dépenser, d’importantes sommes d’argent pour construire une équipe compétitive (on «s’offre une danseuse»). L’objectif n’est visiblement pas la rentabilité financière. On a vu en effet que la plupart des clubs maximisaient le nombre de victoires plutôt que les profits. Et c’est sans doute le cas de la plupart des équipes possédées par de riches propriétaires. Il est évident que d’autres motivations doivent être invoquées. Nous ne proposerons ici que quelques pistes, une étude plus poussée étant nécessaire pour véritablement fonder ces hypothèses.
Si l’on fait référence à la consommation ostentatoire des très riches, il apparaît que l’accumulation de voitures de luxe, de demeures somptueuses ou de yachts ne permet pour certains que de se différencier des «seulement riches» (l’utilité marginale sature de plus en plus vite). D’autres biens doivent satisfaire ce besoin de «statut», de «prestige» et de «pouvoir». Et un club de football permettrait d’assouvir cette recherche de distinction en ce sens qu’il permettrait d’obtenir un statut difficile à atteindre et que, le cas échéant, les autres n’auront pas: il n’y a qu’un champion national ou d’Europe par saison. C’est ce que l’on définit en économie comme un bien «positionnel», à savoir un bien dont la satisfaction est dérivée de ce que la consommation de nos pairs est inférieure à la nôtre. Un championnat de football, souvent très populaire, est un cas parfait de ce type de bien: le nombre de places y est constant et le classement est accepté par tous les participants et ne peut souffrir aucune contestation sur le statut des positions; remporter un titre accroît la satisfaction du club qui gagne mais ce surplus est exactement compensé par la désutilité que cela entraîne chez les équipes concurrentes, si bien qu’au total le jeu est à somme nulle.
Certains économistes notent néanmoins que cette lutte pour la première place pourrait devenir un jeu à somme négative en entraînant un gaspillage de ressources pour un résultat nul. Ce n’est sans doute pas le cas du football puisque les sommes investies dans les clubs par les milliardaires ces dernières années pour atteindre cet objectif de victoire ont profité aux joueurs par les salaires, aux autres équipes par les indemnités de transferts, voire aux ligues nationales, en rendant les championnats plus attractifs au niveau national et international.
Le fait que les riches investissent dans des activités «non profitables» peut également inciter à se référer aux écrits sur la philanthropie ou le mécénat (voire la charité). T. Veblen est l’économiste qui a proposé le concept de dépenses ostentatoire pour justifier les comportements de consommation des plus aisés par une quête de reconnaissance, une rivalité pécuniaire: «Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir; il faut encore les mettre en évidence, c’est à l’évidence seule que va l’estime». Et plus loin, il écrit: «…du fait que la lutte est en réalité une course à l’estime, à la comparaison provocante, il n’est pas d’aboutissement possible». Plus généralement, on peut chercher également certaines hypothèses du côté des anthropologues pour expliquer les dépenses somptuaires dans les sociétés primitives ou anciennes: les conduites «évergétiques» décrites par P. Veyne qui consistent pour les notables (notamment à Rome) à faire profiter la collectivité de leurs richesses, ou encore la notion de don proposée par M. Mauss afin de construire une position de souveraineté en recherchant une gratification symbolique par un désintéressement affiché. L’ethnologue M. Abélès voit des similitudes entre les dépenses somptuaires dans les sociétés non capitalistes et la philanthropie ou le mécénat dans nos sociétés: «Il est donc essentiel que la dépense porte sur une cause qui soit toujours extérieure à l’intérêt immédiat du donateur. Qu’on édifie des théâtres pour le peuple comme les grands mécènes romains, ou qu’on encourage le développement de la science en subventionnant des universités et des bibliothèques, la démarche est au fond identique. Elle institue un type de relation spécifique entre l’individu fortuné et la communauté qui l’environne, une relation qui s’instaure sans contrepartie autre que la reconnaissance.» Le football comme «nouvelle philanthropie»?
En résumé, le «business» du football ne générant pas, pour l’instant, de profits, d’autres rendements (non pécuniaires) doivent être invoqués pour justifier les investissements des propriétaires:
1) On peut acheter un club de football pour rentabiliser d’autres business: lorsque par exemple le cheikh Abdullah bin Nasser Al-Thani (Qatar) rachète le club de Malaga en 2010 en proie à des difficultés financières, ses motivations concernaient parallèlement un gros projet immobilier et la construction du nouveau port de la ville.
2) La recherche d’une reconnaissance sociale ou d’une légitimité politique est sans doute aussi un élément à prendre en considération : Silvio Berlusconi s’est servi de ses succès avec le Milan AC (qu’il achète en 1986), dont cinq coupes d’Europe (et trois finales), pour sa carrière politique.
3) On peut aussi tirer un rendement non pécuniaire d’un «actif» ostentatoire, et une équipe de football en est un parfait exemple, surtout quand elle gagne des titres: les propriétaires, à l’image des joueurs, aiment aussi s’exhiber avec des trophées.
4) Philanthrope ou mécène, c’est sans doute le cas du propriétaire de Stoke City, pensionnaire de Premier League, Peter Coates, fondateur avec ses deux enfants du site de paris en ligne Bet365. En 2006, il rachète le club de son enfance et déclare: «Moi et ma famille, nous ne regardons pas Stoke comme une entreprise. Stoke est important pour la région et nous voulons y contribuer» (The Guardian, 2 avril 2015). Après la renégociation des droits TV à la hausse en 2016-2017, Coates insiste sur l’importance de maintenir les billets à bas prix, et indique que Stoke City finance le transport de ses supporters lors des matchs de l’équipe à l’extérieur.
Ces différents motifs ne sont pas forcément exclusifs et peuvent bien évidemment se cumuler: pour reprendre l’exemple de S. Berlusconi, on peut supposer que même si les succès du Milan AC ont été bénéfiques à ses autres affaires, l’ancien président italien était néanmoins un passionné de football qui aimait les victoires. Les motivations non pécuniaires de la possession d’un club de football ne signifient pas que la recherche de rentabilité soit absente, cependant celle-ci n’est pas aujourd’hui primordiale. Ces dernières années, plusieurs clubs européens, notamment anglais, ont d’ailleurs été rachetés par des propriétaires de franchises sportives nord-américaines pour qui la rentabilité financière de leurs investissements est certainement un critère important: la famille Glazer à Manchester United, J.W Henry à Liverpool FC pour les équipes les plus prestigieuses. P. Garcia-Del-Barro et S. Szymanski posent alors la question suivante: «Est-il possible que ce groupe de nouveaux propriétaires animé par la recherche de profit influence les autres, davantage préoccupés par la maximisation des victoires ?». Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’explosion des droits de retransmission TV dans le Big Five permet maintenant à des clubs de plus en plus nombreux de présenter des résultats d’exploitation positifs (avant transferts).
Des éléments supplémentaires (conjugués à une concentration de plus en plus forte des revenus des clubs, cf. chapitre 2) qui pourraient voir l’organisation du football européen se diriger vers la création d’une Super League fermée à l’image du sport professionnel nord-américain…