Elyès Fakhfakh: Loin des palabres de Carthage, il est urgent de s’occuper de nos finances publiques
Leur situation n’est pas seulement explosive pour la vie économique, elle l’est plus encore pour notre modèle social, dans un contexte où la classe politique est devenue indécente à force d’être inefficace, et où ses dirigeants sont devenus de véritables prestataires de services. C’est ainsi que nous enregistrons encore un accord qui n’aura aucun impact et ne résoudra aucun problème, sauf à se donner bonne conscience, gagner du temps et sacrifier un énième « mouton » en lui faisant porter la responsabilité de l’échec cuisant de cette législature. Une bonne vieille recette de la politique tunisienne que notre président de la République connaît hélas si bien. Il suffit de consulter, dans sa dernière mouture, le document de « Carthage II » et ses 64 points (pas un de moins !), pour se rendre compte rapidement qu’il s’agit, ici et là, de quelques objectifs ou orientations génériques et de voeux pieux du même acabit que ceux du document précédent « Carthage I » auxquels ont été rajoutés, cette fois-ci, des deadlines pour faire crédible, au risque de défier l’entendement, comme, par exemple, celui tendant au changement du système d’information de nos services douaniers Sinda avant fin décembre 2018 (Point 4 du document).
Aucune déclinaison en actions concrètes, aucun chiffrage, aucune analyse d’impact… Que du saupoudrage ! A partir de là, il ne faut point s’étonner que les parties prenantes à ces assises n’aient trouvé aucune difficulté à accepter 63 des 64 points de ce document, puisqu’ils ne les engagent en rien... Qui pourrait être contre l’inclusion de l’informel ou contre l’augmentation des recettes fiscales sans impacter négativement l’investissement et la compétitivité des entreprises, ou encore, faciliter l’accès aux crédits pour les PME ? Evidemment, personne ! Mais le problème est de savoir comment va-t-on mettre en oeuvre ces mesures et concrétiser tout cela ?
Dans tous les cas, pas avec des mesures aussi creuses que périlleuses que celle consistant à ”inviter la Banque centrale à demander aux banques de faciliter l’accès aux crédits courts terme pour les PME” – (Point 25 du document). En effet, on peut toujours «l’inviter» ! Un accord de cette nature ne ferait que creuser la crise de confiance entre le peuple et ses gouvernants, entre l’administration et le pouvoir politique, entre les gouvernants et les partenaires de la Tunisie, et ce faisant, même entre les signataires du document. Plus grave encore, une feuille de route de cette nature ne fera que noyer, dans un pêle-mêle sans priorités claires, les mesures devenues plus qu’urgentes pour sauver (je dis bien sauver) les finances publiques. Il n’est pas question ici de dresser des bilans ou de pointer les responsabilités de chacun des gouvernements, de ceux d’avant ou d’après la Révolution, dans cet état de fait, qui vire au chaos.
Mais force est de constater que cette période de doute fait irrésistiblement penser à la fin de l’année 2013.
A cette époque, j’avais la charge de préparer avec les équipes du ministère des Finances le budget et la loi de finances 2014 dans un contexte de crise politique majeure, identique à celle que nous vivons aujourd’hui même si la nature était différente. A cette époque, la situation des finances publiques, bien que meilleure de celle d’aujourd’hui, nécessitait à nos yeux une action forte pour stopper la tendance expansionniste et éviter la dérive.
Et ce n’est qu’avec un plan d’urgence ciblé et audacieux, et en faisant face à toutes les pressions des lobbies en tous genres que nous avons pu redresser la barre en 2014, en stoppant l’expansion du budget, en inversant la tendance au déficit budgétaire, en réduisant les tensions inflationnistes, et en maintenant le niveau de la dette sous la barre de 50%. Notre objectif était donc de redonner le maximum de sérénité à nos finances publiques, condition sine qua non du maintien de notre souveraineté sur nos choix économiques et sociaux, conjuguée au lancement des grandes réformes structurantes à partir de 2015 et, in fine, de préparer les conditions de la réussite de notre transition économique concomitamment avec le succès de la transition politique.
A ce titre, soucieux d’une politique économique fondée sur la réforme fiscale et sur la lutte contre les inégalités, nous avons choisi de nous concentrer sur la maîtrise du budget de compensation énergétique en le diminuant de presque 25%, soit une économie d’environ un milliard de dinars sans impacter les secteurs productifs et le pouvoir d’achat des classes moyennes et défavorisées. De même, plusieurs mesures ciblées tirées du projet de réformes fiscales élaborée durant l’année 2013 ont été intégrées dans la loi de finances 2014, ont permis d’augmenter de deux milliards de dinars les recettes fiscales. Le tout, avec le souci constant de freiner l’expansion budgétaire engagée entre 2011 et 2013 avec une évolution annuelle moyenne de 14% en la limitant à 3,5% en 2014. Ce redressement des finances publique aurait pu être aisément maintenu, voire amélioré, d’autant plus que l’environnement international durant la période 2015-2017 était assez favorable avec un prix du baril en baisse et une croissance européenne en hausse. C’est à partir de cette expérience que je recommande à nos gouvernants et aux parties prenantes des discussions de Carthage de ne pas se disperser et rester “focus” comme le disent les Anglais. L’essentiel aujourd’hui, dans ce qui reste de ce mandat législatif, soit à peu près un an et demi avant son terme, est de se concentrer sur quelques objectifs prioritaires résumés dans le tableau suivant :
Pour atteindre ces objectifs, 5 “task force” devraient être lancées immédiatement pour sortir au plus tard à la fin du mois d’août des plans concrets, complets et approfondis :
Task Force 1: Plan de stabilisation des activités d’extractions minières et pétrolières incluant la politique de repositionnement commercial à l’international.
Task Force 2: Plan de réduction ciblée du budget de compensation avec une analyse d’impact sur les secteurs productifs et sur les ménages de la classe moyenne et des plus vulnérables.
Task Force 3: Plan d’aide financière à négocier avec l’UE pour les 3 prochaines années et un accès immédiat au marché européen pour les produits agricoles (notre contribution active et coûteuse pour la sécurisation de la rive sud de la Méditerranée nous permet de négocier sereinement de telles contreparties).
Task Force 4: Plan de mesures de sauvegarde et de surveillance à l’importation ayant pour objectif de surveiller et de réguler les importations de marchandises susceptibles, par leur nature ou leur volume, de porter préjudice à notre industrie nationale et/ou à notre balance commerciale.
Task Force 5: Plan de réforme du système de retraite. Sans cela, il sera très difficile de sauver notre économie inflationniste, endettée et déséquilibrée, et tout le processus de transition démocratique risquera d’échouer. La Tunisie doit se redresser pour s’apaiser, elle a besoin d’équilibre mais aussi de confiance, de rêves, de bonne gouvernance et surtout d’audace.
Elyès Fakhfakh
Ancien ministre des Finances