Taoufik Habaieb: Tunisie, la boussole perdue
Blocage au sommet. Les principaux protagonistes font de la résistance, campant irréductiblement sur leurs positions respectives. Nidaa et l’Ugtt réclament le départ du chef du gouvernement. Ennahdha joue les indispensables stabilisateurs. Youssef Chahed se cramponne à la Kasbah, tire à boulets rouges sur Hafedh Caïd Essebsi, limoge spectaculairement son ministre de l’Intérieur et laisse entrevoir à ses visiteurs les dispositions de la Constitution de 2014 avec les pouvoirs qu’elle lui confère. Son argument majeur : face au péril en la demeure, il faut préserver, avec d’autres, l’équilibre du paysage politique et sauver la démocratie naissante. La confrontation vire au pugilat médiatique. Aujourd’hui, il s’emploie à réunir une majorité de voix au Bardo pour garantir l’investiture de son nouveau gouvernement. Loin de le ménager, ses détracteurs, et même de proches amis restés clairvoyants, l’accusent d’être «mal entouré et inconscient». En fait, il n’est pas le seul, beaucoup ont perdu la boussole.
En ultime recours, on se retourne vers le président Caïd Essebsi, l’adjurant d’intervenir. Lui, au moins, est resté perspicace, peut-être pas suffisamment entouré de conseillers et collaborateurs, mais très conscient des enjeux et de ses responsabilités. En plus de 60 ans de carrière politique, le disciple de Bourguiba en a vu passer des crises, des retournements de casaques et des manigances. Il a su faire et su gérer. Juriste, il a bien lu la Constitution dont il est devenu, en tant que chef de l’Etat, le premier garant. Quelle est alors sa marge de manœuvre dans la résolution de ces conflits ? Les Tunisiens ne se perdent pas en conjectures. Les deux têtes de Nidaa et du gouvernement, c’est lui qui a favorisé leur ascension. C’est à lui alors de les gérer, quitte à leur demander tous les deux de partir. Excessif et irréaliste, jugent certains. Si ses attributions constitutionnelles ne l’y autorisent pas, l’aura de son magistère risque de le pousser à en abuser, avec les conséquences prévisibles. Pourtant, il doit trouver la solution et s’y ingénier.
Pendant ce temps, l’islamisme rampant installe Ennahdha à la tête de la plupart des 350 municipalités. Dans le gouvernorat de l’Ariana, la présidence de 6 municipalités sur 7 lui est revenue. N’était-ce la performance exceptionnelle du doyen Fadhel Moussa et ses coéquipiers à la municipalité de l’Ariana-ville, le raz-de-marée aurait été total. A Sfax, il n’y avait jusqu’à fin juin que 3 municipalités sur 23 qui ne sont pas passées sous la présidence d’Ennahdha ou ses alliés. Seule Kerkennah choisira un destourien de Nidaa, Moncef Fgaïer. Ainsi en a voulu le verdict des urnes avec toutes les conséquences qui en découleront pour les communes et demain pour les législatives et la présidentielle. Les Tunisiens et leurs amis à l’étranger sont curieux de découvrir la gestion islamiste des municipalités et doivent s’y faire, sans perdre la boussole. Dur est l’apprentissage de la démocratie.
Et Bochra Belhaj Hamida de surgir avec son rapport sur les libertés et l’égalité. La solide installation d’Ennahdha au pouvoir local, pivot de la transformation sociétale, coïncide avec la remise de ce rapport formulant des propositions courageuses. Abolition du délai de viduité, de la dot et de la peine de mort, dépénalisation de l’homosexualité, interdiction du suicide et de l’euthanasie et égalité dans l’héritage. C’est tout simplement «révolutionnaire», s’enthousiasment les modernistes appelant à tout entériner et tout de suite. «Contraire à l’Islam», s’insurgent les conservateurs orchestrant une vive opposition allant jusqu’à des menaces de mort proférées contre Bochra. A leurs yeux, les auteurs du rapport ont perdu la boussole. Les chancelleries occidentales, quant à elles, sont euphoriques. Elles y voient un formidable effet de levier pour la Tunisie et toute la région. La balle est dans le camp de BCE qui doit faire le tri dans cette palette de propositions pour retenir ce qui est essentiel et urgent, laissant au temps de faire son oeuvre.
A 18 mois seulement, qu’il compte un à un, de la fin de son mandat, Béji Caïd Essebsi pense en effet, aussi et surtout, à l’empreinte dont il marquera son passage à Carthage. Avec trois attentats terroristes successifs subis dès les premiers mois en 2015, le démarrage était difficile. Mais, loin d’être définitivement plombé, son mandat marquera des points, ne serait-ce qu’avec la confiance restaurée, la remise en selle de la Tunisie sur la scène internationale et la stabilisation politique et sociale autant que possible assurée. A ses yeux, la consécration de son œuvre sera, en plus de la sécurité et de la stabilité, celle en matière de droits et libertés individuelles et d’égalité hommes / femmes. Il s’y emploiera. Comme il aura à le faire pour les autres brûlantes questions politiques.
Dans cette ultime course contre la montre, le président Caïd Essebsi doit arbitrer et remettre les pendules à l’heure. Pour tous, et sans tarder. Afin que la Tunisie et les Tunisiens retrouvent leur boussole.
Taoufik Habaieb
Bonnes vacances à ceux qui en prendront
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