News - 21.06.2018

La prévention du terrorisme et l’optimisation de la puissance d’un pays passent aussi par le sport

La prévention du terrorisme et l’optimisation de la puissance d’un pays passent aussi par le sport : un point de vue a l’attention de certains responsables arabes (Analyse géopolitique)

« Toute géopolitique est une réflexion sur la puissance »
Cette phrase qui condense les définitions de la géopolitique, souvent citée par les ֕géopolitologues֕, trouve son plein sens dans la stratégie du Kremlin qui n’épargne aucun domaine pour optimiser la puissance de l’Etat fédéral de la Russie ; le sport, en particulier le football, est mis à contribution pour servir les ambitions géopolitiquesintérieures et extérieures du pays.
Sur le plan intérieur, comme partout dans le monde, le Kremlin se sert à son intérêt de la passion des peuples pour lefootball quand cela lui est utile. Il essaye surtout de la combiner à la passion « nationale » pour développer chez ses citoyens la nouvelle identité de la Russie,devenu un Etat fédéral et non plus un empire depuis le démantèlement de l’Union soviétique, en vue de parer aux dangers de l’islam radical et du séparatisme qui guettent certaines de ses républiques.
Actuellement, le statut de la Russie de"puissance sportive mondiale », le doit surtout à sa grande capacité à organiser des événements sportifs de dimension planétaire. L’objectif qu’elle poursuit à travers ces occasions sportives est de pratiquer sa puissance douce « soft power » en vue de façonner sa marque nationale « nation branding ».
La Coupe du Monde de football dans sa vingt et unième version, qui a commencé le 14 juin 2018 et prendra fin le 15 juillet prochain, est une illustration des ambitions géopolitiques russes en la matière, aussi bien à l’échelle intérieure que sur la scène internationale.

1-Les objectifs de puissance poursuivis à l’intérieur de la Russie: la prévention du terrorisme par le football

Bien que la Russie n’est pas un « terrain » très favorable au football à cause de son climat très froid etson territoire trop vaste, la popularité de ce sport s’est développée progressivement depuis son introduction pour la première fois en 1870 par les anglaispour se placer de nos jours à la première place parmi toutes les activités sportives au sein de la fédération comme dans la majorité des pays du monde. Le Kremlin intègre ce facteur dans sa stratégie qui vise à maintenir la stabilité intérieure de l’Etat fédéral et à prévenir la montée de l’intégrisme religieux.
La Russie est un Etat fédéral constituée de 85 « sujets »1 parmi lesquels plusieurs sont des républiques peuplées en majorité par des musulmans2. Ce facteur a été à travers l’histoire à l’origine de plusieurs mouvements de quête identitaire qui les poussent à trouver leur place, souvent de manière conflictuelle– c’est le cas des deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009) –dans une Fédération qui se veut unie.
Face à la demande d’indépendance de certains parmi ces ֕ sujets ֕, une des composantes de la stratégie politique du Kremlin pour éviter l’éclatement de l’Etat fédéral et l’émergence du terrorisme utilise les équipes de football de ces républiques (sujets) comme levier pour surmonter ce danger en attirant les jeunes vers les stades, au lieu de les laisser exposés à l’influence des discours extrémistes del’islam radical prôné par certains imams de mosquée.
Parmi seize clubs de la première ligue du football russe, trois équipes issues de républiques « musulmanes » sont concernés par cette stratégie :

  • le club du Rubin Kazan, de la république du Tatarstan,
  • l’Akhmat Grozny en Tchétchénie,
  • le club de l’Anji Makhatchkala dans la république Daghestan.

1.1- Le club du Rubin Kazan, de la république du Tatarstan

Située sur le bassin de la Volga3, le Tatarstan est une république de Russie, dont la capitale est Kazan, située à 800 km à l’est de Moscou, sa population un peu plus de 4 millions d’habitants est composée à moitié de musulmans.
Après la dislocation de l’union soviétique, les nationalistes tatars ont rêvé d’indépendance avant de devoir se contenter d’un statut d’une grande autonomie assuré par la signature d’un traité avec Moscou en 19944. Ce facteur est à l’origine de la volonté du pouvoir russe de miser sur tous les moyens pour parer à la montée de l’intégrisme religieuxet à toute tentative de séparatisme, y compris le secteur du sport. En particulier, l’idée de bâtir un grand club de football prend son sens dans la problématique des relations entre république et Fédération.
Le club de football Rubin Kazan fondé en 1958 se maintient encore en première division du championnat de Russie depuis 2003, date à partir de laquelle la direction et le financement sont assurés par la présidence tatarstanaise. La société TAIF (Tatar-American Investment and Finance Company) est actuellement son sponsor. Celle-ci possède 96% de l’industrie chimique, pétrochimique et de raffinage du Tatarstan, dont le plus important actionnaire est RadikChaïmiev, le fils du premier président de la République du Tatarstan.
RadikChaïmiev dépense beaucoup pour attirer les meilleurs joueurs russes et étrangers, une démarche qui a apporté deux titres de champion (2008 et 2009), mais elle a aussi abouti sur des hauts et des bas, selon les désirs des sponsors qui se sont succédé.

1.2- Le club de l’Akhmat Grozny, en Tchétchénie

La Tchétchénie est l’une des républiques de la fédération de Russie ayant pour capitale la ville de Grozny. Située sur le versant nord des montagnes du Caucase et la vallée de Tchétchénie, dans le district fédéral du Sud. La majorité de sa population pratique l'islam modéré, se rattachant au soufisme. Depuis la date du déclenchement de la première guerre russo-tchétchène en 1994, des groupes extrémistes comme leswahhabites et les salafistes djihadistes se seraient implantés au sein de la population et continuent à exercer une grande influence qui inquiète le Kremlin.

Les deux guerres d’indépendance (1994-1996 et 1999-2009) ont causé la mort de plus de 15% de la population tchétchène et les griefs vis-à-vis de Moscou sont toujours profonds. Mais du fait de l’instauration d’un régime pro-russe à Grozny depuis l’an 2000, une paix fragile s’est installée dans la république du Caucase du Nord. L’actuel président de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov5, se trouve donc aujourd’hui obligé de donner des gages de loyauté à Moscou tout en flattant le sentiment national tchétchène.

Le club de football Akhmat Grozny, porte-drapeau de la république, joue un rôle important dans cette politique sensible et délicate. Des moyens importants sont déployés pour faire de Grozny l’un des meilleurs clubs de Première Ligue, avec l’appui direct deRamzanKadyrovqui a présidé lui-même l’équipe de 2004 à 2011. Il s’est attaché d’abord auxservices de vedettes étrangères. Toutefois, face à l’échec de cette démarche, il a opté pour la formation de joueurs locaux.

Le club est en quelque sorte le ֕centre de gravité de l’attention du pouvoir tchétchène qui cherche à ce que la république se fasse remarquer positivement aux yeux du Kremlin et dans toute la Russie tous les week-ends, et pourquoi pas dans les compétitions européennes. L’objectif poursuivi est d’ancrer la Tchétchénie dans la géographie de la Fédération. En outre, cela engendre également un moyen d’orienter la jeunesse et lesétudiants vers les stades pour assister aux matches de l’équipe, au lieu des mosquées qui seraient dominées par les discours de l’islam radical.

1.3- Le club de l’Anji Makhatchkala dans la république Daghestan

La république Daghestan est située dans les montagnes du Caucase du Nord.

Bien que cette république se caractérise par une grande diversité ethnique, ce qui explique qu’il n’y a jamais eu de velléités indépendantistes, une grande partie de sa population est attirée par les courants de pensée radicale des islamistes, à cause de la crise socioéconomique qu’elle traverse depuis plus de deux décennies. En 2011, le Kremlin a soutenu le milliardaire SouleïmanKerimov, originaire du Daghestan, à racheter le club de l’Anji Makhatchkala, son objectif est de développer davantage le football et d’améliorer le rendement de l’équipe en vue d’attirer la jeunesse vers les stades. Mais SouleïmanKerimov après avoir mis des moyens importants au départ, il s’est retiré en 2016 du fait de difficultés financières personnelles et des résultats sportifs décevants de l’équipe.

2- Les objectifs de puissance poursuivis sur la scène internationale : l’optimisation de la puissance du pays

La Russie est la nation qui a organisé le plus grand nombre d’événements sportifs majeurs à l’échelle mondiale au cours de la dernière décennie.

En juillet 2013, la Russie a accueilli à Kazan, capitale du Tatarstan, les XXVIIe Universiades d’été (Jeux étudiants). Une année plus tard au début de l’année 2014 ce fut l’organisation des Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi. Un événement riche d’enjeux géopolitiques, qui revêtait plusieurs intérêts aux yeux des autorités russes.

À Sotchi, la Russie était en quête de reconnaissance sur une scène internationale dominée par les puissances occidentales et de présenter une image moderne, ainsi qu’en témoignent le stade olympique Ficht avec son architecture futuriste bien choisie, le « Grand Palais des Glaces » en forme de goutte d’eau pour les épreuves de hockey sur glace et les spectacles impressionnants lors de l’ouverture et de la clôture de ces Jeux.

Cependant bien que la Russie ait obtenu la première place avec 13 médailles d’or, les J O de Sotchi ont été marqués sur le plan géopolitique par des points noirs :

  • Les sanctions économiques de la part des Européens et des Américains suite àl’annexion de la Crimée.
  • La guerre dans le Donbass au sud de l’Ukraine.
  • Le dopage organisé, etc.

L’organisation du Mondial de football 2018 est l’apogée du potentiel de visibilité planétaire pour la Russie qui n’a épargné aucun effort et moyens pour convaincre les instances de la FIFA de lui confier l’organisation du tournoi, une occasion pour effacer l’image négative des JO de Sotchi et éviter sa répétition.

Il s’agit de montrer que le pays est respectable, qu’il est moderne, accueillant, et que sa vision du monde et ses valeurs doivent être prises en compte dans les grandes décisions internationales. Le logo officiel de la compétition évoque le rôle pionnier de la Russie dans la conquête de l’espace, ce choix est aussi un message pour dire que Moscou mérite la place qui lui revient sur la scène internationale.
Les onze villes hôtes des matches ont été choisiespour exprimer des messages précis et pour répondre àdes représentations géopolitiques régulièrement présentées par le pouvoir russe:

  • Le choix de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Kazan et de Sotchi est fait pour exprimerla grandeur historique de la fédération de Russie, les identités sportives, économiques et culturelles de ces lieux ainsi que leur puissance réelle ou symbolique.
  • Saransk, capitale de la République de Mordovie, située dans la partie est de la plaine d'Europe orientale en Russie, aurait été choisie pour mettre en exergue l’aspect multi-ethnique de la Fédération, puisque la région est composée à 40% de Mordves qui sont majoritairement orthodoxes et luthériens, et à 53% de Russes.
  • Le couple Ekaterinbourg-Kaliningrad serait un symbole qu’il s’agit de la première Coupe du monde de l’histoire qui est intercontinentale (La Russie est située à cheval entre l’Europe et l’Asie).
  • Le choix de Kaliningrad, une ville de Russie située dans une enclave territoriale totalement isolée du reste du territoire russe, au cœur de l’Union européenne, relèverait aussi du marquage géopolitique vis-à-vis de l’occident. Il parait que Medvedev ait fait le choix d'installer à Kaliningrad une base de missiles Iskander et des systèmes de guerre électronique destinés à brouiller l’installation du bouclier anti-missile américain.
  • Kaliningrad, Rostov-sur-le-Don et Sotchi, situées à proximité de zones de tension entre la Russie et ses voisins, est un choix qui exprimerait la puissance militaire de la Russie ; à Kaliningrad, entre les pays baltes et la Pologne ; à Rostov-sur-le-Don, près de l’Ukraine ; et à Sotchi, à proximité de la Géorgie.
  • Volgograd, Samara et Nijni-Novgorod symboliseraient le potentiel industriel hérité de l’époque soviétique.

Pour conclure

Bien que la Russie dispose de tous les moyens sécuritaires en matériels et en personnel pour faire face à la menace terroriste et aux mouvements de séparatisme, le pays est le deuxième exportateur mondial d’équipements militaires et a mené plus d’une guerre contre le terrorisme en Afghanistan, en Tchétchénie, en Syrie,…, elle n’épargne aucun effort pour développer des stratégies préventives (moins onéreuses et durables) de la montée du radicalisme islamique qui exalte le terrorisme, comme le développement du sport et particulièrement le football.

En effet, le sport est un outil d’intégration sociale privilégié parce qu’il porte en lui plusieurs valeurs de respect aux autres, de tolérance, d’effort etde discipline qui favorisent l’apprentissage des règles de la citoyenneté et de résignation au droit. Le sport peut éradiquer tous les préjugés envers la race, l’âge, le sexe, la religion,l’ethnie, car les compétitions comme celles du football font oublier les diversités entre les individus.

La stratégie du Kremlin repose sur le soutien des clubs de football des républiques musulmanes menacées par la diffusion du radicalisme religieux pour attirer les jeunes vers le sport au lieux de les laisser exposés aux fanatisme des Imams intégristes. 

Aujourd'hui, il est reconnu sur le plan international que la Russie est une véritable "puissance sportive", qu’elle le doit en particulier à sa capacité à organiser des événements sportifs de grande ampleur. L’analyse ci-dessus développée montre bien les aspects d’instrumentalisation géopolitique du football d’une façon générale et particulièrement le mondial 2018 pour optimiser la puissance du pouvoir du Kremlin sur la scène internationale.

Ainsi, le football et l’organisation d’événements sportifs planétaires sont pour leKremlin à la fois du sport et un des leviers de sa stratégie préventive de lutte contre le terrorisme, de promotion de la stabilité intérieure de la fédération et d’optimisation de la puissance géopolitique du pays sur le plan international.
Ce concept stratégique « La prévention du terrorisme et l’optimisation de la puissance d’un pays par le sport »,présente plusieurs avantages par rapport à l’approche purement sécuritaire ;

  • sa mise en œuvre est moins onéreuse que l’achatdes armes,
  • plus durables que les opérations militaires dans les montages et les déserts qui sont des lieux difficiles à occuper pour longtemps.

Les pays arabes sont les plus concernés par la menace terroriste, ils sont parmi les plus grands importateurs d’armement et figurent parmi les pays les moins développés dans le domaine du sport comme le témoigne le rendementfaible de leurs équipes de footballdurant la coupe du monde 2018.

Il est de l’intérêt des Etats arabes de remettre en question leurs stratégies dans plusieurs domaines en vue d’opter pour des concepts meilleurs, particulièrementdans la lutte contre le terrorisme qui ne doit pas reposer uniquement sur l’accumulation des armes couteux, ainsi que dans le domaine du sport pour mieux se préparer au mondial de football 2022.

Les Etats qui n’ont pas soutenu la candidature du Maroc pour organiser le mondial de football 2026 devraient revoir leurs stratégies et leur savoir en méthodes d’analyse géopolitique et de prospective, plusieurs analystes ont qualifié leurs décisions de manque de visibilité et de capacité de réflexion stratégique.

L’organisation du mondial de football par un pays arabe est un moment géopolitique sans égal pour cet Etat et un moment d’ouverture et d’épanouissement pour les peuples arabes qui ont toujours montré une grande solidarité avec leurs équipes et continuent certainement à répéter dans leurs esprits la célèbre phrase ; « I have a dream ».

Elaboré par le Capitaine de vaisseau major (r) Taoufik Ayadi
(ex- Attaché de défense près l’Ambassade de Tunisie à Moscou : 2016-2018)

Notes
1 : Les 85 sujets de la fédération de Russie qui sont des unités territoriales, chacun a 2 représentants au Conseil de la Fédération.
2 : La population russe est estimée actuellement à 146 millions d’habitants dont 7% sont des musulmans implantés dans certaines régions comme le Caucase du Nord depuis plus de 1300 ans.
3 : La Volga est le plus grand fleuve d'Europe qui draine plus d'un tiers de la surface de la Russie européenne.
4 :  L’accord spécial de délimitation des pouvoirs entre Moscou et Kazan a expiré en juillet 2017.
5 :Il est président de la République tchétchène depuis le 2 mars 2007 et d’un grand soutien du président russe Vladimir Poutine.