Slaheddine Sellami - Le discours de Youssef Chahed: Quelle suite ?
La crise politique est loin d’être sur la voie du salut. L’allocution télévisée du chef du gouvernement ne sera hélas pas celle qui va résoudre cette situation, même si elle a le mérite de mettre l’accent sur le rôle extrêmement négatif du directeur exécutif de Nida. Ce rôle néfaste concerne aussi bien son influence sur son parti , que celle à l’échelle nationale. Détruire ce parti c’est aussi rompre l’équilibre politique en faveur des partis idéologiques tels qu’Ennahdha.
Dans une vision à court terme, l’on peut se dire que le chef du gouvernement est sorti gagnant ; mais son affaiblissement n’est qu’une question de temps.
Il est aujourd’hui incontestable que les départs de la direction de Nida de HCE et de sa bande d’opportunistes incompétents et certainement corrompus est une nécessité absolue. C’est là la condition sine qua non de la poursuite du processus démocratique.
Si l’intérêt du pays est la préoccupation majeure du chef de l’état, celui-ci devrait se sentir investi d’une obligation de résultat concernant le fait de convaincre son fils qu’il s’éloigne de la politique du pays. Si écarter HCE de la direction de Nida est la condition nécessaire, elle est loin d’être unique. Elle ne suffira pas à régler les problèmes économiques, sociaux et politiques du pays.
Il faut ajouter à cela le rôle crucial d’un autre lobby : l’UGTT.
Dans certains pays émergents (comme l’Egypte, ou encore l’Algérie), l’armée reste le principal acteur dans le jeu politique, en Tunisie la centrale syndicale est la force la mieux structurée et la plus forte. Celle-ci tient à jouer un rôle politique depuis le 14 Janvier et cette motivation s’est accrue après les élections de 2011. Ces démarches sont évidemment contraires au jeu démocratique basé sur les partis.
Il faut ici rappeler que consciente de sa défaillance, l’ensemble de la classe politique a toujours sollicité l’aide de la centrale syndicale pour résoudre ses problèmes, c’est le cas du dialogue national, Carthage 1, et plus récemment Carthage 2.
En s’immisçant dans le jeu politique, l’UGTT a demandé le départ de tout le gouvernement.
Les arguments mis officiellement en avant par la centrale syndicale sont objectifs puisqu’ils s’appuient sur le bilan économique et social de ce gouvernement pour demander son départ.
Personne ne peut nier cette analyse, même si les agissements de l’UGTT ont contribué à son aggravation. Tous les indicateurs sont dans la zone rouge : l’inflation a atteint un record de 7,7% et va augmenter encore plus avec l’envol des prix en ce début du mois de Ramadan, le dinar a atteint son niveau le plus faible (3,05 dinars pour 1 euro et 2,54 dinars pour un dollar), la balance commerciale est largement déficitaire et les réserves en devises sont aux plus bas avec l’équivalent de 73 jours d’importation. L’endettement a atteint des niveaux très inquiétants, la croissance reste faible et incapable de dynamiser l’économie. Le chômage n’a pas diminué et le déficit des caisses sociales risque de provoquer une réelle crise sociale. Ce déficit s’est répercuté sur tout le secteur de la santé et, pour la première fois, la Tunisie manque de médicaments essentiels. La pharmacie centrale de Tunisie, considérée comme l’un des grands acquis du système de santé, se trouve aujourd’hui dans l’incapacité de payer ses fournisseurs. Comble de tout, l’Etat est mis sous la surveillance étroite du FMI.
Les quelques chiffres mis en avant par le chef du gouvernement ne sont que poudre aux yeux et ne représentent en aucune manière les signes d’une reprise économique durable. Même l’amélioration de la balance commerciale évoquée dans son discours ne peut s’expliquer que par l’exceptionnelle année agricole, particulièrement pour l’huile d’olive et les dattes.
Il faut ajouter à cela que certaines des revendications de l’UGTT sont non seulement légitimes mais aussi partagées par la majorité des tunisiens (réforme fiscale, lutte contre la contre bande, commerce parallèle, plus de justice sociale, etc.).
Force est de constater que ni ce gouvernement, ni ceux qui l’ont précédé n’ont réussi à mettre en place les réformes nécessaires pour arriver à se rapprocher de ces objectifs. En continuant à demander sans cesse des sacrifices aux classes les plus défavorisées et en détruisant la classe moyenne, on ne peut que renforcer le populisme dont peut faire preuve cette centrale syndicale.
Cette centrale, dont les pères fondateurs ont joué un rôle fondamental dans la lutte pour la libération du pays et la construction de l’Etat moderne, doit être à la hauteur de ce moment crucial de l’Histoire de la Tunisie. Tout en continuant à assumer sa noble mission de défense des droits des travailleurs et des couches défavorisées, elle doit tenir compte de la situation difficile des finances du pays et de l’état de faillite des caisses sociales ainsi que de certaines entreprises publiques qui ne survivent que grâce aux subventions de l’Etat.
Tracer des lignes rouges, c’est le rôle de l’UGTT, à condition que le curseur soit au bon endroit. Personne n’acceptera la privatisation de certaines entreprises comme la SONEDE, la STEG ou même la SNCFT, dont les finances et la gouvernance doivent être assainies. En revanche, d’autres entreprises peuvent être privatisées totalement ou partiellement. Ces deux options se feront au cas par cas et après concertation entre syndicat et gouvernement. Tout cela devra être mis en place après l’assainissement de leurs situations financières respectives et en veillant aux droits des travailleurs.
Il faut ajouter à cela que la négociation d’une réforme des caisses sociales devient une urgence absolue. Nous n’échapperons pas à un recul progressif de l’âge de la retraite qui atteindra l’âge de 65 ans. Il faudra évidement tenir compte de la pénibilité du travail à l’instar de la législation européenne car nous avons nous aussi la chance d’atteindre une espérance de vie de 75 ans.
La centrale syndicale ne doit pas non plus occulter le fait que certains ministres novices ou incompétents, voulant à tout prix garder leur fonction, ont signé avec leurs syndicats des accords dont l’application ne peut qu’entrainer la ruine du pays et la faillite totale de plusieurs entreprises. Dans la situation actuelle du pays et dans le contexte transitionnel, on ne peut pas invoquer la continuité de l’Etat pour exiger l’application immédiate de ces accords. La contestation à outrance ne saurait être constructive et alimente la contre productivité. Rappelons qu’il faudrait commencer par créer la richesse avant de pouvoir la distribuer.
Dans un tel climat délétère et en l’absence de tout compromis entre la centrale syndicale et le chef du gouvernement, on imagine mal comment celui-ci pourrait s’atteler à réformer le pays en ayant comme adversaire un duo formé par l’UGTT et un parti de la coalition (divisé et affaibli même s’il se met sous l’aile du deuxième parti le plus fort de l’assemblée). Cette nouvelle donne ne peut qu’aggraver la situation du pays. N’oublions pas que c’est l’UGTT qui a soutenu pendant plusieurs mois ce gouvernement mais c’est aussi elle qui a déclenché les hostilités contre Youssef Chahed, suivi en cela par HCE.
Une négociation constructive entre le gouvernement et le lobby syndical serait salutaire mais est aujourd’hui largement compromise, tant l’absence de confiance est totale entre ces deux protagonistes.
Nous ne pouvons que regretter le fait que le chef du gouvernement n’ait pas saisi la chance inouïe qu’il a eu il y a un an, au moment où il a commencé sa guerre contre la corruption. Cette guerre ne se résume pas à traduire en justice une dizaine d’individus, mais à démanteler toute une filière, même si certains de ses chefs ont une place privilégiée dans les partis politiques, les médias … et on en compte même parmi les députés ou les ministres !
Si Youssef Chahed avait dénoncé à cette époque les lobbies qui l’avaient empêché de continuer cette guerre, il aurait aujourd’hui le statut de héros national. Son intervention du 29 mai arrive trop tard car elle ne peut être perçue que comme une guerre de position et une révolution de palais.
La vague de soutien qui a déferlé au profit de Youssef Chahed, suite à son discours, ne saurait être analysée autrement que comme une vive opposition à HCE et n’est sans doute que peu (voire pas) liée au bilan de ce gouvernement.
La solution qui pourrait contribuer à sauver le processus démocratique pourrait résider dans la constitution d’un nouveau gouvernement de compétences, loin de la politique politicienne tout en chargeant Youssef Chahed d’une mission difficile : prendre la direction d’un nouveau Nida. Le renouveau de Nida pourrait alors réintégrer certains militants qui ont quitté ce navire avant son naufrage. Si notre Premier Ministre arrive à fédérer les démocrates, il aura alors mérité les honneurs.
Slaheddine Sellami