Rafik Darragi: Jugurtha ou l’arbitraire de l’Histoire

Dans le dernier numéro de de la revue Leaders (N°84 Mai 2018), notre ami, Ammar Mahjoubi, parlant d’Hannibal, écrivait dans son introduction:

«L’approche que j’ai choisie, pour parler d’Hannibal, s’efforcera de se démarquer d’une historiographie qui, dans sa totalité ou presque, est romano-centriste. L’entreprise n’est point facile, car toute écriture de l’histoire est tributaire de ses sources; or on ne dispose pour l’histoire de Carthage, comme pour celle d’Hannibal, que des témoignages d’auteurs grecs, adversaires des Carthaginois en Sicile, et d’historiographes romains, ennemis de la cité punique».(p.90)

Cette juste constatation à propos de l’historiographie concernant Hannibal,pourrait bien s’appliquer à une autre figure historique, en l’occurrence celle de Jugurtha. Parce que son portrait, tel qu’il a été brossé par Salluste est celui d'un homme sans foi ni loi, sanguinaire, fourbe, et arrogant, ce roi numide nous semble avoir été, à double titre, la victime, le grand perdant de l'Histoire. En effet, là aussi, les historiens ne disposent que des portraits peu favorables brossés par Appien et Tite-Live.

Or, comme le précise Charles Durozoir dans sa traduction des œuvres de Salluste:

«Ce qu’ont dit les historiens Salluste, M. Caton et Gellius: c’est que les vertus des grands hommes n’ont d’éclat qu’autant que les écrivains qui ont transmis leurs actions à la postérité, ont bien voulu leur en donner⁽¹⁾».

Le cas de Jugurtha est très frappant comme le note S. Gsell:

«Dans l’obscurité qui enveloppe l’Afrique du Nord entre la destruction de Carthage et la campagne de Jules César, la figure de Jugurtha apparaît, entourée de l’éclat que lui donne l’œuvre célèbre de Salluste⁽²⁾».

Charles Saumagne est plus précis; il évoque longuement la guerre civile qui faisait rage à cette époquede l’histoire romaine,et où Jugurtha se trouva pris, malgré lui.


«La lexmamilia, issue de la rogatiomamilia «promulguée» par le tribun Mamilius, est une loi «haineuse», invidiosa, inspirée par la haine et faite pour la manifester. Elle a institué une juridiction pénale d’exception, divisées en quaestiones ou sections qui sont dites par Cicéron: ‘quaestionesconjurationisjugurthunae’. On pourrait entendre par là que l’établissement de ces tribunaux spéciaux avait eu pour fonction de réprimer quelque complot fomenté par le Numide. Mais tout ce qu’en dit Cicéron ne permet pas de douter qu’il ne les ait considérés que comme les instruments d’oppression «utilisés par les conjurés jugurthins» contre les grands notables de la Nobilitas, coupables surtout d’avoir été les artisans de la réaction anti-gracchane⁽³⁾».

Dès lors, que devons-nous penser, non seulement du portrait de Jugurtha, mais aussi celui de Masinissa, son grand-père? En effet pourquoi donc l’historien d’origine grecque, Appien, écrit-il que Syphax fut capturé par Masinissa alors que Tite-Live préfère garder le silence sur ce haut-fait ? N’est-ce pas là un parti-pris de rabaisser la contribution du chef Numide ? Et lorsque Salluste fait dire à Jugurtha: «Rome est une « ville à vendre et condamnée à périr si elle trouve un acheteur!», à quoi pense-t-il, en réalité ? Est-ce la situation délétère de la société romaine et la corruption qui sévissait en son seinà l’époque de Jugurtha, ouest-ce la sienne?

En effet, il est notoirement connu que Salluste, la principale source dont nous disposons sur les faits et gestes de Jugurtha, avait mené une vie dissolue, pleine de débauches, d’intrigues politiques et de cas de corruption, bien avant d’être nommé proconsul de la Numidie où « il commit les plus criantes concussions; c’est ce qui fait dire à Dion Cassius:
«que César proposa Salluste de «nom au gouvernement mais de fait à la ruine de ce pays».  Notre historien était parti de Rome entièrement ruiné; il y revint en 710 avec d’immenses richesses⁽⁴⁾».
Comme la violence, le phénomène de la concussion reflète, dans une certaine mesure, la Société, car si elle est dans la nature de l'Homme, elle est également propre au Groupe. Aussi chacun la voit, la subit et la juge d'une manière différente selon le bord où il se trouve. On comprend fort bien que Salluste ait jugé bon dans cette toute première œuvre de ne pas trop se compromettre. Son intention, d’ailleurs, ne fait aucun doute:

«J'entreprends d'écrire l'histoire de la guerre que le peuple romain a faite à Jugurtha, roi des Numides. D'abord, parce qu'elle a été cruelle, sanglante, marquée par bien des vicissitudes. Ensuite parce qu'elle est devenue le point de départ de la lutte contre la tyrannie des nobles, lutte qui a bouleversé toutes choses divines et humaines et mis un tel délire dans les esprits que seuls la guerre et le ravage de toute l'Italie ont pu mettre fin à ces fureurs civiles⁽⁵⁾».

Dans sa peinture de Jugurtha, Salluste s'est abstenu de tout éloge direct. Il n'a pas dressé d'icônes à l'intention de cette victime de l'Histoire. Toutefois son œuvre laisse percer une certaine complaisance dans la mesure où le personnage tant vilipendé semble avoir malgré tout un certain attrait. Peut-être redoutait-il que cette ambition démesurée qui poussa Jugurtha à sa propre destruction, n’eût fini par forcer l'admiration et créer chez ses lecteurs un désir plus ou moins malsain d'identification ? C'est précisément cette tentation que redoutent les moralistes et les philosophes, notamment Platon. Il faut reconnaître, néanmoins, que Salluste avait bel et bien lancé, à travers Jugurtha, bien des invectives contre l’expansion militaire de Rome.

Mais évidemment, ce triste portrait d’anti-héros de Jugurtha, le ‘dux et auctor’ selon Cicéron, de la conjuration ‘jugurthine’ qui avait ébranlé les assises de la Rome républicaine, cette image prédominante que Salluste nous a léguée, celle d’un roi qui ne manque pas de courage, certes mais qui sait user de la violence et de la corruption, ne peut nous satisfaire. Son portrait rappelle trop celui de Catilina.
Pour les Algériens, comme pour bon nombre d’historiens français⁽⁶⁾, Jugurtha est le héros national berbère, symbole de la résistance à l’invasion étrangère au même titre qu’Hannibal, Masinissa, Tacfarinas, la Kahina ou encore Abdelkader. Jean Amrouche le décrit comme «l’éternel Jugurtha» grâce à son redoutable potentiel de révolte contre le colonisateur⁽⁷⁾.

Pour Mohamed-Chérif Salhi, l’épopée de Jugurtha n’est pas «vaine». Son livre, Le message de Jugurtha, est un vrai manifeste:

«Aux pessimistes et aux défaitistes de 1947, le ‘Message de Yougourtha’ visait à montrer que la lutte pour la liberté avait des racines trop profondes dans l’histoire de notre pays pour être sérieusement affectée par un revers passager. Aux réformistes enclins à attendre une indépendance octroyée par un colonialisme transfiguré, il rappelait le dur et inévitable chemin de la lutte armée qu’avaient emprunté tant de générations et qu’allaient emprunter de nouveau avec succès les héros du 1er Novembre 1954. Enfin, de la résistance de Yougourtha, il dégageait certains enseignements : nécessité d’une large union des forces patriotiques, d’une vigilance constante, d’une action rationnelle, méthodique et imperméable aux interférences de certains groupes sociaux tels que la famille et les clans⁽⁸⁾».

Tiraillés par une double identité, le premier étant un berbère de confession chrétienne, un normalien imprégné de la culture française et le second, un arabo-musulman glorifiant la conquête arabe du Maghreb, ces deux auteurs algériens finirent par se réclamer à la fois de l’archétype du Numide sallustéen et de «l’émouvant messager de cette grande espérance du cœur humain, qui se nomme liberté⁽⁹⁾».
Pour Michelet, l’histoire se répète. Jugurtha, écrit-il, a tué Adherbal parce qu’il était «le dernier obstacle à l’unité de la Numidie». La lutte des Numides lui rappelle celle des Français de l’An II. Ils ont soutenu « avec une héroïque obstination le chef qu’ils s’étaient donné contre les envahisseurs romains qui menaient une guerre d’extermination et n’hésitaient pas à égorger dans toutes les villes tous les mâles en âge de puberté⁽¹⁰⁾».

Certes,‘l’Histoire résurrection à la Michelet’ qui tente d’expliquer le sens même de l’Histoire n’est pas le bon exemple dans ce cas précis, puisqu’elle illustre l’arbitraire de l’Histoire en reprenant l’assertion de Salluste affirmant péremptoirement qu’Adherbal a été bel et bien tué par Jugurtha. Elle nous montre néanmoins combien il est difficile de rééquilibrer la portée idéologique et le destin d’une figure historique luttant pour l’indépendance de son pays.

Rafik Darragi

Notes

1-Œuvres de Salluste, Salluste, La Guerre de Jugurtha, traduction par Charles Durozoir, p.XXXI (1865).
2-S. Gsell, Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, VII, p. 122.

3-Charles Saumagne, La Numidie et Rome, (Masinissa et Jugurtha), P.U.F. Paris, 1967, p.21.
4-Œuvres de Salluste, opus cité. XVI.
5-Ibidem V.
6-Cf. S. Gsell :«Salluste avait raconté la dernière grande lutte des Africains pour l’indépendance nationale» in Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, p. 89, et Ch. A. Julien :«Mais les Numides ne perdaient pas le souvenir de l’aguellid qui les avait conduits dans la lutte contre l’impérialisme romain.» in Histoire de l’Afrique du Nord, Paris, Payot, 1930, p. 129-130.
7-Amrouche J. «L’Éternel Jugurtha : propositions sur le génie africain», L’Arche, 13, février 1946. Cf. Jacques Alexandropoulos, «L’éternel Jugurtha de Jean Amrouche, rédigé en plusieurs étapes de 1943 à 1946, et publié cette même année dans la revue L’Arche... se présente comme une réfutation du stéréotype du berbère, non pas en le niant, purement et simplement, mais en retournant positivement les défauts qu’on lui imputait» «Jugurtha héros national: jalons sur un itinéraire», Anabases [En ligne], p.11, URL : http:// anabases.revues.org/3872. 
8-Le Message de Jugurtha (Préface, écrite à Pékin, le 25 septembre 1968).

9-Mohamed-Chérif Salhi, opus cité, p.66.

10-Michelet, Histoire romaine, éd. P. Petitier, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 389-394.