Un aspect de l’autonomie tunisienne: La politique étrangère de Hammouda Pacha Bey
Dès le règne de Husseïn Bey Ben Ali, fondateur de la dynastie husseïnite, le beylik de Tunis, officiellement Etat vassal du sultan ottoman, manifesta sa volonté de prendre en main ses destinées. Ce faisant, il renouait avec une vieille tradition inaugurée déjà au IXe siècle par les gouverneurs aghlabides, poursuivie au Moyen Âge par les Zirides et les Hafsides et reprise partiellement par les beys mouradites au XVIIe siècle. Hussein (1705-1735) obtint ainsi de la Sublime Porte l’autorisation d’ériger sa famille en dynastie détentrice du pouvoir au détriment des autorités politico-militaires issues de la conquête, en particulier le dey et l’agha (commandant) des janissaires. Quant à la dignité de pacha, toujours conférée par le sultan, elle devint, dès l’époque mouradite, l’apanage du bey. Husseïn ne tarda pas à confisquer progressivement à son profit et celui de sa famille l’ensemble des prérogatives, jusque-là réservées au gouvernement impérial, en matière de nominations de magistrats et de dignitaires.
Toutefois, cette accession à l’autonomie ne s’est pas faite en un jour. Par exemple, les autorités ottomanes de Tunis («les Puissances barbaresques» comme les appelaient les textes européens) avaient certes toute la latitude pour signer des traités de paix et de commerce avec les Etats étrangers mais elles le faisaient de manière collégiale. Le Bey qui cumulait aussi les titres et attributions de pacha (hormis Husseïn qui avait laissé cette dignité à son neveu), le Dey et l’Agha du Divan des janissaires apposant leurs sceaux au bas des documents diplomatiques. Cette empreinte politique ottomane demeura relativement forte jusqu’à la fin du règne de Husseïn. Elle ne cessa cependant d’évoluer vers une reconnaissance diplomatique officielle que le pacha bey concentrait entre ses mains la totalité du pouvoir. Cette évolution accompagnait non seulement le renforcement des pouvoirs du bey au détriment de ses anciens rivaux mais aussi l’affirmation d’une autonomie tunisienne par rapport à Constantinople. C’est sous le règne de Hammouda Pacha (1782-1814) que cette autonomie connut un vigoureux essor. Du temps de ses prédécesseurs, en effet, la résistance des anciens pouvoirs rivaux puis la querelle dynastique qui déchira le pays durant la période 1735- 1756 (dont l’une des conséquences fut l’immixtion des Turcs d’Alger dans les affaires tunisiennes) n’avaient pas permis que la volonté centralisatrice et autonomiste des princes s’exprimât avec plus de netteté. Les princes Mohamed-Er-Rachid et Ali, fils de Husseïn Bey, vaincus par leur cousin Ali Pacha, avaient trouvé refuge dans la province voisine et c’est grâce à l’appui des troupes du Dey d’Alger qu’ils avaient pu revenir victorieux à Tunis. Ils furent, en contrepartie, astreints au versement d’un humiliant tribut et vécurent dans la crainte d’un retour des partisans de leur parent et ennemi, qui bénéficièrent, à leur tour, de la protection des Turcs d’Alger.
Monté sur le trône en 1782, Hammouda, après avoir assuré la stabilité de son pouvoir et une relative prospérité au pays, se fit fort d’accueillir en septembre 1793 son voisin de l’Est, le prince Karamanli de Tripoli, destitué par Ali Borghol, un condottiere ottoman qui se réclamait de la bénédiction du Sultan, avec pour mission de rétablir la Tripolitaine sous l’administration directe d’Istanbul. La solidarité avec le prince tripolitain ne s’exprima pas seulement par une hospitalité accordée de bonne grâce. L’énergique pacha bey constitua un corps expéditionnaire tunisien qui reprit Tripoli à Borghol et rétablit les Karamanli sur leur trône. Achevée en mars 1795, l’expédition fut non seulement un succès militaire mais aussi une victoire diplomatique (Leaders, mars 2016). Le bey, en effet, confia en juin de la même année à son vizir, Youssouf Saheb-Ettabaâ, la mission de se rendre dans la capitale de l’empire pour calmer la colère du Sultan et faire amende honorable. L’habile Youssouf réussit amplement sa mission puisque non seulement le Padichah ne tint pas rigueur à son vassal, le bey de Tunis, mais il fit remettre à son émissaire le firman d’investiture destiné à Ahmed Karamanli de Tripoli en qualité de pacha successeur de son père Ali. A l’occasion de cette mission, Youssouf affirma la personnalité tunisienne en arborant le pavillon de son Etat malgré les injonctions des autorités portuaires turques de le retirer du mât de son navire avant de passer devant les bâtiments de guerre du Sultan.
A l’Ouest, les relations avec Alger étaient de plus en plus tendues. Hammouda Pacha cherchait depuis quelque temps à se débarrasser de l’humiliante tutelle exercée par la régence voisine. En 1807, après avoir restauré les défenses de Tunis et de la ville stratégique du Kef, renforcé la loyauté des janissaires par diverses mesures en leur faveur et s’être assuré de la bonne disposition des tribus bédouines, il décida de mettre fin aux avantages économiques exorbitants dont jouissait le Dey d’Alger sur les marchés tunisiens, en reconnaissance de l’aide décisive apportée naguère aux fils de Husseïn Bey Ben Ali. Mettant à profit les dissensions qui déchiraient ses voisins, Hammouda ne manqua pas d’informer l’ex-bey de Constantine Mustapha Inglîz (qui en rupture de ban avec Alger s’était réfugié à Tunis) d’une expédition tunisienne imminente contre ce beylik limitrophe de la régence afin de le rétablir dans son pouvoir. Le 24 janvier 1807, les troupes beylicales, commandées par Slimane Kahia, qui était accompagné de Mustapha Inglîz et de son fils, quittent Tunis en direction de Constantine qu’elles assiègent.
Malheureusement pour l’ex-bey algérien Mustapha, le siège traînait en longueur, ce qui découragea une partie des troupes auxiliaires de l’armée de Tunis. En outre, les tribus de la région constantinoise, d’abord favorables aux Tunisiens et à Mustapha, ayant eu vent de l’arrivée de renforts algérois, tournèrent casaque. Tout cela eut pour effet de créer un début de panique et l’armée beylicale dut lever le camp et battre en retraite. Les troupes d’Alger, parties à leurs trousses, pénétrèrent en Tunisie et menacèrent la capitale. Mais dans un sursaut rendu possible par la relative prospérité du pays, la stabilité y compris dans le milieu tribal, et la contribution financière de personnages puissants tels que Mahmoud Djellouli et Hmida Ben Ayed, le pacha bey put reconstituer son armée et remobiliser les troupes auxiliaires parmi les tribus de différentes régions du pays. Youssouf Saheb Ettabaâ, qui s’était rendu indispensable et avait la confiance absolue de son maître, fut désigné à la tête des troupes avec les pleins pouvoirs civils et militaires. Il réussit à vaincre les Algériens et à les bouter hors du territoire (juin-juillet 1807). L’Etat beylical put ainsi se débarrasser de l’encombrante tutelle d’Alger.
La politique d’affirmation de l’autonomie de l’Etat beylical ne s’exprima pas seulement dans les opérations militaires en relation avec les pays voisins, mais elle prit aussi la forme d’actions diplomatiques en direction des puissances occidentales et en particulier des Etats européens, dont les liens, pas toujours sereins mais précieux pour tous, étaient fort anciens. Le bey de Tunis avait certes des agents permanents (oukîl-s) dans certaines villes portuaires comme Gênes, Marseille ou Gibraltar ainsi, bien sûr, qu’à Constantinople, Smyrne et Alexandrie, mais les beys n’avaient pas de représentants diplomatiques accrédités; le Sultan, seul, jouissant de cette prérogative souveraine. Les contacts solennels avec les Etats étrangers consistaient en ambassades ponctuelles. Sous le règne de Hammouda Pacha, pas moins d’une douzaine de missions furent ainsi confiées à des dignitaires dont Slimane Malamalli, à Naples en 1797, aux Etats-Unis en 1805- 1806, et en Angleterre où se rendirent également Mohamed Khodja puis l’influent et habile gouverneur et «grand-douanier» Mahmoud Djellouli, après un long séjour d’affaires à Malte pour le compte de la marine du bey. Plusieurs missions, confiées au même Mohamed Khodja mais aussi à Mustapha Agha, Mustapha Larnaout et l’excellent marin et négociateur polyglotte Hassouna Mourali, eurent pour destination la France. D’une manière générale, ces ambassades étaient destinées soit au renouvellement des liens d’amitié ou pour féliciter un monarque ami, soit pour aplanir des difficultés liées à des contentieux commerciaux ou à des conflits maritimes survenus dans les eaux tunisiennes entre puissances européennes, alors ennemies en raison des guerres de la Révolution et de l’Empire. Durant cette période, le bey sut toujours éviter les manœuvres insidieuses que les belligérants entreprenaient parfois pour rompre sa stricte neutralité dans le conflit européen.
Il convient de signaler à ce propos que depuis longtemps, les princes de Tunis envoyaient également des émissaires auprès de monarques et gouvernements étrangers. Ces missions diplomatiques n’étaient pas toujours faciles. Ainsi, sous le règne de Husseïn Bey, une ambassade auprès de Louis XV fut même prise en otage, à cause d’une vive tension survenue entre la France et les autorités de Tunis alors que l’ambassadeur tunisien était déjà en route vers Paris. Cet étrange épisode, étudié par l’historien El Mokhtar Bey (Tunis, 1993), trouvait son origine dans l’attitude agressive du consul Pignon qui, dans ses rapports adressés à son gouvernement, ne cessait de dire que le bey était mal disposé à l’égard de la France, qu’il maltraitait marchands et captifs et que, par conséquent, l’ambassade ne devait avoir l’insigne privilège d’être reçue par le Roi que lorsque la Cour aura reçu les assurances les plus formelles quant à la volonté du bey de ménager les intérêts français dans ses états. La délégation, qui avait débarqué à Toulon ,fut astreinte à demeurer à Châlon-sur-Saône avec interdiction d’en sortir. La captivité des malheureux envoyés tunisiens dura un an et le chef de la mission, Youssef Khodja, ne fut reçu par Louis XV que le 14 octobre 1728, une fois les exigences françaises, relatives au commerce et aux sujets du Roi à Tunis, acceptées. Sous Hammouda et ses successeurs, l’accueil des ambassades tunisiennes fut heureusement plus agréable. Un Slimane Mallamali eut le plaisir de le constater lors de son voyage aux Etats-Unis (1805-06) durant lequel, entre autres gestes de courtoisie, le Président Thomas Jefferson organisa un dîner d’Iftâr, le Ramadan ayant coïncidé avec le séjour du dignitaire tunisien à Washington. Plus tard, sous le règne de Sadok Pacha Bey, le général Othman Hachem, porteur en septembre 1865, d’un message d’amitié au peuple américain à l’occasion de la fin de la guerre de Sécession, fut reçu avec les égards dus à un ambassadeur d’Etat à part entière. Le point culminant de ces échanges diplomatiques à caractère souverain allait être la visite officielle du bey Ahmed Pacha en France en 1846, la première du genre dans l’histoire des relations diplomatiques entre le monde musulman et l’Europe. Plus tard, les rapports directs entre la Tunisie et la France connurent un moment fort lors de la visite de Sadok Pacha Bey à l’Empereur Napoléon III à Alger en septembre 1860 (Leaders, IX, 2016, IV, 2018).
Quant aux nombreux traités de paix et de commerce (l’historiographe et agent consulaire à Tunis Alphonse Rousseau en recense quelque 77 pour la période comprise entre le XVIIe siècle et les années 1830) qui étaient conclus entre la régence et la plupart des pays occidentaux, ils étaient signés à Tunis par les consuls ou un envoyé spécial et, comme nous l’avons signalé plus haut, par les autorités politico-militaires de Tunis. Progressivement et, surtout vers la fin du règne de Hammouda, le Bey devient la seule haute partie contractante pour la régence, affirmation solennelle de la part des Etats étrangers que le détenteur du Trône beylical husseïnite est l’unique interlocuteur au nom de son pays. Malheureusement, les efforts en vue d’une affirmation de l’autonomie du Trône beylical ne se traduisirent jamais par une réciprocité au bénéfice des marchands et du commerce tunisiens. Comme tous les despotes orientaux, les princes husseïnites n’envisagèrent guère de mettre en œuvre une politique d’encouragement aux exportations, se contentant de taxer les uns et les autres dans une politique qui n’avait d’objectif que de remplir les caisses de l’Etat sans vision à long terme quant aux intérêts économiques du pays. Les seuls à tirer des profits substantiels de ces accords étaient le Bey, certains vizirs comme Youssouf Saheb Ettabaâ, ou encore les armateurs et capitaines corsaires de la régence (jusqu’à la fin de leur activité en 1816 sous la pression des escadres européennes en Méditerranée). Mais les vrais bénéficiaires de tous les traités étaient constamment les négociants étrangers, le commerce et les marines marchandes européens. Jamais les puissances occidentales, en vertu d’une politique que l’historien Mongi Smida (Tunis,2001) a justement qualifié de «diplomatie du refus », n’ont permis que le négoce tunisien pût s’exercer normalement en Europe. Les autorités urbaines de Marseille, par exemple, ne toléraient aucune installation à demeure. «Cette intolérance, rappelle M. Smida, ne visait pas les Tunisiens en particulier, mais traduisait une position de principe à l’égard des musulmans en général.»
Le long règne (32 ans) de Hammouda Pacha fut assurément un moment décisif dans le renforcement de la dynastie beylicale et dans l’affirmation habile de son caractère tunisien, puisqu’elle ne provoqua pas de tensions significatives avec la Sublime Porte. Ainsi, la Tunisie réussit à se distinguer de l’oligarchie d’Alger et des Karamanli de Tripoli. L’expérience dynastique et autonomiste tentée par ces derniers allait échouer en 1835 à la suite de la reprise en main de cette province par le gouvernement du Sultan. Cependant, il restait beaucoup à faire pour confirmer ce caractère autonome de l’Etat beylical. Aussi les beys suivants s’attachèrent-ils à souligner l’identité tunisienne. Husseïn II Pacha Bey (1824-1835) y contribua en donnant au drapeau sa forme définitive. Mustapha institua une décoration, le Nichân al Iftikhâr (signe par excellence d’autonomie sinon d’indépendance) qui sera reprise et développée par son fils Ahmed (1837-1855). Celui-ci et Sadok Bey (1859-1882) en créèrent d’autres qu’ils conférèrent à leurs sujets et aux dignitaires étrangers, (mais jamais à des monarques ou princes musulmans, par respect à l’égard du Sultan). Prince réformateur, Ahmed s’intéressa de près à un élément fondamental de la culture tunisienne, à savoir la mosquée-université de la Zitouna, dont il réforma l’organisation et en profita pour assurer aux professeurs malékites (tous autochtones) l’égalité des salaires avec leurs collègues hanafites «turcs». Il créa une école militaire et modernisa l’armée dont les troupes furent constituées de fils du pays. Au plan de l’histoire diplomatique, Ahmed fut le premier bey à remplacer l’usage de la langue osmanlie par l’arabe dans la correspondance avec le Gouvernement impérial. Reçu en souverain à Paris en 1846, il annula le voyage prévu en Angleterre, car il ne souhaitait pas être accompagné durant son séjour par l’ambassadeur turc à Londres, comme l’exigeaient les autorités britanniques.
Le caractère pathétique de cette affirmation d’un Etat tunisien est que tous les efforts entrepris —comme, plus tard, la promulgation du Pacte fondamental de 1857 et de la Constitution de 1861 ou encore le plan de réformes initié par le général Khérédine dans les années 1870— allaient buter contre la stratégie hostile à toute émancipation mise en œuvre par les puissances européennes portées par leur prodigieux essor économique et la supériorité redoutable de leurs armes. Ce fut, en ce qui concerne la Tunisie, le cas de la France, devenue la puissante voisine du Bey de Tunis depuis la prise d’Alger en 1830.
Mohamed-El Aziz Ben Achour